Anciens mémoires sur Du Guesclin/Précis des Guerres entre la France et l’Angleterre

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 25-164).

PRÉCIS DES GUERRES
ENTRE LA FRANCE ET L’ANGLETERRE,
depuis 1076 jusqu’à 1380 ;
SERVANT D’INTRODUCTION AUX MÉMOIRES DE DU GUESCLIN.



Les Mémoires que nous réimprimons laissent peu de choses à désirer sur les faits d’armes de Du Guesclin. Ses exploits y sont racontés d’une manière originale et piquante ; mais comme ce sont des Mémoires particuliers, consacrés à l’histoire du héros breton, on n’y décrit que les combats auxquels il a pris part. On y voit les Anglais chassés successivement de toutes celles de nos provinces qu’ils avoient envahies ; mais on ne dit pas comment ces provinces étoient tombées entre leurs mains ; on ne fait connoître ni les circonstances qui amènent des suspensions d’armes, ni celles qui rallument la guerre ; on n’indique même pas l’ensemble des opérations, lorsque plusieurs troupes agissent en même temps dans différentes provinces. On ne s’occupe que de Du Guesclin, et on garde le silence sur tout ce qui ne se rattache pas nécessairement à l’histoire de sa vie. Nous avons pensé qu’il seroit utile, pour faciliter l’intelligence des Mémoires, de placer ici un tableau des événemens militaires des règnes des rois Jean II et Charles V ; et afin de rendre ce tableau plus complet nous avons cru devoir remonter jusqu’à la première origine de ces guerres funestes que la France eut à soutenir contre l’Angleterre pendant près de trois cents ans.

Sous les foibles descendans de Charlemagne, les Normands, ou hommes du nord, venoient fondre sur les côtes de l’ancienne Neustrie, ravageoient nos provinces, et remontoient, chargés de butin, sur leurs vaisseaux, lorsqu’ils étoient pressés par les armées françaises. Rollon ou Raoul, l’un de leurs princes, ayant été chassé du Danemarck, prit avec lui des hommes déterminés, et, après avoir inutilement essayé de s’établir en Angleterre, d’où il fut repoussé par Alfred-le-Grand, il tourna ses vues vers la France, s’empara de la ville de Rouen, s’y fortifia, et de là fit des courses dans les provinces voisines. Charles-le-Simple, qui n’étoit pas en état de le combattre, ne trouva d’autre moyen de mettre le royaume à l’abri de ses brigandages, que de lui donner en mariage sa fille Giselle, et de lui céder à titre de fief relevant de la couronne, le pays qu’il occupoit et qui prit depuis le nom de Normandie. Le fier Normand exigea en outre qu’on lui abandonnât la Bretagne, qui devint arrière-fief, et ne se prêta qu’à peine à rendre hommage au Roi, suivant la coutume, pour recevoir l’investiture. Alfred-le-Grand avoit déjà eu recours à ce moyen, en cédant à des bandes de Danois l’Estanglie et le Northumberland ; mais il avoit été plusieurs fois obligé de prendre les armes contre eux.

Charles-le-Simple fut plus heureux ; Raoul se conduisit en vassal fidèle, ainsi que ses successeurs, Guillaume-Longue-Épée, Richard-sans-Peur, Richard-le-Bon, Richard III et Robert-le-Diable. Ce dernier, qui ne se maria point, choisit pour héritier, son fils naturel Guillaume-le-Bâtard, qu’il avoit eu de Harlotte, fille d’un pelletier de Falaise, et obtint pour lui du roi de France, Henri I l’investiture de la Normandie. Guillaume, prince ambitieux, actif et entreprenant, ne fut pas long-temps satisfait du rang où la fortune l’avoit élevé. Édouard-le-Confesseur, roi d’Angleterre, venoit de mourir sans enfans ; élevé en Normandie, sous les yeux de Robert-le-Diable, il avoit conservé beaucoup d’affection pour les Normands ; il en avoit appelé plusieurs à sa Cour, avoit introduit en Angleterre leurs usages et même leur langue, qui étoit celle des Français, dont ils avoient adopté l’idiome. Les grandes qualités de Guillaume, les obligations qu’il avoit à son père, lui firent jeter les yeux sur le jeune Duc pour monter sur le trône après lui. Mais il mourut sans avoir pris de résolution définitive. Guillaume prétendit qu’Édouard l’avoit désigné comme son successeur, par un testament, qui n’a jamais été connu. Favorisé par le pape Alexandre II, aidé par le duc de Bretagne, par le comte d’Anjou, et par le comte de Flandre, son beau-père, qui, régent de France, pendant la minorité de Philippe I, s’occupa plus des intérêts de son gendre, que de ceux du royaume, suivi par l’élite de la noblesse de Normandie, et par une foule d’aventuriers de tous les pays, il descendit en Angleterre le 28 septembre 1066.

L’exemple des fils de Tancrède, simples gentilshommes normands, qui, sans autre secours que leur courage et leur épée, étoient parvenus à se créer des principautés en Italie, excitoit l’enthousiasme pour les entreprises aventureuses. Guillaume étoit d’ailleurs sans inquiétude sur son duché de Normandie, que l’empereur Henri IV avoit promis de protéger pendant l’expédition. Aussitôt après le débarquement il fit brûler ses vaisseaux, afin de ne laisser à ses troupes d’autre alternative que celle de vaincre ou de mourir. Harold, beau-frère d’Edouard, et le plus puissant prince du pays, sous le dernier règne, avoit été reconnu roi par la nation ; ses vertus sembloient le rendre digne du trône. La fortune trahit son courage, il fut défait le 14 octobre, dans les plaines d’Hastings, où il perdit la vie avec ses deux frères ; et, par cette seule victoire, Guillaume, qui fut surnommé le Conquérant, se trouva maître absolu de l’Angleterre. Avant de s’embarquer, il avoit pris l’engagement, s’il réussissoit dans son entreprise, de céder à Robert, son fils aîné, non-seulement le duché de Normandie, mais encore le comté du Maine qu’Hébert lui avoit laissé par testament ; devenu Roi, il refusa de remplir sa promesse.

La France ne pouvoit voir sans inquiétude l’accroissement de puissance d’un vassal déjà trop redoutable ; et dès-lors la Normandie fut, entre les deux États, un sujet de guerres toujours renaissantes, quelquefois suspendues par des traités ou par des trêves, bientôt reprises avec une nouvelle animosité. Les rois d’Angleterre ne pouvoient se décider à s’en dessaisir ; la France ne devoit point souffrir qu’un souverain rival occupât l’une des plus importantes provinces du royaume. Elle seconda donc Robert, qui se révolta contre son père, et fit soulever une partie de la Normandie. Guillaume vint défendre son duché. Au siège de Gerbroy, le père et le fils se rencontrèrent dans la mêlée ; Guillaume fut blessé et désarçonné par son fils, qui, l’ayant reconnu, le releva les larmes aux yeux, et lui donna son propre cheval. Enfin le roi d’Angleterre fut obligé de céder la Normandie à Robert, mais il eut soin d’y exciter des troubles, afin d’avoir un prétexte pour la remettre sous ses lois. Une plaisanterie de Philippe sur l’extrême embonpoint de Guillaume, ralluma la guerre, qui fut d’autant plus animée que le motif en étoit plus frivole, et le roi d’Angleterre mourut [1083] avant qu’il y eût eu aucun rapprochement.

Guillaume-le-Conquérant laissa l’Angleterre à Guillaume-le-Roux, son second fils, dont le caractère dur, ferme et cruel, lui paroissoit propre à maintenir des peuples nouvellement soumis. Robert, son fils aîné, eut la Normandie ; il ne donna à Henri, le plus jeune de ses enfans, que des revenus en argent, qui devoient lui être payés par ses deux frères. Robert étant parti pour la Palestine avec les premiers Croisés, Guillaume-le-Roux s’empara de la Normandie, et crut même pouvoir profiter des malheurs de la France, pour envahir le royaume. Philippe I avoit répudié la reine Berthe pour épouser Bertrade, troisième femme du comte d’Anjou, Foulques-le-Réchin, dont le mariage n’avoit pas été cassé, et qui étoit sa parente ; une excommunication prononcée contre lui par le concile d’Autun, fut confirmée par le pape Urbain II. L’excommunication ne rendoit pas, comme on l’a dit, le trône vacant, elle ne délioit pas les sujets du serment de fidélité ; mais, sous un prince foible, elle favorisoit les entreprises des seigneurs qui cherchoient à se soustraire à l’autorité du Roi ; et Philippe, subjugué par sa passion, n’étoit pas en état de les faire rentrer dans le devoir. Le royaume étoit livré à l’anarchie et au pillage ; non-seulement les grands vassaux se rendoient indépendans, mais les seigneurs, retirés dans leurs châteaux forts, ne reconnoissoient plus de maître, et dévastoient les campagnes. « Il n’y avoit, dit Mézeray, si petit seigneur, qui ne bravât le roi Philippe, endormi entre les bras de sa Bertrade. Miles, seigneur de Montlhéry, et Guy-Troussel, son fils, le faisoient suer de peur par leur château de Montlhéry, et quatre ou cinq autres qu’ils avoient en ce quartier-là, avec quoi ils gourmandoient le pays, et rompoient le commerce entre Paris et Orléans, quoique Guy, seigneur de Rochefort, frère de Miles, fût fort dans les bonnes grâces de Philippe. »

La France trouva un appui dans le jeune Louis, depuis, Louis-le-Gros, qui, âgé seulement de quinze ou seize ans, réunit les seigneurs contre Guillaume, et le força de renoncer à ses projets. Le roi d’Angleterre ayant été tué à la chasse, et ne laissant point d’enfans, Henri, son frère, usurpa la Couronne qui devoit appartenir à Robert, fils aîné de Guillaume-le-Conquérant. Robert revenoit alors de la Palestine, où il s’étoit distingué dans plusieurs batailles, et particulièrement au siège de Jérusalem. Il revendiqua d’abord ses droits ; mais, foible, inconstant, livré aux plaisirs, incapable de suivre une grande entreprise, il se contenta de la Normandie, que son frère lui céda et voulut lui reprendre bientôt après. La France, qui avoit tant d’intérêt à le soutenir, ne lui fournit que des secours insuffisans ; il fut battu, fait prisonnier à la bataille de Tinchebray, et enfermé au château de Cardif, où son frère lui fit brûler les yeux. Il ne manquoit plus à Henri, pour confirmer son usurpation, que l’investiture de la Normandie ; Bertrade, séduite par ses présens, la lui fit obtenir avant la mort de Philippe. La puissance du Monarque anglais devenoit inquiétante ; après avoir soumis la Bretagne, il avoit marié sa fille Mathilde à l’empereur Henri V ; et le comte de Blois, son oncle, l’un des grands vassaux du royaume, étoit dévoué à ses intérêts. En le reconnaissant duc de Normandie, on lui avoit fourni les moyens d’entretenir des troubles en France, et de favoriser la révolte des seigneurs contre l’autorité royale. Il étoit trop habile pour ne pas profiter de ces avantages.

Cependant Louis-le-Gros étoit monté sur le trône, et l’on vit les changemens qu’un seul homme pouvoit apporter dans les affaires. Aussi ferme, aussi actif que son père avoit été foible et insouciant, il rétablit l’ordre dans le royaume, soumit les seigneurs, qui, à l’aide des troubles, et avec la protection de l’Angleterre, avoient secoué le joug ; il réprima leurs brigandages, rasa leurs châteaux, et créa un contre-poids à leur puissance, en admettant le régime municipal dans les villes, qui furent chargées de lever elles-mêmes les soldats qu’elles devoient fournir. Le Roi put ainsi avoir quelques troupes indépendantes de ses vassaux. Henri, ayant refusé de lui renouveler hommage pour la Normandie, et de détruire un fort construit sur les terres de France, Louis, qui reconnoissoit combien étoit grande la faute que l’on avoit faite de laisser les Anglais maîtres d’une province si importante, crut avoir trouvé une circonstance favorable pour les en chasser. Il se ligua avec les comtes de Flandre et d’Anjou, et donna l’investiture du duché à Guillaume Cliton, fils de cet infortuné Robert, qui gémissoit privé de la vue dans le château de Cardif. Comme il ne put le soutenir en Normandie, il lui adjugea le comté de Flandre, vacant par la mort de Charles, qui avoit été assassiné par les bourgeois de Bruges. De son côté, Henri ne négligeoit rien pour susciter des ennemis à la France ; il avoit décidé l’empereur Henri V, son gendre, à déclarer la guerre à Louis-le-Gros. Mais aussitôt que les projets de l’Empereur furent connus, les seigneurs, oubliant leurs intérêts particuliers pour l’intérêt général, accoururent de toutes parts avec leurs vassaux, et le roi de France se trouva à la tête d’une armée si formidable, que Henri V, qui s’étoit vanté de commencer ses conquêtes par la prise de la ville de Reims, où une excommunication avoit été publiée contre lui, se retira honteusement, sans même oser tenter le sort d’une bataille. C’est, dit-on, dans cette circonstance que l’oriflamme fut, pour la première fois, portée à la tête des armées françaises. Louis auroit désiré de poursuivre l’Empereur, et encore plus, d’employer ses forces contre le roi d’Angleterre : les seigneurs s’y refusèrent ; ils avoient pris les armes pour sauver le royaume d’un envahissement ; mais ils craignoient, en abaissant Henri I, d’augmenter la puissance de leur Roi dont ils connoissoient le caractère. En général, il faut distinguer dans l’histoire de France de ce temps, les guerres qui intéressoient le royaume, de celles que les souverains avoient à soutenir contre leurs vassaux. Dans les premières, les seigneurs étoient, sous peine de perdre leurs fiefs, obligés de marcher en personne avec leurs troupes, et à leurs frais pendant quarante jours ; le Roi ne pouvoit disposer que des vassaux de ses propres domaines, qui se réduisoient à peu près alors au duché de France, domaine originaire de Hugues Capet, c’est-à-dire, à l’Île de France, à la Picardie, à l’Orléanais et au comté de Bourges que le comte Herpin avoit vendu à Philippe I en partant pour la Palestine. Encore ces possessions étoient-elles coupées par plusieurs petites principautés, indépendantes du Roi. Le reste du royaume étoit la propriété de vassaux, qui rendoient hommage de leur fief, mais qui souvent étoient par eux-mêmes assez forts pour faire la guerre à leur souverain.

La guerre se continua avec des chances diverses jusqu’en 1128, époque à laquelle Guillaume Cliton fut tué au siège d’Alost ; et alors Louis, obligé de céder aux remontrances des seigneurs, consentit à recevoir l’hommage de Henri pour la Normandie. L’empereur Henri V étant mort, le roi d’Angleterre donna sa fille Mathilde en mariage à Geoffroy Plantagenet, comte d’Anjou, l’un des plus puissans seigneurs du royaume, espérant par là susciter de nouveaux embarras à Louis. Mais il avoit en même temps promis de céder la Normandie à Geoffroy, et à l’exemple de ses prédécesseurs il refusoit de remplir sa promesse ; le comte d’Anjou insista avec reproche et menace ; les choses furent poussées si loin, que Henri, dit-on, en mourut de chagrin [1135], et les discussions qui s’élevèrent après sa mort, entre Mathilde et Étienne pour la succession au trône d’Angleterre, ne laissèrent pendant quelque temps à la France aucune inquiétude de ce côté.

Une circonstance imprévue réunissoit à la couronne la plus grande partie des pays situés au-delà de la Loire. Guillaume IX, duc d’Aquitaine, avoit ordonné, par son testament, que Éléonore, sa fille aînée, épouseroit le fils aîné du roi de France, et lui porteroit en dot toutes ses possessions. Louis, depuis Louis-le-Jeune, que son père avoit fait couronner quelque temps auparavant, partit pour Bordeaux, accompagné d’une suite brillante, et se fit reconnoître duc de Guyenne en épousant Éléonore. Les fêtes qui eurent lieu à l’occasion de ce mariage, duroient encore lorsque Louis-le-Gros termina sa glorieuse carrière, laissant le royaume assuré contre les entreprises extérieures, et l’autorité royale affermie [1138].

Cependant Étienne, petit-fils de Guillaume-le-Conquérant, par Adèle, sa fille, mariée au comte de Boulogne, étoit parvenu à se rendre maître de la couronne d’Angleterre, au détriment de sa cousine Mathilde, fille de Henri I, veuve de l’empereur Henri V et femme de Geoffroy Plantagenet, comte d’Anjou. Un parti considérable se forma bientôt en faveur de la princesse, qui passa en Angleterre et fut couronnée. Étienne étoit prisonnier, ses affaires sembloient désespérées ; une nouvelle révolution le replaça sur le trône, et Mathilde fut obligée de se retirer en Normandie, dont Geoffroy, son mari, avoit pris possession. Ce fut pendant les guerres civiles qui déchirèrent alors l’Angleterre, que le jeune Henri, fils de Mathilde et de Geoffroy, fit ses premières armes, et montra ce qu’il seroit un jour.

Il étoit difficile que le roi de France demeurât spectateur indifférent de ces sanglans débats. Des deux côtés on recherchoit son alliance et son appui. Étienne, réduit à se laisser dépouiller d’une partie de son autorité par les seigneurs, pour maintenir son usurpation lui parut moins dangereux que la famille ambitieuse des Plantagenet, qui, maîtresse de l’Anjou, et liée avec la plupart des grands vassaux, pouvoit troubler le royaume. Il accorda donc l’investiture de la Normandie à Eustache, fils d’Étienne, âgé seulement de quatorze ans ; et, pour se l’attacher davantage, il résolut de lui donner en mariage sa fille Marguerite, encore au berceau. Tranquille ainsi du côté de l’Angleterre, qui s’épuisoit en efforts inutiles pour soumettre la Normandie, Louis-le-Jeune partit pour la croisade, et laissa la régence du royaume à Suger, dont la sage politique entretint la guerre entre Étienne et les Plantagenet. Au retour de la croisade, dont l’issue fut si malheureuse, Louis abandonna le parti d’Étienne et adjugea la Normandie à Henri, auquel sa mère, de concert avec le comte d’Anjou, avoit cédé tous ses droits. Mais bientôt inquiété par le caractère de son nouveau vassal, il se ligua avec Étienne, et tout étoit préparé pour la conquête de la Normandie, lorsque la mort d’Eustache, vint changer la face des affaires. Étienne, pressé par les seigneurs, qui vouloient mettre un terme à la guerre civile, reconnut le fils de Mathilde pour son successeur ; et sa mort, qui arriva peu de temps après, plaça Henri sur le trône d’Angleterre.

Pendant la croisade, Louis-le-Jeune avoit eu à se plaindre de la conduite de la Reine, qui l’avoit suivi dans cette expédition. Le caractère de la princesse aggravoit ses torts au lieu de les excuser. Le Roi, privé des conseils de Suger, qui venoit de mourir, fit casser son mariage, et perdit les provinces que l’héritière d’Aquitaine lui avoit apportées en dot. Quelques historiens ont blâmé Louis de les avoir restituées : ils ont eu tort ; le Roi ne pouvoit les conserver sans blesser toutes les règles de la justice, et les seigneurs n’auroient pas souffert cette violation des lois féodales. On doit seulement reconnoître avec Hume que, dans cette circonstance importante, le Roi se conduisit plutôt comme un mari offensé que comme un habile politique. Aussitôt que l’arrêt du divorce fut prononcé, plusieurs seigneurs briguèrent la main d’Éléonore ; six semaines étoient à peine écoulées, lorsqu’elle épousa Henri, qui n’étoit encore que duc de Normandie. Cette précipitation a fait croire à plusieurs historiens que le mariage étoit convenu d’avance.

Le premier soin de Henri, en montant sur le trône d’Angleterre [1154], fut de demander la paix ; son autorité, encore mal affermie, ne lui permettoit pas de lutter contre la France, et Louis-le-Jeune, au lieu de profiter de ses avantages, consentit à signer un traité, en lui faisant payer deux mille marcs d’argent pour les frais de la guerre. Cependant Henri, maître de l’Angleterre, de la Normandie, de l’Anjou, du Poitou, de la Saintonge, de l’Auvergne et du Limousin, ne songeoit qu’à augmenter encore ses possessions. Il ne dissimuloit pas ses projets ambitieux, et disoit souvent que le monde entier suffisoit à peine à un grand homme. Il oblige d’abord le comte de Bretagne à marier sa fille unique à Henri, son fils aîné, et fait entrer ainsi cette province dans sa famille sollicite et obtient du pape Adrien III une bulle qui lui donne l’Irlande, dont le trône n’étoit pas vacant, à la charge de payer le denier de Saint-Pierre : funeste exemple qui dut persuader aux papes qu’ils avoient effectivement le droit de disposer des trônes. Bientôt il veut faire valoir de prétendus droits sur le comté de Toulouse. Louis-le-Jeune, comme seigneur suzerain du comté, marche à la défense de son vassal, et se jette dans une place que Henri assiégeoit. Soit respect pour son seigneur, soit, comme l’observe Hume, que Henri crût qu’il étoit de son intérêt de maintenir les droits de la féodalité, qui lui assuroient la possession des provinces soumises à sa domination, ce prince refusa de continuer le siège d’une ville dans laquelle étoit le roi de France. On vient de voir que Henri étoit maître de la plus grande partie du royaume, et les intelligences qu’il pouvoit ménager avec les seigneurs, toujours jaloux de l’autorité du Roi, sembloient devoir lui faciliter d’autres conquêtes. Mais trop éloigné de ses vastes domaines, disséminés sur tous les points de la France, il y étoit comme étranger, et ses sujets étoient plus disposés à obéir à Louis, leur suzerain, qu’à un prince qui ne pouvoit les protéger. Ses vassaux ne lui devoient le service que pendant quarante jours, et les distances s’opposoient presque toujours à ce qu’il fît usage de leurs forces réunies. D’ailleurs, la reine Éléonore, sa femme, dont il avoit excité la jalousie, le traversoit dans ses projets ; et les embarras que lui donnèrent ses différends avec Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry, l’arrêtèrent lorsqu’il auroit pu agir ; enfin les seigneurs français consentoient bien à recevoir ses secours pour maintenir leur indépendance, mais ils étoient peu disposés à se soumettre à lui. Cette réunion de circonstances ne lui permit pas de former d’entreprises sérieuses contre le royaume. Louis-le-Jeune, et Philippe, son successeur, avec des forces moins imposantes, mais plus concentrées, purent lutter sans désavantage contre lui, et contenir leurs vassaux.

Après plusieurs années de guerres, dont les succès furent balancés, on en vint à un accommodement [1161]. Henri II prêta hommage pour la Normandie, Henri son fils aîné pour la Bretagne, l’Anjou et le Maine, et Richard son second fils pour l’Aquitaine. Mais la paix ne pouvoit être durable entre deux souverains dont l’un, vassal de l’autre, loin de reconnoître personne au-dessus de lui, ne vouloit point d’égal. Les enfans de Henri II, non moins ambitieux que lui, prétendoient avoir leur part du pouvoir de leur père, qui jusqu’alors ne leur avoit cédé que des titres et des revenus. Henri s’y refusa ; ses fils se révoltèrent contre lui [1171], et implorèrent les secours de la France, qui avoit intérêt à les soutenir. Une ligue formidable se forme contre le roi d’Angleterre ; mais il fait face à tout, remporte plusieurs victoires, et propose la paix qu’on ne peut lui refuser. Les hostilités recommencent, sont suivies d’un nouveau traité ou l’on remarque ces mots : « Moi Henri, j’aiderai de toutes mes forces Louis, roi de France, mon seigneur. Moi Louis, je secourrai de tout mon pouvoir Henri, roi d’Angleterre, mon homme et mon vassal. » Malgré ces protestations, le traité fut encore rompu : Richard, devenu héritier présomptif de la couronne par la mort de son frère aîné, se révolta de nouveau contre son père ; Philippe II, qui étoit monté sur le trône de France [1180], prit les armes pour le soutenir ; les chances de la guerre furent peu favorables à Henri II, qui fut obligé de signer une paix humiliante et qui en mourut de chagrin [1189]. Il avoit inutilement réclamé, pendant cette guerre, le secours du Pape qu’il appeloit son souverain Seigneur ; il reconnoissoit que le royaume d’Angleterre étoit de la juridiction du saint Siége, qu’il ne relevoit que de lui quant au droit féodal ; il terminoit en suppliant le Pape d’employer les armes spirituelles pour défendre le patrimoine de saint Pierre, et d’excommunier ses ennemis.

Il faut remarquer que pour la première fois Henri II fit la guerre avec des troupes à sa solde. Étienne, son prédécesseur, se méfiant de la fidélité des Anglais, avoit fait venir en Angleterre des aventuriers connus sous le nom de Brabançons, de Cottereaux ou de Routiers ; c’étoient des hommes sans aveu, qui se réunissoient pour vivre de brigandage, et qui vendoient leurs services à ceux qui vouloient les employer. Henri II profita du peu de disposition que les Anglais avoient pour les guerres lointaines, et les dispensa de le suivre sur le continent, au moyen de redevances qu’ils lui payoient, et qui le mettoient à même de soudoyer quelques troupes.

La plus parfaite intelligence s’établit entre les deux rois de France et d’Angleterre, lorsque Richard monta sur le trône. Les deux monarques s’étoient engagés à aller délivrer la ville de Jérusalem, qui étoit tombée entre les mains des Sarrazins, et ils s’occupoient des préparatifs de cette grande expédition. Leur bonne intelligence dura peu : elle fut troublée même avant leur embarquement pour la Syrie ; et Philippe, désespérant avec raison du succès d’une entreprise qui ne pouvoit réussir, lorsque les chefs étoient divisés, revint en France après la prise de Saint-Jean d’Acre ; il laissoit à Richard un corps de troupes considérable, et des fonds pour les entretenir. Il avoit promis de respecter les possessions anglaises pendant la croisade ; mais il se mit en mesure contre un rival que ses exploits presque fabuleux en Palestine, faisoient surnommer Cœur-de-Lion, et devoient rendre plus redoutable à son retour. Philippe entama donc des négociations avec Jean, frère de Richard, surnommé Jean-Sans-Terre, parce que Henri II ne lui avoit rien donné dans le partage qu’il fit de ses États entre ses enfans. Il profita aussi de l’éloignement de son rival pour abaisser la puissance du comte de Flandre et de quelques autres vassaux. Cependant, Richard étonnoit l’Asie par ses faits d’armes ; mais toujours emporté par son impétuosité, ses victoires affoiblissoient son armée, et n’amenoient aucun résultat. Tourmenté par les avis qu’on lui faisoit passer d’Europe sur les intrigues de Philippe, convaincu qu’il ne pourroit se rendre maître de Jérusalem, il signa avec Saladin une trêve de trois ans, trois mois, trois jours et trois heures, et s’embarqua pour revenir dans ses États. Comme il n’osoit traverser la France, il se dirigea par la mer Adriatique, fit naufrage auprès d’Aquilée, prit la route de l’Allemagne déguisé en pèlerin suivant les uns, en templier, ou en palefrenier suivant les autres ; mais ses libéralités le trahirent, et il fut arrêté par ordre de Léopold, duc d’Autriche, qu’il avoit outragé au siège de Saint-Jean d’Acre. L’empereur Henri VI, qui avoit également à se plaindre de lui, acheta à Léopold son prisonnier, et le plongea dans un cachot.

Le sénéchal de Normandie ayant refusé de remettre Alix, sœur de Philippe, que Richard avoit dû épouser, qui avoit été élevée près de Henri II, et même, dit-on, séduite par lui, le roi de France eut un prétexte plausible pour commencer la guerre. Il traita avec Jean-Sans-Terre, prince dépravé, mais foible et peu redoutable ; se fit céder par lui une partie de la Normandie, et lui donna l’investiture de toutes les possessions anglaises en France. Jean consentit même à lui rendre hommage de la couronne d’Angleterre. On prit les armes, mais le succès ne couronna pas l’entreprise ; Philippe trouva plus de résistance qu’il ne comptoit en Normandie ; et Jean, qui passa en Angleterre, parvint à peine à s’emparer de quelques châteaux.

Cependant la reine Éléonore faisoit de vains efforts pour obtenir la délivrance de Richard. Elle s’étoit adressée au Pape, s’étoit abaissée jusqu’à lui dire que l’aigle des César devoit céder à la croix de Jésus-Christ, l’épée de Constantin à celle de Saint-Pierre, l’empire au sacerdoce ; qu’il n’y avoit ni Roi, ni Empereur, ni Duc, qui fût exempt de la juridiction du saint Siège. Le Pape devoit être séduit par ce langage ; mais il redoutoit l’Empereur et n’osoit agir. Le malheureux Richard, chargé de fers, étoit condamné à essuyer tous les affronts. Les ambassadeurs de France, introduits dans sa prison, lui déclarèrent, au nom de leur maître, qu’il étoit déchu du rang de son vassal, et que tous ses fiefs étoient confisqués au profit de son seigneur. On le fit comparoître en criminel devant la diète de l’Empire, assemblée à Worms. Les historiens anglais prétendent que Richard y conserva toute sa dignité ; mais il paroît constaté par des témoignages authentiques, qu’il se laissa abattre par le malheur et fit des soumissions indignes d’un grand prince. Il reconnut l’Empereur comme seigneur de l’univers, lui remit ses États, et l’en investi par son bonnet. Henri VI consentit enfin à lui rendre la liberté, moyennant une rançon de cent cinquante mille livres sterlings ; sa prison avoit duré quatorze mois.

À peine de retour en Angleterre, où il fut reçu avec enthousiasme par ses peuples, il ne s’occupa que du soin de venger ses injures ; Philippe, qui s’attendoit à être attaqué, avoit réuni ses troupes. Tout sembloit annoncer une guerre furieuse qui ne pouvoit se terminer que par la chute de l’un de ces formidables rivaux. Mais les barons ne partageoient pas leur animosité ; après quelques escarmouches, quelques châteaux pris et repris, on en vint à un accommodement ; ce fut dans l’une de ces affaires que les troupes anglaises enlevèrent les archives de France, qui alors suivoient le Roi lorsqu’il marchoit à la tête de ses troupes. Une trêve d’un an avoit été signée ; Richard en profita pour se liguer avec l’Empereur Henri VI, qui prétendoit que tous les souverains lui devoient hommage ; et le roi d’Angleterre, qui n’avoit pu s’y refuser, étant son prisonnier, ne désiroit que plus vivement d’y soumettre Philippe. La ligue n’eut pas de suites ; mais elle ralluma la guerre, qui fut encore suspendue par un traité.

Les deux souverains ne pouvoient vivre en paix, et l’épuisement des barons ne leur permettoit pas de prolonger la guerre. L’implacable Richard fait une nouvelle ligue avec les comtes de Flandre, de Toulouse, de Boulogne, de Champagne, et autres grands vassaux ; il espéroit accabler Philippe, mais le roi de France, aussi actif que courageux, déjoue ses projets, et repousse toutes ses attaques. L’événement le plus remarquable de cette guerre, est un trait de valeur chevaleresque du roi de France. N’ayant que trois cents fantassins et quelques gens d’armes, il rencontre Richard, avec toute son armée : on lui propose de revenir sur ses pas ; Moi fuir devant mon vassal, répond le Roi ! on ne me reprochera jamais une pareille lâcheté. Il se précipite sur l’ennemi, et se fait jour au travers de l’armée anglaise. Le légat du Pape intervint, et fit signer une dernière trêve de cinq ans. On traitoit pour une paix définitive, lorsque Richard fut tué, en assiégeant un de ses vassaux [1199].

En partant pour la Palestine, il avoit exclu du trône son frère Jean, et désigné pour son successeur le jeune Arthur, fils de Geoffroy, duc de Bretagne, qui avoit été tué dans un tournoi à Paris, en 1186. Geoffroy étoit le troisième des fils de Henri II, Jean n’étoit que le quatrième ; ainsi la couronne sembloit devoir appartenir à Arthur. Mais à cette époque il n’y avoit pas de règle fixe en Angleterre pour l’hérédité. Jean, qui s’étoit réconcilié avec Richard, en trahissant Philippe et en faisant massacrer la garnison française d’Evreux, revendiqua le trône, et Éléonore, sa mère, produisit, à l’appui de ses prétentions, un testament véritable ou supposé, de Richard, Il fut reconnu en Angleterre, mais les provinces anglaises dépendant de la couronne de France se déclarèrent pour le jeune Arthur, que Philippe prit sous sa protection. La guerre recommence ; Jean, qui avoit compté sur l’appui des Flamands, ayant appris leur soumission, demande la paix. Philippe lui fait payer les frais de la guerre, et exige la cession du comté d’Evreux. Pendant cette suspension d’armes, le roi de France maria son fils Louis à la princesse Blanche, fille du roi de Castille, et d’Éléonore d’Angleterre, sœur du roi Jean, qui, en faveur de ce mariage, déclara la jeune Blanche héritière de toutes les provinces qu’il possédoit en France, s’il mouroit sans enfans.

La paix sembloit devoir être durable ; Jean vint à Paris, où Philippe lui fit rendre les plus grands honneurs. Mais un acte de violence du monarque anglais ralluma bientôt les hostilités. Il assistoit aux noces d’Isabelle d’Angoulême, avec Hugues-le-Brun, comte de la Marche. Séduit par les charmes de la princesse, il l’enleva au moment où elle alloit à l’église. Le comte, pour venger cet outrage, réunit ses parens, ses amis et ses vassaux, souleva le Poitou, et marcha jusques sur les frontières de la Normandie ; Jean voulut le dépouiller de son fief ; le comte présenta requête au roi de France son seigneur suzerain, et Philippe, qui avoit intérêt à abaisser les rois d’Angleterre, et à leur faire sentir leur dépendance, promit avec plaisir au comte de lui faire rendre justice. Le monarque anglais eut une entrevue avec le roi de France, promit satisfaction, ne tint point parole, et les troupes françaises entrèrent sur-le-champ en Normandie. Le jeune Arthur, que Philippe avoit armé chevalier, brûloit de se distinguer, espérant que les circonstances pourroient l’aider à monter sur le trône d’Angleterre. Mais presque dès l’ouverture de la campagne, il fut livré par trahison au roi Jean, qui le fit assassiner, qui le poignarda même, dit-on, de sa propre main. Aussitôt, Constance, sa mère, présente requête au roi de France ; Jean est ajourné à comparoître à la cour des pairs du royaume, et la citation lui est signifiée à Londres, dans son propre palais. Il fait demander un sauf-conduit ; Qu’il vienne, répond Philippe, il le peut. Y aura-t-il sûreté pour le retour, reprend l’ambassadeur : Oui, réplique le Roi, si le jugement des pairs le permet. Jean n’osa se rendre à Paris. L’orgueil des pairs de France étoit flatté d’avoir à juger un roi d’Angleterre ; Philippe vouloit prouver par un grand exemple qu’aucune dignité ne pouvoit affranchir ses vassaux du droit qu’il avoit sur leur personne. Les efforts du prince anglais furent donc inutiles pour entraver la marche du procès. La cour des pairs le condamna à mort comme parricide et félon, et confisqua, au profit de son seigneur suzerain, tous les fiefs qu’il possédoit en France.

Les circonstances étoient favorables pour que Philippe mît à exécution la partie de l’arrêt qui l’intéressoit le plus. Le comte de Blois et le comte de Flandre étoient en Palestine ; il avoit sous sa tutèle le jeune comte de Champagne ; les Bretons brûloient de venger la mort de leur jeune duc, et les habitans du Maine, du Poitou et de la Tourraine, étoient peu disposés à prendre les intérêts d’un prince aussi méprisable que le roi Jean.

Philippe soumet en peu de temps la Normandie, et les autres provinces sujettes de l’Angleterre. Jean, au lieu de les défendre les armes à la main, a recours au Pape, qui, toujours disposé à accueillir de semblables prières, ordonne au roi de France de suspendre les hostilités. Le Roi, de concert avec ses barons, répond que les papes n’ont aucun pouvoir sur le temporel des souverains, et poursuit ses conquêtes. Enfin Jean demande une trêve de deux ans, et se retire en Angleterre : de nouveaux embarras l’y attendoient. Les prélats lui contestent le droit d’investiture pour les évêchés ; les démêlés s’échauffent, sont portés à la cour de Rome, qui met le royaume en interdit, délie les sujets du serment de fidélité, adjuge la couronne d’Angleterre au roi de France, et accorde des indulgences à ceux qui l’aideront à s’en rendre maître. Philippe avoit combattu les prétentions des papes lorsqu’ils s’étoient opposés à ses conquêtes ; il reconnut leurs droits, quand une bulle lui donna un royaume. Ce prince fait construire des vaisseaux, dont on porte le nombre à dix-sept cents ; mais au moment où il est prêt à s’embarquer, Pandolfe, légat du Pape, vient lui annoncer que Jean a remis ses États au saint Siège, dont il s’est reconnu feudataire, et il lui défend, sous peine d’excommunication, de continuer son entreprise. Mathieu Paris rapporte que le roi d’Angleterre, voyant toutes les forces de la France prêtes à fondre sur lui, et ne pouvant compter sur l’affection ni sur la fidélité de ses sujets, s’étoit d’abord adressé au miramolin de Maroc, et lui avoit promis de se faire Mahométan, s’il vouloit prendre son royaume sous sa protection. Philippe fut surpris, mais non pas déconcerté par la déclaration de Pandolfe, à laquelle il étoit loin de s’attendre. Il avoit fait des dépenses considérables pour l’expédition ; ses barons lui conseillèrent de passer outre : il suivit leur avis. Avant de monter sur ses vaisseaux, il est d’abord obligé de diriger ses armes contre Ferrand, comte de Flandre, qui avoit embrassé le parti du roi Jean. Pendant qu’il marche contre ce prince, l’amiral anglais brûle une partie de sa flotte, et il est lui-même obligé de détruire ce qui lui reste de vaisseaux, pour les soustraire à l’ennemi.

Au moment où Philippe avoit cru pouvoir s’emparer de l’Angleterre, il étoit lui-même exposé à voir envahir ses États. Il est nécessaire de reprendre les choses de plus haut, pour expliquer comment s’étoit formée la ligue qui menaçoit la France. Henri VI, avant sa mort, avoit fait élire empereur son fils Frédéric II, qui n’avoit alors que quatre ans ; Philippe de Souabe, oncle et tuteur du jeune prince, prit le gouvernement de l’Empire en qualité de régent. Les papes, qui ne pouvoient voir sans inquiétude la même famille posséder le trône impérial et le trône de Naples, cherchèrent à faire élire un autre Empereur ; mais Philippe, plus habile, se fit nommer lui-même. Les partisans du Pape choisirent de leur côté un Empereur, qui fut Othon de Brunswick, fils de Henri-le-Lion. La France s’étoit prononcée pour Philippe de Souabe, et l’Angleterre pour Othon, qui régna bientôt seul par la mort de son compétiteur. Othon avoit donc des sujets d’inimitié personnelle contre Philippe-Auguste, dont il désiroit d’ailleurs d’abaisser la puissance. Le comte de Flandre n’avoit point oublié que le roi de France avoit abusé de ses forces pour le dépouiller de quelques villes de son comté, et depuis long-temps il cherchoit l’occasion d’en tirer vengeance. La maison de Champagne, toujours factieuse, toujours turbulente, étoit prête à se réunir aux ennemis du souverain, quels qu’ils fussent ; elle les considéroit comme ses alliés naturels. Les émissaires du roi Jean n’eurent pas de peine à décider ces différens princes à se liguer contre la France, qu’il s’engageoit à attaquer par le Poitou, tandis que les alliés entreroient dans le royaume par la Flandre. Les forces dont ils disposoient étoient si considérables et tellement supérieures à celles que Philippe pouvoit mettre sur pied, que, se considérant déjà comme vainqueurs, ils avoient arrêté d’avance le partage des provinces qu’ils alloient conquérir. La France devoit cesser d’exister ; le comte de Flandre auroit eu Paris et les domaines qui en dépendoient ; le roi d’Angleterre, les provinces au-delà de la Loire ; l’Empereur, la Champagne et la Bourgogne ; et le comte de Boulogne, le Vermandois. Le roi Jean descend à La Rochelle, et l’on est étonné de voir à sa suite le comte de la Marche, dont il avoit enlevé la femme. Philippe envoie contre lui son fils Louis, depuis Louis VIII ; le jeune prince défait l’armée anglaise, dont le pusillanime général va s’enfermer dans le château de Parthenay. Cette victoire préluda à celle que son père alloit remporter. L’Empereur s’avançoit à la tête de deux cent mille hommes. Philippe, qui n’en avoit guère que cinquante mille, l’attaque dans les plaines de Bouvines, lui tue plus de trente mille hommes, fait une foule innombrable de prisonniers ; l’Empereur ne se sauve que par une sorte de miracle ; les comtes de Flandre et de Boulogne tombent au pouvoir du vainqueur. Six heures suffisent ainsi pour détruire l’armée la plus formidable que l’on eût vue, depuis plusieurs siècles, en Occident, et pour dissiper la plus puissante ligue qui se fût encore formée contre la France.

Philippe ne daigne même pas se rendre maître de la personne du roi Jean, qui étoit enfermé dans Partenay ; il lui accorde une trêve de cinq ans, et le laisse retourner en Angleterre, en lui faisant payer soixante mille livres sterlings pour les frais de la guerre. Jamais la puissance du Roi ne fut mieux établie : les domaines des Anglais en France étoient conquis ; la Flandre étoit domptée, et son souverain prisonnier ; la fidélité de la Champagne étoit assurée par la soumission entière de la comtesse Blanche ; le duc de Bourgogne et le comte de Bretagne, qui avoient accompagné le Roi dans son expédition, étoient dévoués à ses intérêts ; le Languedoc étoit déchiré par la guerre des Albigeois ; enfin, l’empereur Othon, abîmé par sa défaite, n’étoit plus en état de disputer l’Empire à Frédéric II, qui fut généralement reconnu, et les démêlés de Frédéric avec les papes, loin de lui permettre d’agir contre la France, l’obligèrent bientôt à rechercher son appui.

Nous n’avons pas dû interrompre le récit de ces différentes guerres pour parler de deux événemens d’une importance majeure, mais qui sont étrangers au sujet que nous traitons. On trouvera dans les Mémoires de Ville-Hardouin, et dans les notices qui les accompagnent, tous les détails que l’on peut désirer sur cette fameuse croisade, qui plaça un Français sur le trône de Constantinople. Ce qui concerne la guerre des Albigeois est rapporté dans le Tableau du règne de saint Louis, placé en tête des Mémoires de Joinville. Philippe s’étoit engagé à prendre part à cette guerre ; et il agissoit en maître dans le Languedoc, lorsqu’il fut rappelé à Paris par un objet de la plus haute importance. Les Anglais, fatigués des caprices de leur Roi, qu’ils méprisoient, avoient pris la détermination de mettre des bornes à son autorité. Jean, trop foible pour leur résister, avoit été obligé de signer la grande charte, qui rétablissoit les privilèges anciennement accordés par le roi Édouard à ses vassaux ; ils en avoient été dépouillés par Guillaume-le-Conquérant, et jusqu’alors ils avoient essayé vainement de les reconquérir ; mais à peine Jean y eut-il souscrit qu’il chercha à s’y soustraire par la ruse et par la force. Il s’adressa au Pape, qui mit le royaume en interdit. Les barons, soutenus par la nation entière, le déclarèrent déchu du trône, et offrirent la Couronne à Louis, fils aîné de Philippe. Louis pouvoit en effet avoir des droits au trône d’Angleterre, par la princesse Blanche, sa femme, fille d’Éléonore, sœur de Richard-Cœur-de-Lion. L’offre étoit trop brillante pour ne pas séduire le roi de France ; mais il fut obligé de dissimuler avec le légat, qui le menaçoit des foudres de l’Église, et son fils parut accepter sans sa participation. Le jeune Louis s’embarque, est d’abord accueilli avec ivresse, mais bientôt ceux même qui l’avoient appelé, se déclarent contre lui. Le nombre de ses ennemis augmente chaque jour ; son père n’ose pas le secourir ouvertement. Le roi Jean meurt ; cet événement, qui, arrivé quelque mois plus tôt, eût été favorable à Louis, rallie tous les Anglais au jeune Henri III, qui n’avoit encore que dix ans, et qui n’étoit coupable ni des fautes ni des crimes de son père. Louis, après avoir fait de vains efforts pour se soutenir, fait un traité qui assure son retour en France et met ses partisans à l’abri de toutes poursuites.

Les dernières années du règne de Philippe ne furent plus troublées par aucune guerre ; car celle des Albigeois, qui se prolongeoit toujours, étoit plus favorable que nuisible à la France. Ce prince, qui avoit reçu en naissant le surnom de Dieu-Donné, et qui mérita celui d’Auguste, fut, au témoignage même des historiens anglais, le plus grand souverain qui eût régné depuis Charlemagne. Également habile à combiner de grandes entreprises et à les diriger, maître de lui dans les succès comme dans les revers, aussi bon capitaine que vaillant soldat, il réunit à la Couronne presque toutes les possessions que les Anglais avoient en France. Il humilia l’Empire, mit l’Angleterre hors d’état d’inquiéter le royaume, abaissa l’orgueil des grands vassaux et les réduisit à l’obéissance. Profitant de l’exemple que lui avoit donné Henri II, il eut des troupes à sa solde, et rendit la Couronne moins dépendante des barons. Les guerres qu’il eut à soutenir ne l’empêchèrent pas de protéger les arts, les lettres et les sciences. Il dressa les statuts de l’université de Paris, fondée par Louis-le-Jeune, et non par Charlemagne, comme l’ont dit quelques historiens. La capitale lui dut ses premiers embellissemens, et plusieurs réglemens utiles ; il avoit eu l’idée de créer un établissement pour les militaires blessés et hors d’état de servir ; mais l’exécution de ce beau projet étoit réservée à l’un de ses plus illustres successeurs.

Aussitôt que la nouvelle de sa mort fut parvenue en Angleterre [1123], les ministres du jeune roi Henri III crurent qu’au moment où l’autorité du nouveau Roi n’étoit pas encore affermie, ils pourroient obtenir la restitution de la Normandie et des autres provinces confisquées sous le dernier règne. Mais Louis VIII trouvoit un royaume florissant, des vassaux soumis, tandis que l’Angleterre, livrée aux factions, n’avoit pas d’armée pour appuyer sa demande. Les ambassadeurs essuyèrent un refus ; la trêve de quatre ans, conclue en 1219, expiroit ; Louis profita de ce que Henri, son vassal, avoit manqué à son devoir en ne paroissant pas à son sacre, comme duc de Guyenne, et confisqua de nouveau tous les fiefs mouvans de la Couronne, qui avoient appartenu aux rois d’Angleterre. Il entra dans le Poitou et s’empara de quelques villes que les Anglais possédoient encore dans cette province. Les ministres de Henri III tentent un dernier effort, équipent une flotte, mettent Richard, frère de leur jeune monarque, à la tête des troupes, descendent à Bordeaux, espérant que leur armée se grossiroit de la noblesse du pays. En effet, les restes de la faction anglaise se rassemblent sous leurs étendards ; ils obtiennent d’abord quelques avantages. Mais bientôt Richard est obligé de fuir devant les armées françaises ; il se rembarque pour l’Angleterre. Louis pouvoit librement poursuivre ses conquêtes : il le devoit peut-être ; il se laisse fléchir par les prières de Henri, que le Pape appuyoit, consent à renouveler la trêve, moyennant une somme de trente mille marcs d’argent, que l’Anglais lui paie pour les frais de la guerre, meurt l’année suivante en combattant les Albigeois, et laisse le trône à Louis, son fils aîné, âgé à peine de onze ans. Nous passerons rapidement sur les événemens du règne de saint Louis, dont les commencemens furent troublés par tant d’orages, mais sous lequel la France s’éleva au plus haut degré de splendeur. Nous les avons décrits dans le Tableau qui précède les Mémoires de Joinville. Nous nous bornerons à faire remarquer que l’Angleterre, trop affoiblie par ses dissensions intérieures pour pouvoir entreprendre seule la guerre, chercha toujours à soulever les grands vassaux de France, en s’engageant à faire des diversions en leur faveur, aussitôt qu’ils se seroient déclarés ; que toutes ses entreprises échouèrent, que la France conserva sa supériorité, et que le Roi, loin d’abuser de ses forces, consentit à céder quelques territoires à Henri, sans y mettre d’autre condition qu’une renonciation formelle à toute espèce de droit sur la Normandie et sur les autres provinces confisquées sous le règne de Philippe-Auguste. Cette renonciation, qui fut signée par le roi d’Angleterre, par ses deux fils, par ses deux filles et par son frère Richard, roi des Romains, étoit inutile ; mais saint Louis vouloit étouffer, s’il étoit possible, tout germe de guerre pour l’avenir. La justice et la modération de ce monarque étoient si bien reconnues chez les nations voisines, que Henri III et ses barons n’hésitèrent pas à le prendre pour arbitre de leurs différends. Déjà pareil honneur lui avoit été déféré par l’empereur Frédéric II et par les papes Grégoire IX et Innocent IV ; et si ses décisions ne mirent pas fin aux troubles, c’est que la plus haute sagesse est trop souvent impuissante pour arrêter les passions des hommes.

Philippe, dit le Hardi, surnom qu’il avoit mérité par ses exploits contre les Infidèles, étoit, avec l’armée des Croisés sur les côtes de Tunis, lorsque la mort de saint Louis le plaça sur le trône [1270]. De retour en France, après avoir rendu les derniers devoirs à son illustre père, il prit possession du Poitou et du comté de Toulouse, qui revenoient à la couronne par héritage du comte et de la comtesse de Toulouse, morte sans enfans. Le Poitou avoit été l’apanage d’Alphonse de France, frère de saint Louis ; Raymond VII, père de la comtesse, avoit rendu son comté réversible lors du mariage de sa fille. Cette succession augmentoit considérablement le domaine royal, auquel saint Louis avoit déjà ajouté les comtés du Perche, de Mâcon, de Namur, les vicomtés de Béziers, de Carcassonne, et grand nombre d’autres seigneuries disséminées sur divers points du royaume. L’Angleterre revendiquoit le Quercy et l’Agénois, en vertu du dernier traité conclu avec saint Louis ; mais cette réclamation n’eut pas de suite pour le moment. Édouard I ayant succédé à son père Henri III, vint à Paris rendre hommage à Philippe, et fut obligé de se soumettre au jugement des pairs de France, pour un démêlé qu’il eut avec Gaston de Moncade, l’un de ses vassaux d’Aquitaine. Les pairs prononcèrent en sa faveur ; mais l’orgueil du monarque anglais n’en fut pas moins humilié de cet acte de dépendance. Cependant il n’y eut pas de rupture entre les deux couronnes : la France, florissante et tranquille, étoit trop redoutable pour être attaquée impunément ; et l’Angleterre, toujours déchirée par des factions, se seroit exposée à perdre ses possessions du continent, si elle eût rompu les traités. D’ailleurs Édouard avoit besoin de la paix pour achever la conquête du pays de Galles.

La mort de Henri I, roi de Navarre et comte de Champagne, vint encore augmenter la puissance du monarque français ; Henri ne laissoit qu’une seule fille nommée Jeanne : il avoit recommandé, par son testament, que cette jeune princesse (elle avoit trois ans) fût mariée en France. Philippe voulut lui faire épouser Louis, son fils aîné, qui n’en avoit que onze, afin de réunir la Navarre et la Champagne à la Couronne. Comme Jeanne et Louis étoient parens au troisième degré, il falloit une dispense du Pape ; et le Roi, auquel il devoit le comté Venaissin, se flattoit de l’obtenir facilement. Mais Grégoire X, craignant de trop accroître le pouvoir de la France, s’opposa au mariage de Jeanne avec l’héritier du trône, et n’accorda la dispense que pour Philippe, second fils du Roi. La mort prématurée du jeune Louis, mit sa prévoyance en défaut. La fortune sembloit ainsi se plaire à favoriser Philippe-le-Hardi ; et les pertes même de la famille royale assuroient un second royaume au prince qui devoit porter la couronne après lui. Des expéditions malheureuses, parce qu’elles furent mal concertées, troublèrent le cours de ces prospérités. Philippe avoit soumis les Navarrois révoltés contre leur Reine ; au lieu de poser les armes et de s’occuper de l’administration de ses vastes États, il entreprit une nouvelle guerre pour faire valoir ses droits au trône d’Arragon, droits sur lesquels saint Louis, plus sage, avoit cru devoir fermer les yeux. Alphonse, possesseur de ce trône, sut le défendre : il se lia avec Don Pèdre, roi de Castille, qui éleva des prétentions à la couronne de Naples, souleva les peuples déjà disposés à la révolte par le caractère altier de Charles d’Anjou, et par la conduite imprudente des soldats qu’il avoit amenés de France. Les Vêpres siciliennes furent le signal du massacre de tous les Français dans le pays. Philippe épuisa le royaume pour envoyer à son oncle des secours insuffisans, et par conséquent inutiles ; lui-même vit presqu’entièrement détruire son armée en Arragon ; il mourut à la suite d’une campagne désastreuse [1283].

Édouard vint à Paris, suivant l’usage, rendre hommage à Philippe-le-Bel, successeur de Philippe-le-Hardi. Pendant son voyage se terminèrent les anciens différends qui existoient encore pour l’entière exécution du traité conclu entre saint Louis et Henri III. Philippe accorda plusieurs grâces à Édouard, et celui-ci se rendit médiateur entre la couronne de France et celle d’Arragon. La paix sembloit assurée pour longtemps ; les deux monarques s’étoient donnés des preuves d’amitié et de bienveillance ; le caractère ambitieux d’Édouard pouvoit laisser quelques inquiétudes ; mais une grande entreprise l’occupoit tout entier. Il avoit été choisi pour arbitre par Bruce et Baliol, qui se disputoient le trône d’Écosse, et par les barons du pays. Peu jaloux d’acquérir la même gloire que saint Louis, en montrant la même justice et le même désintéressement, lorsque Henri III et les seigneurs anglais avoient soumis leurs intérêts à sa décision, il avoit abusé de la confiance des Écossais pour s’emparer d’un royaume dont la conquête exigeoit l’emploi de toutes ses forces.

Une simple querelle de matelots anglais et normands suffit néanmoins pour rallumer la guerre [1292]. Les historiens anglais. Hume lui-même, si remarquable par son impartialité, rejettent tous les torts du côté de la France. Suivant leurs récits, après cette querelle de matelots, qui ne devoit avoir aucune suite, des vaisseaux anglais furent pillés, et leurs équipages pendus pêle-mêle avec des chiens. Les Anglais usèrent, à la vérité, de représailles ; mais Édouard s’engagea à faire rendre justice aux parties intéressées, si elles vouloient porter plainte à son tribunal ; il envoya Edmond, comte de Lancastre, son frère, à Paris, pour offrir satisfaction. Edmond se laissa tromper, signa un traité par lequel on cédoit la Guyenne, que Philippe devoit faire occuper, puis restituer immédiatement, et qu’il déclara réunir à la Couronne. Hume ajoute que dans cette circonstance Édouard se trouva dupe du même artifice qu’il venoit de mettre en usage avec l’Écosse. Les historiens français établissent, au contraire, que les Anglais commirent les premiers actes d’hostilité ; qu’Édouard, en prétendant faire juger à Londres les réclamations des marins français, se constituoit indépendant et manquoit à son devoir de vassal ; qu’ainsi Philippe étoit autorisé à le faire ajourner devant les pairs ; qu’en refusant de s’y rendre, sous prétexte de santé, Édouard encouroit la confiscation de ses fiefs, et que cette confiscation fut régulièrement prononcée. Il est permis de croire que, des deux côtés, on chercha à tirer parti des circonstances, Édouard, pour essayer de secouer le joug du vasselage, Philippe, pour enlever des provinces à un voisin trop puissant. Le comte de Lancastre, qui étoit venu en France pour négocier, avoit épousé la reine douairière de Navarre, mère de Jeanne, femme du Roi. Les deux reines ayant en vain cherché à ménager un accommodement, Édouard fait déclarer à Philippe qu’il ne le reconnoît plus pour son seigneur ; il s’étoit déjà ménagé des alliances sur le continent. Adolphe de Nassau, roi des Romains, Gui de Dampierre, comte de Flandre, le duc de Brabant, le comte de Hollande, l’archevêque de Cologne, et plusieurs autres princes avoient embrassé ses intérêts. Le roi des Romains avoit adressé au roi de France une lettre pleine de bravades. On s’étoit contenté de remettre à son envoyé une feuille sur laquelle il n’y avoit que ces mots : Cela est par trop allemand. Mais les alliés qu’Édouard s’étoit faits, ou que plutôt il avoit achetés, ne lui furent presque d’aucun secours. Le roi des Romains fut obligé d’employer les cent mille marcs d’argent qu’il avoit reçus, à soumettre ses sujets révoltés contre lui ; les autres princes n’agirent que foiblement. Philippe avoit néanmoins senti qu’il étoit nécessaire de réunir toutes les forces de la France pour résister à une ligue qui paroissoit devoir être formidable. Il avoit défendu dans ses États les guerres particulières, les duels, et même les tournois. Voulant s’assurer encore davantage de la fidélité du comte de Bretagne, il se décida à ériger cette province en duché-pairie, et remplaça ainsi la pairie du comté de Champagne, qui avoit été réunie à la Couronne.

La guerre se fit en Guyenne avec activité. Édouard, retenu en Angleterre par les prétentions toujours renaissantes de ses barons, par la révolte des Gallois et par la guerre contre l’Écosse, avec laquelle Philippe venoit de faire alliance, avoit confié le commandement de ses troupes au comte de Lancastre, qui mourut de maladie, après avoir remporté quelques avantages et essuyé de plus grands revers. Les Français, sans inquiétude sur les affaires de Guyenne, avoient fait une descente en Angleterre. Ils s’étoient bornés à brûler Douvres, sans chercher à pénétrer dans le pays. Cette expédition n’avoit aucun résultat, mais elle montroit qu’Edouard n’étoit point redoutable pour le continent, puisqu’on venoit le braver sur son propre territoire. Le roi de France avoit porté la guerre en Flandre, et sans être arrêté par les menaces du pape Boniface VIII, qui lui ordonnoit de poser les armes, il avoit remporté plusieurs victoires et conquis plusieurs places importantes. Ses succès tourmentoient Edouard, qui ayant soumis les Gallois, croyant avoir affermi ses conquêtes en Écosse et calmé l’esprit de ses sujets par une confirmation solennelle des privilèges de la grande charte, vint enfin au secours de son allié à la tête de cinquante mille hommes. Il est à remarquer qu’à cette époque, les Anglais prétendoient ne pas être obligés de suivre leur roi lorsqu’il portoit la guerre sur le continent, et qu’ainsi Edouard, pour composer les armées, étoit souvent réduit à ouvrir les prisons et à ramasser les bandits et les vagabonds du pays. Il ne devoit pas beaucoup compter sur de pareilles troupes, aussi paroît-il qu’il vouloit seulement faire une démonstration, afin d’obtenir une paix plus avantageuse. Il se hâta d’entrer en négociation. Le pape Boniface VIII s’offrit pour arbitre et fut accepté. Philippe, déjà en garde contre les prétentions du pontife, eut soin néanmoins de stipuler que Boniface ne décideroit pas comme juge, mais comme arbitre librement choisi. Une trêve de deux ans fut d’abord arrêtée, puis on signa une paix définitive. Edouard, qui étoit veuf, épousa Marguerite de France, sœur du Roi ; le mariage de son fils aîné fut arrêté avec Isabelle, fille de Philippe. On le remit en possession de la Guyenne pour laquelle il prêta hommage.

En faisant la paix, les deux monarques ne vouloient pas renoncer à leurs projets ; chacun d’eux désiroit d’ailleurs, pour sa propre sûreté, de laisser à l’autre les embarras d’une guerre à soutenir ; ils se sacrifièrent donc réciproquement leurs alliés. Le roi de France put continuer librement son expédition contre la Flandre, et Edouard partit pour aller combattre les Écossais, qui, toujours révoltés aussitôt que soumis, l’occupèrent jusqu’à la fin de son règne, et ne lui permirent pas de se mêler des affaires du Continent. On a remarqué, avec raison, que ce prince étoit celui qui avoit le mieux connu les véritables intérêts de son pays. Au lieu de ruiner ses sujets, à l’exemple de ses prédécesseurs ou comme le firent ses successeurs, pour des guerres lointaines, il conquit le pays de Galles, qu’il réunit définitivement à la Couronne, et s’il mourut sans avoir entièrement soumis l’Écosse, si la justice réprouve sa conduite à l’égard de ce malheureux royaume, il faut avouer du moins que sa politique tendoit à assurer des avantages durables à l’Angleterre.

Quoique les démêlés de Philippe-le-Bel avec le pape Boniface VIII soient à peu près étrangers au sujet que nous traitons, les événemens auxquels ils se rattachent nous forcent à nous y arrêter quelques instans. À peine élevé au souverain pontificat, Boniface avoit prétendu exercer dans toute sa plénitude la suprématie que ses prédécesseurs s’étoient arrogée, et achever de soumettre les trônes au saint Siège. Il s’étoit présenté comme juge, et non comme arbitre, entre les rois de France et d’Angleterre, et la déclaration de Philippe lui avoit paru un attentat fait à son autorité. Dans plusieurs circonstances, les souverains eux-mêmes avoient favorisé les prétentions des papes. Sans chercher d’autres exemples que ceux qui ont passé sous les yeux du lecteur, dans ce précis, on a vu Henri II s’adresser à Alexandre III, comme à son souverain seigneur, reconnoître que l’Angleterre est de la juridiction du saint Siège, en relève quant au droit féodal, et implorer les armes spirituelles contre ses ennemis. Éléonore de Guyenne, mère de Richard, écrit à Célestin III que l’épée de Charlemagne doit céder à celle de saint Pierre, l’empire au sacerdoce, et qu’il n’y a ni empereur ni roi qui soit exempt de la juridiction des papes. Jean-Sans-Terre s’étoit déclaré vassal de Innocent III ; Philippe-Auguste, après avoir lutté contre le même Pape, avoit accepté de lui la couronne d’Angleterre, puis méprisé les foudres de Rome lorsque le Pontife rendit le trône au roi Jean. Les prétentions des papes étoient ainsi devenues une espèce de droit public, successivement contesté et reconnu, suivant les intérêts divers des souverains. Saint Louis, dont la politique ne s’écartoit jamais des règles de la justice, qui n’avoit besoin de recourir au Saint Siége ni pour repousser ses ennemis, ni pour favoriser des usurpations, qui savoit concilier ce qu’il devoit au Pape comme chef de l’Église, avec la dignité et l’indépendance de sa Couronne, avoit montré aux monarques la conduite qu’ils devoient tenir, et porta un coup mortel aux prétentions des papes. Son petit-fils, Philippe-le-Bel, au lieu de suivre un tel exemple, se laissa emporter par la violence de son caractère ; et la vengeance qu’il tira de Boniface fut poussée si loin, qu’il fit plaindre les malheurs du Pontife, dont on n’auroit eu qu’à condamner les excès.

Une partie de son règne fut troublée par ses différends avec la cour de Rome. En 1296, il avoit ordonné la levée du cinquantième sur tous les biens sans distinction, pour subvenir aux frais de la guerre contre l’Angleterre ; aussitôt le Pape prétendant qu’on viole les droits de l’Église, défend, sous peine d’excommunication, toute levée d’impôt sur le clergé. Philippe défend alors, sous peine de confiscation, tout transport d’argent hors du royaume, dont il interdit l’entrée aux étrangers. Frappé de cet acte de rigueur, Boniface se disposoit à modifier sa bulle, lorsqu’il apprend qu’on a fait arrêter Bernard de Saisset, évêque de Pamiers, envoyé comme légat en France, et soupçonné de machinations contre l’État ; il ne voit plus dans le Roi qu’un ennemi acharné, fulmine bulles sur bulles contre lui, révoque les privilèges anciennement accordés au royaume ; écrit au monarque : « Nous voulons que vous sachiez que vous nous êtes soumis dans le temporel comme dans le spirituel, m et finit par convoquer le clergé de France à Rome, afin de réformer l’État et de corriger les excès du Roi. Philippe, au lieu d’agir avec la modération qui convenoit à la bonté de sa cause, écrit au Pape les lettres les plus injurieuses, chasse le nouveau légat que Boniface lui envoie, et, non content de faire brûler les bulles, il fait publier cette flétrissure à son de trompe dans les rues de la capitale. Cependant il n’étoit pas sans inquiétude sur les suites de cette affaire ; il craignoit l’effet que pourroit produire sur l’esprit des peuples une excommunication et le royaume mis en interdit. Afin de s’assurer l’appui de ses sujets contre les entreprises ultérieures de la cour de Rome, il convoqua à Paris les grands du royaume, les prélats, les députés des villes, des communautés, des universités et des chapitres, ainsi que les supérieurs des maisons religieuses. Que l’on donne ou non le titre d’États-généraux à cette assemblée, il est certain que c’est la première où furent réunis tous les ordres de l’État. Sous la première race, les champs de mars, champs de mai ou parlemens, n’étoient composés que de la noblesse : sous la seconde, et depuis Hugues Capet, la noblesse et le clergé y avoient été seuls admis. À la vérité, les trois ordres ne furent consultés par Philippe-le-Bel que sur les prétentions du Pape ; il ne fut point question des besoins ni de l’administration du royaume ; mais les députés des villes ayant été une fois appelés à délibérer avec les deux premiers ordres, leur intervention fut en quelque sorte consacrée pour l’avenir.

Cette assemblée, qui se tint à Notre-Dame, le 10 avril 1302, forme donc une époque très-importante dans l’histoire de France. Le garde des sceaux, Pierre Flotte, après avoir exposé les prétentions du Pape, en avoir démontré les conséquences, dit aux députés que le Roi leur commande, comme leur maître, les prie comme leur ami, de lui donner leurs conseils et leurs secours pour la conservation de l’ancienne liberté et le rétablissement des bonnes coutumes dans le royaume. Toute l’assemblée protesta par acclamation qu’on ne reconnoîtroit jamais en France que Dieu et le Roi pour supérieurs dans le temporel ; et le Roi fut prié de protéger le royaume contre les entreprises des puissances étrangères. Non contens de cette première résolution, les trois ordres écrivirent séparément à Rome. Cette unanimité de sentimens, à laquelle Boniface ne s’attendoit pas, lui donna des craintes sur les résultats de la démarche où il s’étoit engagé ; il tint un consistoire, nia l’existence de la bulle qui avoit le plus irrité le Roi, déclara qu’il ne vouloit rien usurper sur sa juridiction, et finit par menacer Philippe de lui ôter sa couronne. Cependant le Pape avoit convoqué un concile à Rome, et malgré les défenses expresses du Roi, plusieurs évêques français s’y étoient rendus ; le Pontife y renouvela ses menaces sans les effectuer, et fit rendre la fameuse décrétale si connue sous le nom de Unam sanctam (parce qu’elle commence par ces deux mots), où l’on consacre en principe que la puissance temporelle est soumise à la puissance spirituelle, qui l’institue, qui la juge et qui a seule le privilège de n’être jugée que de Dieu. Boniface ne tarde pas à agir conformément à ces maximes : il publie une bulle par laquelle il déclare les rois et les empereurs soumis, comme les autres hommes, aux citations du saint Siége, obligés d’y comparoître, quand même l’ajournement ne leur auroit pas été notifié à personne ou à domicile. « Car telle est notre volonté, ajoute le Pape ; nous qui, par la permission du Seigneur, commandons à tout l’univers. » Philippe convoque les barons et les prélats de son royaume ; cette fois, les députés des villes ne furent point appelés : Guillaume de Nogent y présente une requête contre le Pape, l’accuse des plus grands crimes et demande que ce malheureux soit arrêté, mis en prison, et qu’en attendant le concile chargé de prononcer, on nomme un vicaire pour gouverner l’Église. Cependant un légat vient faire au Roi des propositions qui ne sont pas acceptées ; le Pape fulmine la bulle d’excommunication ; les messagers chargés de porter cette bulle sont arrêtés, et Boniface donne la couronne de France à l’Empereur. C’étoit le même Albert d’Autriche que le Pontife avoit excommunié deux ans auparavant, et qui étoit rentré dans les bonnes grâces du saint Père, en reconnoissant que le droit d’élire le roi des Romains, destiné à être Empereur, a été accordé par le saint Siége à quelques princes ecclésiastiques et séculiers ; que les souverains reçoivent du saint Siége la puissance du glaive matériel, et prêtent serment de fidélité au Pape. Philippe convoque une seconde fois les états du royaume, qui se rassemblent au Louvre le 13 juin 1303 ; les accusations les plus violentes y sont portées contre le Pape ; les états se réunissent au Roi pour en appeler au futur concile. Boniface, retiré à Agnani, se préparoit à lancer de nouvelles bulles contre la France, lorsque Nogaret, que le Roi avoit envoyé en Italie, le fait prisonnier dans son propre palais, qui est livré au pillage. Le Pape, délivré quelques jours après, ne put survivre aux outrages dont il avoit été abreuvé. Il mourut ainsi, victime de son opiniâtreté, de son ambition et des emportemens de son ennemi. Né avec les qualités nécessaires pour commander aux hommes, ayant de l’élévation dans l’ame et de la pénétration dans l’esprit, habile aux affaires, ferme dans ses résolutions, son pontificat auroit pu être tranquille et brillant, s’il eût mieux connu son siècle ; mais il crut pouvoir agir comme au temps de Grégoire IX, et ses talens ne servirent qu’à troubler la paix de l’Église et de l’Europe. Les malheurs dont il fut accablé à la fin de sa vie, excitèrent la pitié, mais ne justifièrent pas sa mémoire.

Pendant ses démêlés avec la cour de Rome, Philippe avoit éprouvé des revers en Flandre ; les villes, fatiguées par de continuelles vexations, s’étoient révoltées : les François avoient été massacrés ; la funeste bataille de Courtray acheva de ruiner ses affaires dans cette province. La victoire qu’il remporta à Mons-en-Puelle ne put les rétablir, parce que la population entière étoit décidée à périr les armes à la main, plutôt que de subir le joug. Désespérant enfin de réduire le comté, il se décida à reconnoître Robert, fils de Gui de Dampierre, et reçut son hommage. On a vu le zèle et le dévouement que tous les ordres de l’État lui témoignèrent lorsqu’il eut à lutter contre les prétentions de Boniface ; les soins qu’il donnoit à l’administration du royaume lui avoient concilié l’amour des peuples. Il s’étoit sérieusement occupé de réformer les abus dans les différentes parties de l’administration, et pour en prévenir le retour, il publia la célèbre ordonnance du 18 mars 1303. C’est en vertu de cette ordonnance que le parlement de Paris, dont les assises se tenoient à des époques indéterminées, et qui n’étoit chargé que de juger les affaires en dernier ressort, fut rendu sédentaire pendant quatre mois de l’année. Le Roi fixa le nombre des prélats, des seigneurs laïques, des conseillers qui devoient y siéger, ainsi que le nombre des chambres des enquêtes ; mais le désordre de ses finances et les moyens auxquels il eut recours pour se procurer de l’argent, ne tardèrent pas à le rendre odieux ; après avoir augmenté les impôts, il donna le funeste exemple d’altérer les monnoies, et fut flétri du surnom de faux-monnoyeur : des soulèvemens eurent lieu, même à Paris. Les Templiers, qui possédoient des biens immenses et qui, par conséquent, perdoient beaucoup au rabais des espèces, ne furent pas étrangers à ces séditions ; ils donnèrent de sérieuses inquiétudes, et leur perte, dit-on, fut dès-lors résolue.

Quelques historiens pensent que l’abolition de cet ordre avoit été secrètement décidée depuis long-temps, et que c’étoit une des conditions imposées par Philippe à Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux[1], avant de l’élever au saint Siége, lorsque, pendant le conclave de 1305, les intrigues du cardinal di Prato mirent à la disposition du Roi la nomination du successeur de Benoît XI. Mais il faut remarquer que la prétendue conférence de Philippe et de l’archevêque n’est rapportée que par Villani, qui, en composant son historien, a trop souvent confondu les bruits populaires avec les faits authentiques ; que les détails même dans lesquels il entre sur cette conférence, qui n’a eu et ne pouvoit avoir aucun témoin, suffisent seuls pour rendre sa relation très-suspecte ; que dans son récit il n’est point fait mention des Templiers, et que, suivant lui, le Roi après avoir exigé différentes choses, aroit fait promettre au Pape de lui accorder une sixième demande qu’il déclareroit en temps et lieu. Ainsi, en adoptant même la relation de Villani, cette sixième demande, sur laquelle le Roi ne s’expliquoit pas alors et ne s’est pas expliqué depuis, ne pourroit donner lieu qu’à de simples conjectures. Les uns ont cru qu’elle s’appliquoit aux Templiers ; les autres, que Philippe avoit voulu s’assurer à l’avance l’appui du Pape pour élever à l’Empire son frère, Charles de Valois, après la mort d’Albert d’Autriche. Ne seroit-il pas plus naturel de penser, toujours en adoptant la relation suspecte de Villani, que si le Roi n’avoit pas fait connoître sa sixième demande, c’est qu’il se réservoit de la former telle que les circonstances pourroient la rendre nécessaire.

Quoi qu’il en soit, le 13 octobre 1307, tous les Templiers furent arrêtés à Paris et dans les différentes provinces du royaume. On les accusoit des crimes les plus abominables, et en même temps les plus absurdes, parce qu’il étoit impossible de les imputer indistinctement à tous les membres d’un ordre très-nombreux, composé, en grande partie, de tout ce qu’il y avoit de plus illustre dans les divers États de la Chrétienté. Cependant ces accusations monstrueuses furent d’abord généralement accueillies ; et cela s’explique aisément. Les chevaliers du Temple n’étoient plus ce qu’ils avoient été autrefois ; les richesses immenses qu’ils tenoient de la piété des fidèles, et qu’ils devoient employer à la défense de la Terre sainte, ne servoient plus qu’à alimenter un luxe effréné, qui insultoit à la misère publique. Le relâchement des mœurs dans le plus grand nombre des chevaliers, l’oubli des devoirs qu’ils s’étoient imposés, leur avoient fait perdre la considération publique ; ils excitoient l’envie ; on étoit disposé à les croire coupables. Philippe-le-Bel se décida-t-il à les perdre, comme on l’a dit, pour s’emparer de leurs biens ? L’événement prouve le contraire ; car tous les actes qui existent constatent qu’il n’éleva aucune prétention sur ces biens dont les Hospitaliers furent mis en possession par arrêt du parlement[2]. Guidé par une politique cruelle, il profita des fautes des Templiers pour détruire un ordre qui lui paroissoit dangereux dans l’État, et dont il croyoit avoir à se plaindre. Trop implacable dans ses vengeances, il les poursuivit avec un acharnement que rien ne peut excuser, et justifia ses victimes par l’excès des rigueurs qu’il exerça contre elles.

Dans le concile qui avoit été convoqué pour prononcer sur l’ordre des chevaliers du Temple, on s’occupa du projet d’une nouvelle croisade, à laquelle devoient concourir tous les souverains. Le Roi s’étoit engagé à prendre la croix avec ses fils et ses frères. Mais avant de s’engager dans cette expédition lointaine, il voulut terminer quelques démêlés qui s’étoient élevés entre la France et l’Angleterre, relativement à la Guyenne. Edouard II occupoit alors le trône : ce prince n’avoit pas hérité des grandes qualités de son père ; gouverné par des favoris, odieux aux grands et à la nation, il ne pouvoit être redoutable ; il avoit épousé Isabelle, fille du Roi ; on étoit loin de soupçonner alors que le fils né de ce mariage prétendroit un jour à la couronne de France, et réduiroit le royaume aux dernières extrémités. Edouard fut mandé, et se rendit à Poissy auprès du Roi : Philippe, en considération de sa fille, reçut son hommage, et pardonna les forfaitures que les Anglais avoient commises dans l’Aquitaine. Les anciens traités furent renouvelés entre les deux nations. Les chroniques du temps donnent de grands détails sur les fêtes qui eurent lieu, et parmi lesquelles on remarque des représentations de mystères, spectacle dont quelques historiens ne font à tort remonter l’origine qu’au règne de Charles VI. À peine ces fêtes étoient-elles terminées, que le Roi, ses trois fils, ses deux frères, le roi d’Angleterre son gendre, et les plus grands seigneurs des deux cours reçurent la croix des mains du légat du Pape. Les dames prirent aussi la croix : elles étoient dispensées de leur vœu, si leurs maris ne remplissoient pas le leur. La croisade fut prêchée dans les provinces ; mais elle n’excita que peu d’enthousiasme, et il n’y eut pas de réunion de troupes, pas même de plan arrêté pour l’expédition. Pendant les dernières années de son règne, Philippe fut obligé de porter la guerre en Flandre, dont les peuples ne laissoient échapper aucune occasion de manifester la haine qu’ils portoient aux Français, depuis que leur pays avoit été ravagé par nos armées. Cette guerre épuisa le royaume, et n’eut d’autre résultat que d’augmenter l’animosité des Flamands.

Philippe-le-Bel, dont le règne fut traversé par tant d’orages, réunissoit plusieurs des qualités qui caractérisent un grand prince. Vaillant, généreux, magnifique, il aima les lettres, les cultiva et les protégea ; il fonda l’université d’Orléans, et la reine Jeanne sa femme fonda le collège de Navarre : mais trop jaloux de son pouvoir, trop emporté dans ses vengeances, ses excès excusèrent ceux de ses ennemis ; et ses profusions lui firent perdre l’amour des peuples qu’il surchargea d’impôts. On ne doit pas omettre ici que ce fut lui qui réunit la ville de Lyon à la Couronne. La ville et le comté de Lyon avoient été donnés en dot à Mathilde de France, fille de Louis-d’Outre-Mer, lorsqu’elle épousa Conrad, roi d’Arles. Le royaume d’Arles ayant été réuni à l’Empire, Frédéric I se considéra comme haut seigneur du comté qu’il abandonna à l’archevêque Héraclius de Montboissier, avec le titre d’exarque ou vicaire de l’Empire, pour lui et pour ses successeurs. Cependant les rois de France, malgré cette donation, n’avoient point renoncé au droit de suzeraineté ; car on voit Philippe-Auguste ratifier un traité conclu entre l’archevêque et le comte de Forez. Saint Louis ayant été choisi pour arbitre entre le chapitre et les habitans, mit en sa main la justice séculière de la ville ; Philippe-le-Hardi ne rendit la juridiction au nouvel archevêque qu’après lui avoir fait prêter serment de fidélité. Ainsi la ville de Lyon étoit sous la protection de la France, mais se gouvernoit elle-même en vertu de ses privilèges. Sous Philippe-le-Bel, ses habitans s’élevèrent contre les prétentions de leur archevêque ; ils s’adressèrent au Roi, qui nomma un gardiateur de la ville ; et, afin de se concilier le chapitre, il donna aux chanoines le titre de comtes de Lyon. Sur ces entrefaites, Pierre de Savoie ayant été promu au siège archiépiscopal, refusa de prêter serment de fidélité ; il souleva les habitans, et s’empara de la forteresse de Saint-Just, qui dépendoit directement du royaume. Le Roi qui ne cherchoit qu’une occasion pour assurer sa souveraineté par le droit de conquête, fit avancer des troupes ; l’archevêque se soumit, et renonça définitivement à toute la juridiction temporelle. Cette importante affaire fut terminée en 1313.

Louis-le-Hutin, en montant sur le trône [1314], trouvoit la France dans l’état le plus déplorable : les finances étoient épuisées ; les peuples ruinés par les impôts, et par l’altération des monnoies, étoient ou révoltés ou disposés à la révolte. Des ligues inquiétantes se formoient dans les provinces. La conduite ferme et prudente du nouveau monarque, qui étoit dirigé par Charles-de-Valois, son oncle, avoit à peine dissipé les troubles, lorsqu’une famine vint désoler le royaume ; et, au milieu de ces désastres, il fallut prendre les armes pour réduire les Flamands révoltés, Louis n’avoit point d’armée, et manquoit d’argent pour lever des troupes ; il ne pouvoit augmenter les impôts, déjà insupportables pour le peuple. Dans la nécessité où il se trouvoit, il publia un édit portant qu’étant roi des Francs, il désiroit qu’il n’y eût plus d’esclaves dans son royaume ; et il offrit l’affranchissement à tous ceux de ses sujets qui fourniroient une somme déterminée. À cette époque, il n’y avoit que les bourgeois des villes qui fussent libres ; ils jouissoient de divers privilèges dans les communes où les rois avoient admis le régime municipal, et ces communes seules avoient envoyé des députés aux États-généraux, sous le dernier règne ; les habitans des campagnes étoient serfs, gens de corps, de poueste, ou de main-morte. Il leur étoit permis de posséder quelques terres, mais ils ne pouvoient ni changer de lieu, ni même se marier sans le consentement de leur seigneur. Quelques-uns s’empressèrent de profiter des offres du Roi, pour acquérir leur liberté : le plus grand nombre aima mieux garder son argent ; il fallut modérer la taxe d’affranchissement et ce moyen n’ayant point encore réussi, on força ces misérables à faire des sacrifices pour être libres malgré eux. Leur répugnance cesse d’étonner si l’on considère que lorsqu’ils étoient serfs, leurs seigneurs, qui avoient intérêt à leur conservation, les aidoient à soutenir leurs familles, leur donnoient asile quand la contrée étoit envahie, les nourrissoient quand elle étoit dévastée ; et qu’une fois affranchis, ils se trouvoient non-seulement privés de tout secours dans leur détresse, mais même de travail et de moyens d’existence. Devenus libres, ils furent donc, du moins pendant les premiers temps, et jusqu’à ce que les choses eussent pris un autre cours, plus malheureux encore qu’auparavant ; l’excès de leur misère les porta à la révolte, et telle paroît avoir été la cause première de la Jacquerie dont il sera parlé plus tard.

Cependant l’armée française étoit entrée en Flandre ; les rebelles effrayés n’osoient tenter le sort d’une bataille ; ils se retiroient en désordre, la province alloit être soumise ; la famine, et des pluies continuelles forcèrent Louis à accorder une paix qui fut bientôt rompue. Il se préparoit à recommencer la guerre, lorsqu’il mourut après avoir régné un peu moins de deux ans. Ce règne si court nous offre plusieurs monumens de son amour pour ses sujets. Il fit exécuter en France une constitution de l’empereur Frédéric, qui défendoit, sous aucun prétexte, de troubler les laboureurs dans leurs travaux, et de leur enlever leurs bœufs, leurs charrues et leurs instrumens d’agriculture. Il rétablit l’ordre dans les monnoies, et leur rendit la valeur qu’elles avoient du temps de saint Louis ; il ordonna les poursuites les plus rigoureuses contre les officiers qui exerçoient des exactions sur les peuples ; il favorisa les lettres, augmenta les priviléges de l’Université, à laquelle, dit-il, dans son ordonnance, la foi doit sa conservation ; la société, la politesse de ses mœurs ; et le monde entier, ses lumières et ses connoissances. Par cette ordonnance, il accordoit à tous ceux qui tenoient au corps de l’Université, le droit d’envoyer des messagers et de faire librement transporter leurs effets dans tout le royaume : origine du privilège des messageries, dont l’Université a joui jusqu’à la minorité de Louis XV.

Louis ne laissoit point d’enfans mâles ; il avoit eu de son premier mariage avec Marguerite, sœur d’Eudes IV, duc de Bourgogne, une fille, nommée Jeanne ; et sa deuxième femme, Clémence de Hongrie, étoit enceinte quand il mourut. Ici commencent les premières discussions sur la loi salique, discussions qui, par la suite, furent le prétexte de guerres si funestes à la France. Cette loi salique, dont l’origine remonte à l’établissement des Francs dans les Gaules, réservoit aux seuls mâles la possession des fiefs saliques[3]. Les rois avoient accordé des dispenses pour les fiefs particuliers ; mais la loi avoit été religieusement conservée pour la Couronne, qui étoit le premier des fiefs dans le régime féodal. Sous la première et sous la deuxième race, les femmes avoient toujours été exclues du trône lorsque leur naissance les y appeloit ; depuis Hugues Capet, les rois s’étoient succédé de père en fils, et ainsi, sous la troisième race, l’occasion ne s’étoit pas encore présentée d’examiner les droits que les femmes pouvoient avoir, en supposant que les dispositions de la loi salique ne fussent pas aussi précises qu’on l’avoit jugé jusqu’alors.

À l’époque de la mort de Louis-le-Hutin, Philippe-le-Long, son frère aîné, étoit à Lyon, où il avoit été envoyé afin d’obliger les cardinaux divisés à se réunir pour l’élection d’un Pape. Il les avoit enfermés en conclave, dans le couvent des Jacobins, et les y faisoit garder à vue, lorsqu’il apprit la mort du Roi. Il se rendit sur-le-champ à Paris, convoqua les pairs du royaume, qui décidèrent unanimement que si la Reine accouchoit d’un fils, Philippe auroit la régence pendant dix-huit ans, suivant quelques historiens, pendant vingt-quatre, suivant les autres ; et que, s’il naissoit une fille, il seroit roi. Les barons le reconnurent en conséquence comme gardien de l’État, et lui rendirent hommage. La Reine mit au monde un fils, qui fut nommé Jean, qui ne vécut que cinq jours, et Philippe prit le titre de roi. Pour la première fois, depuis Hugues Capot, la couronne passoit en ligne collatérale, et plusieurs seigneurs, à la tête desquels se trouvoit Eudes, duc de Bourgogne, oncle de Jeanne, fille de Louis-le-Hutin, prétendoient faire valoir les droits de cette princesse aux trônes de France et de Navarre. Charles, comte de la Marche, frère de Philippe, s’étoit même réuni aux opposans. Doit-on en conclure, avec Rapin Thoyras, que la loi salique ne passoit point alors en France pour une loi incontestable ? N’est-il pas plus juste de remarquer, avec les plus sages historiens, que le comte de la Marche, qui, plus tard, monta sur le trône en vertu de cette loi, mais qui ne pouvoit alors y prétendre, parce que son frère avoit un fils, vouloit profiter de la position du Roi pour faire augmenter son apanage ?

Philippe n’avoit que vingt-trois ans, et néanmoins il se conduisit avec autant de prudence que d’habileté. Après s’être fait sacrer à Rheims, il réunit les prélats, les seigneurs et les bourgeois, qui confirmèrent la loi salique, déclarèrent qu’au royaume de France les femmes ne succèdent point, et prêtèrent serment au Roi comme à leur souverain légitime ; puis employant à propos la force et les négociations, il parvint à dissiper les ligues qui s’étoient formées contre lui. Jeanne, fille de Louis-le-Hutin, fut mariée au comte d’Evreux, petit-fils de Philippe-le-Hardi. La loi salique ne s’appliquoit pas à la couronne de Navarre, qui, dès-lors, devoit appartenir à la princesse Jeanne ; cependant, au moyen de quelques concessions, le titre de roi de Navarre fut conservé par Philippe-le-Long et par Charles-le-Bel, son successeur, et le comte d’Evreux ne prit possession du royaume qu’après leur mort. Il le laissa à Charles-le-Mauvais, son fils, qui, sous les règnes de Jean II et de Charles V, fit tant de mal à la France. En vertu du traité conclu avec Eudes de Bourgogne, oncle de la princesse Jeanne, celle-ci céda au Roi, moyennant d’autres domaines, la Champagne et la Brie, qui furent définitivement réunies à la Couronne.

Philippe s’attacha les vassaux les plus redoutables en leur donnant ses filles en mariage. Eudes, duc de Bourgogne, obtint l’aînée, et avec elle le comté de Bourgogne[4], qui appartenoit à la Reine. Marguerite, la deuxième, épousa Louis, comte de Nevers, petit-fils de Robert, comte de Flandre, et Isabelle, la cadette, fut donnée à Guignes XII, dauphin du Viennois. En s’alliant au comte de Nevers, le Roi avoit l’intention de faire une paix durable avec la Flandre, dont la soumission avoit été inutilement tentée sous les règnes précédens. L’animosité des Flamands prolongea encore la guerre, qui duroit depuis vingt-cinq ans, et le traité ne fut conclu qu’en 1320.

La paix étant ainsi rétablie partout, le Roi voulut exécuter le projet de croisade qui avoit été formé sous Philippe-le-Bel ; mais le pape Jean XXII fut le premier à l’en détourner. Il lui représenta que les troubles qui agitoient presque tous les États chrétiens, ne permettoient pas de tenter une pareille entreprise, qui exigeoit la réunion de toutes les forces de l’Occident. En effet, Louis de Bavière, et Frédéric-le-Beau, fils d’Albert d’Autriche, ayant été choisis en même temps par les électeurs divisés, avoient pris les armes pour soutenir leurs droits, et dévastoient le pays sur lequel ils prétendoient régner. L’ancienne haine des guelfes et des gibelins s’étoit réveillée en Italie. Les guelfes, dévoués au saint Siége, avoient pris parti pour Frédéric, et les Gibelins s’étoient déclarés pour Louis de Bavière, que le Pape refusoit de reconnoître ; on se battoit de toutes parts avec un incroyable acharnement, et les deux partis étant à peu près égaux en force, il étoit impossible de mettre fin à ces désordres. L’Angleterre, gouvernée par le foible Édouard II, ou plutôt par ses favoris, étoit déchirée par les factions et s’épuisoit en vain pour soumettre l’Écosse. Le Pape avoit en outre appelé l’attention du Roi sur les frais énormes d’une croisade, et l’avoit engagé à examiner si la situation de son royaume lui permettoit d’y subvenir. Philippe fut frappé de ces observations, et le projet n’eut pas de suite. Il s’occupa du bonheur de ses peuples et mourut en 1322.

Le fils qu’il avoit eu, étoit mort au berceau, et Charles, comte de la Marche, son frère, qui avoit dans le temps soutenu les prétentions de la fille de Louis-le-Hutin, monta sur le trône en vertu de la loi salique ; il n’éprouva aucune opposition. Le Pape Jean XXII, qui avoit dissuadé Philippe-le-Long d’entreprendre une croisade, sollicitoit vivement Charles-le-Bel d’envoyer une flotte au secours des Chrétiens d’Arménie. Le Roi fit de grands préparatifs, mais les événemens qui survinrent s’opposèrent à l’exécution de ses projets ; il fut d’abord occupé par les Flamands, dont l’esprit inquiet étoit toujours disposé à la révolte. À peine libre de ce côté, il lui fallut porter la guerre en Guyenne, où les Anglais avoient commis des actes d’hostilité qui ne pouvoient rester impunis ; après avoir en vain demandé et attendu satisfaction, il envoya dans cette province le comte Charles de Valois, son oncle, le plus grand capitaine du siècle. La Guyenne fut bientôt conquise, et Edmond, comte de Kent, qui y commandoit pour son frère, implora la générosité du vainqueur. Édouard n’étoit point en état de soutenir la guerre : les excès de ses favoris révoltoiont ses sujets, et la reine Isabelle, sa femme, encourageoit les mécontens. Menacé d’une descente en Angleterre, il envoya des ambassadeurs qui ne purent rien obtenir. et fut obligé de recourir au crédit qu’Isabelle pouvoit avoir conservé sur le Roi son frère. Il la fit passer en France ; mais Charles exigeoit pour condition première du traité, qu’Édouard vînt en personne lui rendre l’hommage qu’il devoit à la couronne de France comme duc de Guyenne. Si le roi d’Angleterre refusoit, le fief étoit confisqué de droit. Spencer, son favori, avoit à craindre, s’il l’accompagnoit dans ce voyage, de tomber entre les mains d’Isabelle qu’il avoit outragée ; d’un autre côté, il n’osoit le laisser partir seul, parce que, pendant l’absence du monarque, il eût été exposé sans appui à la vengeance des barons, et que d’ailleurs le foible Édouard, qui avoit besoin d’être dominé, pouvoit se laisser subjuguer par un autre favori. Pour sortir de cet embarras, il proposa de céder la Guyenne au jeune Édouard, héritier de la Couronne, certain que la Reine obtiendroit facilement de son frère l’investiture du duché pour son fils ; en effet, Charles y consentit, et Édouard, âgé seulement de treize ans, fut admis à rendre hommage. La paix étant rétablie entre les deux nations, rien ne sembloit plus pouvoir dispenser la reine Isabelle de retourner en Angleterre, où elle étoit rappelée par son époux ; mais soit qu’elle redoutât réellement les machinations du favori, soit, comme on l’a prétendu, qu’elle fût retenue par sa passion pour le jeune Mortimer, qui ne pouvoit la suivre à Londres, parce qu’il avoit été condamné à mort, elle refusa obstinément de partir. Le roi Charles eut la foiblesse de fermer les yeux sur une conduite qu’il étoit loin d’approuver ; le séjour de la princesse à la cour de France, amena une nouvelle rupture. Le Pape intervint, et Charles étoit décidé à faire livrer Isabelle, lorsqu’elle se réfugia dans le Hainaut. Le frère du comte régnant forma le projet chevaleresque de la conduire en Angleterre avec le peu de troupes dont il pouvoit disposer ; elles ne s’élevoient pas à trois mille hommes. Le mécontentement des Anglais fait, contre toute apparence de probabilité, réussir cette entreprise téméraire. La Reine, en débarquant, publie qu’elle n’en veut qu’au favori, et qu’elle vient pour réformer le royaume ; on accourt de toutes parts à sa rencontre, et bientôt elle se trouve à la tête d’une armée formidable. Edouard et son favori, abandonnés par leurs soldats, s’enferment dans Bristol, où la Reine les assiège ; ils essaient de se sauver et sont arrêtés : Spencer est livré au supplice et le Roi déclaré indigne du trône par un bill du parlement, puis assassiné en prison peu de temps après. Edouard III, devenu Roi par la mort de son père, n’avoit que quinze ans. Une régence est nommée ; mais la Reine, qui disposoit des troupes, s’empare du pouvoir, qu’elle abandonne à Mortimer, ne cachant plus une liaison qu’on n’avoit fait que soupçonner jusque-là, et les barons n’ont secoué le joug d’un favori que pour subir celui d’un autre. L’amant d’Isabelle ne tarda pas à faire regretter le malheureux Edouard II ; aussi avide que cruel, il abusa de son autorité pour se venger de ses ennemis ou pour perdre ceux dont il redoutoit l’influence, et il s’enrichit de leurs dépouilles : il osa même faire condamner le comte de Kent, oncle du Roi ; et les membres du parlement, aussi vils esclaves que sujets turbulens, prononcèrent la sentence. Edouard, parvenu à l’âge de dix-huit ans [1330], montra dès-lors ce qu’il seroit un jour. Certain des dispositions des grands, il pénètre par surprise dans le château de Nottingham, que sa mère habitoit avec le favori ; il le fait enlever malgré les gémissemens de la princesse, qui s’écrioit : « Mon fils, mon chier fils, épargnez le gentil Mortimer. » Le parlement, toujours docile, condamna le favori à un supplice honteux, et Edouard relégua sa mère dans une prison où elle finit ses jours.

Pendant que ces événemens, dont nous n’avons pas dû interrompre le récit, se passoient en Angleterre, les affaires avoient changé de face en France. Charles-le-Bel étoit mort peu de temps après Édouard II ; il avoit obéré l’État pour tenter de mettre sur sa tête la couronne impériale, et n’avoit pu réussir, malgré l’appui du pape Jean XXII, à se former un parti assez considérable en Allemagne, où les discordes civiles sembloient néanmoins devoir favoriser ses projets. Le Pape, profitant du besoin que ce prince avoit d’argent, s’étoit fait autoriser à lever en France des décimes dont le Roi percevoit la moitié ; et cette funeste mesure, qui faisoit sortir des sommes considérables du royaume, augmentoit la misère et le mécontentement des peuples.

Charles n’avoit point d’enfans mâles ; Jeanne, fille du comte d’Évreux, sa troisième femme, étoit enceinte. Se voyant sur le point de mourir [1328], il déclara régent du royaume Philippe de Valois, fils de ce comte Charles de Valois, fière de Philippe-le-Bel, que nous avons vu se distinguer pendant les guerres des derniers règnes. Aussitôt que Charles fut mort, Edouard III prétendit que la régence lui appartenoit comme petit-fils de Philippe-le-Bel, dont son père avoit épousé la fille. Quoique Edouard fut encore sous la tutèle de sa mère, qui exerçoit toute l’autorité en Angleterre, il paroît que ce jeune prince, chez lequel une ambition effrénée se manifestoit dès l’âge le plus tendre, éleva et soutint de son chef de pareilles prétentions. Peut-être Isabelle et Mortimer cherchoient-il à diriger ailleurs son activité, afin de conserver plus long-temps la puissance qu’ils avoient usurpée ; quoi qu’il en soit, le jeune Édouard envoya à Paris des ambassadeurs qui soutinrent ses droits à la cour des pairs et devant les barons de France. Intrigues, présens, promesses, rien ne fut négligé : ses ambassadeurs s’efforçoient de faire entendre aux seigneurs que plus le souverain est éloigné, moins le vassal est dans la dépendance ; mais toutes les séductions furent inutiles, et l’assemblée adjugea la régence à Philippe, comme héritier présomptif de la couronne. Robert d’Artois, comte de Beaumont, que nous verrons plus tard devenir son implacable ennemi, fut alors un de ceux qui embrassèrent le plus chaudement ses intérêts. Le jeune Édouard se plaignit de cette décision à son parlement, qui écouta ses plaintes avec indifférence, parce qu’il craignoit avec raison que l’Angleterre ne devînt une province française, si les deux couronnes se trouvoient réunies sur la même tête.

Bien qu’Édouard ait été obligé alors d’abandonner ses prétentions, comme il les fit revivre quelques années plus tard, et comme elles servirent de prétexte à la guerre la plus acharnée que l’on eût encore vue entre les deux nations, nous devons donner une idée des discussions qui eurent lieu à cette époque. Il ne s’agissoit plus d’attaquer la loi salique. Édouard reconnoissoit que les femmes, vu la foiblesse de leur sexe, étoient exclues de la Couronne ; autrement le trône auroit appartenu à Jeanne, fille de Louis-le-Hutin, et Philippe-le-Long ainsi que Charles-le-Bel eussent été des usurpateurs ; mais il prétendoit que cette loi n’excluoit pas les mâles issus des femmes, et qu’étant, par sa mère, le plus proche héritier des trois derniers rois, c’est-à-dire leur neveu, il étoit appelé à la couronne de préférence à Philippe de Valois, qui n’étoit que leur cousin.

Philippe et tous les grands du royaume donnoient à la loi salique sa véritable interprétation. Ils prouvoient, par nombre d’exemples, que depuis la fondation de la monarchie les femmes n’étoient point exclues du trône à cause de la foiblesse de leur sexe, puisque souvent on leur avoit déféré la régence ; la loi, suivant eux, avoit pour objet d’empêcher que la couronne ne tombât entre les mains d’un prince d’une autre nation. Ils faisoient remarquer que les fils des monarques étrangers et des filles de nos rois n’avoient jamais été qualifiés princes du sang de France, parce qu’une mère ne pouvoit transmettre à son fils un droit qu’elle n’avoit pas, qu’elle ne pouvoit jamais avoir. Enfin un dernier argument sans réplique, contre Édouard, étoit qu’à l’époque de la mort du Roi les filles de Philippe-le-Long avoient des enfans mâles vivans, et que celles de Louis-le-Hutin et de Charles-le-Bel pouvoient elles-mêmes en avoir par la suite.

Pour mieux faire juger d’un coup d’œil combien étoient folles les prétentions d’Édouard, prétentions qui, au témoignage de Hume, ne pouvoient être plus foibles et plus mal fondées, et qui néanmoins n’étonneroient pas dans un jeune prince emporté par la fougue de son âge, mais qu’il a sérieusement renouvelées depuis, nous croyons devoir placer ici le tableau de la descendance de Philippe-le-Hardi et des quatre rois ses successeurs.

PHILIPPE-LE-HARDI, roi de France
PHILIPPE-LE-BEL, roi de France Charles, comte d’Artois
Louis-le-Hutin, roi de France Philippe-le-Long, roi de France Charles-le-Bel, roi de France. Isabelle, qui épousa Edouard II, roi d’Angleterre |
| Il ne laissa que des filles, qui n’eurent pas d’enfants. | Philippe de Valois, roi de France
Jeanne, qui épousa Philippe comte d’Évreux Jeanne, qui épousa Eudes X, duc de Bourgogne. Marguerite, qui épousa le comte de Flandre.
| | | Edouard III, roi d’Angleterre.
Charles-le-Mauvais, roi de Navarre. Philippe, comte d’Artois, né en 1325 Louis de Male.

Philippe de Valois étoit donc en possession de la régence lorsque la Reine accoucha d’une fille, et à l’instant il fut proclamé roi, avec l’assentiment unanime de tous les ordres du royaume. En vertu du traité conclu sous Philippe-le-Long, la Navarre devoit, à défaut de postérité masculine de ce Roi, retourner à la princesse Jeanne, fille de Louis-le-Hutin. Charles-le-Bel avoit conservé cette couronne en faisant de nouvelles concessions, mais toujours sous la condition du droit de retour en faveur de Jeanne. Édouard, non content d’élever des prétentions sur la France, en élevoit aussi sur la Navarre, comme étant fils de la sœur des deux derniers rois. Philippe assembla les principaux seigneurs navarrois, et de leur avis déclara que le trône de Navarre appartenoit à Jeanne et au comte d’Évreux, son mari. La princesse renonça solennellement à toutes prétentions sur la Champagne et sur la Brie, qui, sous Philippe-le-Long, avoient été réunies à la Couronne. Cet acte de justice et de désintéressement étoit de bon augure au commencement du règne de Philippe de Valois, et les succès qu’il obtint bientôt après en Flandre, semblèrent confirmer ces heureux présages. Les Flamands s’étaient révoltés et avoient chassé leur comte de ses États. Dans cette province ce n’étoient plus les nobles qui dominoient ; les habitans, enrichis par le commerce, avoient secoué le joug du régime féodal. Ils s’étoient choisi un chef, « et commettoient, dit Hume, tous les désordres et toutes les insolences dont une populace furieuse et insensée est capable, lorsqu’elle a le malheur d’être livrée à elle-même. » Philippe entra en Flandre avec son armée ; les Flamands, commandés par un marchand de poissons, nommé Colin Zannequin ou Dannequin, montrèrent autant d’audace que de résolution ; ils pénétrèrent dans le camp français, et faillirent surprendre le Roi dans sa propre tente ; mais ils furent bientôt enveloppés et taillés en pièces. « Il n’en échappa nul, dit Froissard ; aucun ne recula ; tous furent tués et morts l’un sur l’autre, sans yssir de la place en laquelle la bataille commença. » Cet échec intimida le pays, qui fut obligé de se soumettre, et Philippe, lorsqu’il remit le comte en possession de ses États, lui adressa ces paroles remarquables : « Beau cousin, je suis venu ici sur la prière que vous m’en avez faite. Peut-être avez-vous donné occasion à la révolte par votre négligence à rendre la justice que vous devez à vos peuples : c’est ce que je ne veux point examiner pour le présent. Il m’a fallu faire de grandes dépenses pour une telle expédition : j’aurois droit de prétendre à quelque dédommagement, mais je vous tiens quitte de tout, et je vous rends vos États soumis et pacifiés. Gardez-vous bien de nous faire retourner une seconde fois pour un pareil sujet : si votre mauvaise administration m’obligeoit de revenir, ce c(seroit moins pour vos intérêts que pour les miens. »

Au retour de cette expédition [1329], Philippe fît sommer Édouard, qui n’avoit point paru à son sacre, ainsi qu’il le devoit, comme vassal, de venir lui rendre hommage pour la Guyenne. L’orgueilleux Anglais refusa de recevoir les ambassadeurs, et fit répondre par sa mère que le fils d’un Roi n’iroit point s’humilier devant le fils d’un comte. Philippe mit sur-le-champ la Guyenne en séquestre, et menaça d’une confiscation définitive si Édouard ne remplissoit pas son devoir. Le jeune prince fut obligé de plier ; il écrivit d’abord pour s’excuser du retard, puis s’embarqua pour la France. Le 6 juin 1329, il comparut devant le Roi, dans l’église cathédrale d’Amiens, vêtu avec la plus grande magnificence, ayant la couronne en tête, portant l’épée au côté et l’éperon doré ; il étoit accompagné d’une suite nombreuse et brillante. Arrivé au pied du trône, le grand chambellan de France lui ordonna de quitter sa couronne, son épée et ses éperons, et de se mettre à genoux devant son souverain. Édouard s’aperçut alors que tout le faste qu’il avoit eu l’imprudence de déployer dans cette cérémonie, ne servoit qu’à relever la puissance du souverain qu’il avoit cru braver. Il obéit en frémissant ; mais lorsque le chambellan lui dit : « Sire, vous devenez, comme duc de Guyenne, homme lige du Roi monseigneur, qui ci est, et lui promettez foy et loyauté porter, » il prétendit qu’il ne devoit que l’hommage simple et non l’hommage lige. Après de longues discussions, il promit de consulter ses archives, d’expédier des lettres scellées du grand sceau, par lesquelles il reconnoîtroit devoir l’hommage tel que ses prédécesseurs l’avoient rendu, et de revenir en France pour le prêter en personne. De retour dans ses États, il cherchoit à éluder ; mais Philippe insistoit avec menaces, et les troupes françaises faisoient des progrès en Guyenne. Les lettres furent enfin expédiées[5]. Ce n’étoit pas tout : il falloit encore qu’Edouard allât rendre hommage en personne au roi de France ; et comme il s’étoit vanté hautement de ne jamais fléchir devant Philippe, il avoit peine à se résoudre à cet acte public de dépendance. Il venoit de prendre les rênes du gouvernement, après avoir fait arrêter sa mère Isabelle, et avoir envoyé Mortimer au supplice. Il craignoit avec raison que la démarche à laquelle il étoit réduit, et qu’il avoit rendue humiliante par ses forfanteries, ne le fît mépriser de ses sujets. Dans l’espoir de leur en dérober la connoissance, il passa en France, sous prétexte de l’accomplissement d’un vœu, alla trouver le Roi à Saint-Christophe en Halate, et lui remit l’acte de son hommage lige, dont la chancellerie française lui délivra des lettres d’acceptation et d’agrément. On a prétendu qu’il avoit protesté secrètement contre cet acte ; mais les historiens anglais qui ont parlé de sa protestation, auroient dû s’apercevoir qu’elle avilissoit le monarque dont ils essayoient de justifier le manque de foi. Ce qui est incontestable, c’est que ne se sentant point encore assez fort pour attaquer Philippe, il parvint à le tromper par de fausses apparences de soumission, obtint des modifications avantageuses aux derniers traités, et malgré son extrême jeunesse, triompha de l’expérience et de l’habileté de son rival.

Quoique ces détails aient peu d’importance en eux-mêmes, nous n’avons pas cru devoir les passer sous silence, parce qu’ils peignent le caractère et le génie d’Édouard, qui, avant de quitter le Roi, et afin de mieux déguiser ses projets ultérieurs, demanda une fille de France en mariage pour son fils, le prince de Galles. Il profita de la paix, qui se prolongea jusqu’en 1336, pour aguerrir ses troupes en les conduisant contre les Écossais, qu’il battit sans pouvoir les soumettre entièrement. Cependant il employoit tous ses soins à se faire des alliés, et à former une ligue contre la France. Le comte de Hainaut, son beau-père, étoit chargé de négocier avec les princes allemands, et de les attacher à tout prix aux intérêts de l’Angleterre. Le duc de Brabant, le duc d’Autriche, le marquis de Brandebourg, le comte Palatin du Rhin, Louis de Savoie, le comte de Genève, les archevêques de Cologne et de Trêves, et une foule d’autres princes ou seigneurs, séduits par ses présens, entrèrent dans la confédération. On vit jusqu’à un chanoine de Cambrai lui vendre son alliance moyennant cent florins. Ces nouveaux alliés ne se contentoient pas de vaines paroles ; il falloit leur payer les sommes qu’on leur avoit promises ; et comme Édouard manquoit d’argent, il fut obligé de donner la couronne du roi d’Angleterre en gage à l’archevêque de Trêves, et celle de la reine à l’archevêque de Cologne. Les desseins du prince anglais avoient, dans l’origine, si peu inquiété Philippe, qu’il s’étoit occupé sérieusement des préparatifs d’une croisade. Cependant, instruit de ces nouvelles alliances, il s’unit, de son côté, avec les rois de Bohême et de Navarre, et avec le comte de Flandre. Mais ce dernier, qui n’avoit point suivi les sages conseils qu’il avoit reçus, lorsque Philippe l’avoit rétabli dans ses États, s’étoit rendu de plus en plus odieux aux Flamands, dont l’ancienne animosité se réveilla contre la France, parce qu’elle protégeoit celui qu’ils considéroient comme leur tyran. Tandis que Philippe de Valois contractoit cette alliance inutile, le fier Édouard mendioit l’appui de Jacques Artevelle, brasseur de bière à Gand, qui, s’étant rendu maître de l’esprit du peuple, força bientôt le comte à chercher de nouveau un asile en France. Ce bourgeois séditieux avoit, au nom de la liberté, soulevé les Flamands contre leur prince et contre la noblesse ; il s’étoit emparé du pouvoir, gouvernoit despotiquement, disposoit à son gré des biens et de la vie des citoyens ; et la populace avide et cruelle, étoit toujours prête à exécuter ses arrêts de mort et de confiscation. Artevelle ayant accueilli les avances du roi d’Angleterre, celui-ci en rendit compte au parlement, et obtint le don de vingt mille sacs de laine, que son nouvel allié lui fit vendre aux Flamands pour leurs manufactures. Ainsi Édouard étoit non-seulement sans inquiétude du côté de la Flandre, mais il avoit des fonds pour commencer la guerre ; il se décida à rompre ouvertement avec Philippe et à faire revivre ses prétentions à la couronne de France, prétentions auxquelles il n’avoit jamais sincèrement renoncé.

Quelques historiens attribuent cette grande détermination à un banni français qui s’étoit réfugié en Angleterre. Ce banni étoit Robert d’Artois, comte de Beaumont. Après la mort de Robert II, il avoit voulu faire valoir ses droits à la possession du comté d’Artois, que Philippe-le-Bel avoit adjugé à Mahaud, sa tante. Au commencement du règne de Philippe-le-Long, il avoit inutilement essayé de faire revenir sur ce premier jugement, et lorsque Philippe de Valois avoit été appelé au trône, il avoit encore renouvelé ses réclamations. L’amitié du monarque, dont il avoit épousé la sœur, les services qu’il lui avoit rendus après la mort de Charles-le-Bel, les faveurs même qu’il en avoit reçues en obtenant que sa terre de Beaumont-le-Roger fût érigée en duché-pairie, tout sembloit devoir assurer le succès de sa demande. Philippe de Valois étoit favorablement disposé, mais pour déposséder Mahaud, il falloit que Robert justifiât de quelques titres. Ceux que le comte produisit furent déclarés faux par arrêt du parlement. Philippe auroit désiré ne pas en venir aux dernières extrémités avec son beau-frère qu’il aimoit, et auquel il avoit de grandes obligations. Il l’engagea à réparer sa faute, lui accorda plusieurs délais dont le prince ne profita que pour prendre la fuite et pour faire transporter ses trésors en Angleterre ; Philippe essaya encore de le ramener, mais tous ses efforts étant inutiles, et le comte ayant aggravé ses torts par sa conduite à l’étranger, l’amitié fit place à la haine la plus implacable. Robert fut ajourné jusqu’à quatre fois au parlement ; il ne comparut point ; fut condamné au bannissement et tous ses biens confisqués. L’arrêt fit prononcé par le Roi lui-même, qui siégeoit au parlement avec les pairs et les grands du royaume. Ce procès, dont tous les détails nous sont conservés, fait connoître les formes dans lesquelles étoient jugés les pairs de France, en matière criminelle. Philippe, dont la justice devoit être satisfaite, écouta trop son ressentiment ; il poursuivit avec acharnement le comte dans tous les pays où il se retira, et le réduisit à ne trouver un asile qu’en Angleterre. Nul doute que Robert d’Artois ne fut animé d’un vif désir de vengeance contre Philippe ; mais un historien français a remarqué avec raison qu’Édouard étoit trop habile pour se laisser conduire, dans une circonstance aussi importante, par les conseils violens d’un prince que le désespoir et la rage aveugloient.

Édouard, croyant avoir terminé ses préparatifs, publia un manifeste pour exposer les griefs qu’il prétendoit avoir contre Philippe, et sans déclaration de guerre ordonna de saisir tous les biens appartenant aux Français. Il excepta à dessein les sujets du duc de Bretagne, dans l’espoir que ce ménagement exciteroit des défiances sur sa fidélité. Philippe, à ces nouvelles, donna ordre d’occuper la Guyenne, et les vaisseaux qu’il avoit réunis pour entreprendre une croisade firent de grands ravages sur les côtes d’Angleterre. Cependant le Pape intervint, et il y eut suspension d’armes jusqu’au mois de mars suivant. On étoit alors au mois de décembre 1336. L’intervention du pape Benoît XII avoit tiré Édouard d’un grand embarras. Le comte de Hainaut, son beau-père, étoit mort, et le nouveau comte refusoit d’entrer dans la ligue contre la France. Cette ligue étoit d’ailleurs prête à se dissoudre. Le duc de Brabant montroit de l’irrésolution, et presque tous les autres alliés, au moment d’agir, hésitoient à prendre part à une guerre, dont les succès ne pouvoient tourner qu’à l’avantage d’Édouard, et qui, en cas de revers, les livroit sans défense à la vengeance de Philippe. Édouard fit prolonger la trêve jusqu’à la Saint-Jean, et en profita pour renouer la confédération, mais les princes allemands exigeoient que l’entreprise fût approuvée et autorisée par le chef de l’Empire.

Louis de Bavière, vainqueur de Frédéric-le-Beau, occupoit alors le siège impérial ; excommunié par le pape Jean XXII, qui avoit pris parti pour son compétiteur, il s’étoit emparé de Rome, avoit, de sa propre autorité déposé le souverain pontife, et élevé au saint Siège Pierre Rainalucci, plus connu sous le nom de l’antipape Pierre de Corbière, parce qu’il étoit né à Corbière, petite ville de l’Abruzze. Il avoit couronné ce prétendu pape, et s’étoit fait ensuite couronner par lui ; mais Louis de Bavière ne put se maintenir long-temps à Rome, d’où il fut chassé par le cardinal Jean des Ursins, et Pierre Corbière se soumit au Pape. Benoît XII, successeur de Jean XXII, étoit disposé à entrer en arrangement avec l’Empereur, afin de pouvoir transférer le saint Siège d’Avignon à Rome, et de se soustraire au joug de la France. Philippe de Valois rompit ses mesures en effrayant la plus grande partie des cardinaux, dont il fit saisir les revenus dans ses États. Louis de Bavière conservoit donc un vif ressentiment contre le Roi, et tout le portoit à favoriser les projets d’Édouard, lorsque ce monarque alla le trouver à Cologne. Les détails de leur entrevue sont fort curieux, ils montrent à la fois les prétentions, l’orgueil et la foiblesse des princes qui étoient revêtus du vain titre de chef de l’Empire. On avoit dressé deux trônes sur la grande place de la ville ; l’Empereur, au milieu d’une foule de noblesse, s’assit le premier, tenant à la main droite un sceptre et ayant la gauche appuyée sur un globe ; un chevalier portoit sur sa tête une épée nue. Il déclara la déloyauté, perfidie et lâcheté du roi de France, le défia et prononça qu’il avoit forfait et perdu sa protection ; puis il établit Édouard vicaire-général de l’Empire, lui en délivra la charte impériale, et voulut l’obliger à se prosterner devant lui et à lui baiser les pieds. Édouard, qui achetoit son alliance au prix de cent mille florins, fut indigné qu’on osât lui faire une pareille proposition, et Louis de Bavière n’osa plus insister.

Les hostilités ne tardèrent pas à commencer [1337].

« Nous entrons, dit Bossuet en parlant de cette guerre et de ses suites, dans les temps les plus périlleux de la monarchie, où la France pensa être renversée par les Anglais, qu’elle avoit jusque-là presque toujours battus. On les vit alors forcer nos places, ravager et envahir nos provinces, défaire plusieurs armées royales, tuer nos chefs les plus vaillans, prendre même des rois prisonniers, et enfin faire couronner un de leurs rois dans Paris même ; ensuite tout d’un coup, et par une espèce de miracle, ils furent chassés et renfermés dans leur île, ayant à peine pu conserver une seule place dans toute la France. »

Cependant les premières campagnes ne furent signalées par aucun désastre, et Édouard échoua dans toutes ses entreprises. Les alliés devoient commencer leurs opérations en Flandre par le siège de Cambray. La ville étoit bien fortifiée, pourvue d’une bonne garnison ; elle fut vaillamment défendue par le Galois de la Baume. Le siège traînoit en longueur ; Robert d’Artois conseilla à Édouard d’y renoncer pour entrer en France, où ses soldats trouveroient mieux à vivre et s’enrichiroient par le pillage, mais le comte de Hainaut, qui avoit consenti à faire la guerre en Flandre, déclara qu’il ne vouloit point attaquer les États du roi de France, son oncle et son seigneur, et en effet, il alla rejoindre l’armée de Philippe avec ses troupes, sans qu’Édouard osât s’y opposer. Malgré cette défection, le roi d’Angleterre pénétra en Picardie, mettant tout à feu et à sang sur son passage. On remarque, dans cette expédition l’évêque de Lincoln, qui à la tête de cinq cents lances se distingua par ses dévastations. Du côté de la France, l’abbé du couvent de Honnecourt acquit une plus honorable célébrité, en défendant la ville contre les troupes anglaises.

Philippe avoit réuni toutes ses forces pour les opposer aux alliés ; il s’étoit porté à Vironfosse, bourg distant de deux lieues de la Capelle, où les Anglais étoient campés. Édouard avoit sous ses ordres plus de cent vingt mille hommes ; l’armée de Philippe étoit encore plus formidable. On voyoit à ses côtés les rois de Bohême, de Navarre et d’Écosse, les ducs de Bourgogne, de Bretagne et de Lorraine, les comtes de Flandre, de Hainaut, et un nombre si prodigieux de comtes, de barons et de vicomtes, que ce seroit, dit une ancienne chronique, une chose trop longue à raconter. Une bataille sanglante et décisive paroissoit inévitable ; Édouard l’avoit fait demander à Philippe, qui l’avoit acceptée pour le surlendemain. Le jour fixé, les deux armées se trouvèrent en présence, y restèrent toute la journée, sans qu’il y eût d’attaque de part ni d’autre ; le soir même Édouard effectua sa retraite sur la Flandre, où il licencia une partie de ses troupes. Les historiens anglais et français se sont épuisés en conjectures pour découvrir les motifs qui ont pu empêcher les deux rois d’en venir aux mains[6]. Comme on n’a rien de positif à cet égard, il semble naturel de penser qu’Édouard craignit d’engager une action avec des forces inégales, et que Philippe, qui n’avoit d’autre objet que de faire évacuer les terres du royaume, vit avec plaisir la retraite de son ennemi sans être obligé de l’y contraindre, en s’exposant aux chances toujours incertaines d’une bataille.

Tel fut, pour le moment, le résultat inutile et presque ridicule des grands préparatifs d’Édouard. Pour entreprendre cette expédition, il avoit contracté près de trois cent mille livres sterlings de dettes, anticipé ses revenus, engagé ses bijoux et ceux de la Reine, et s’étoit en quelque sorte donné lui-même en nantissement à ses créanciers ; mais loin d’être rebuté par le mauvais succès d’une première entreprise, il ne s’occupa que des moyens de recommencer la guerre l’année suivante. Les Flamands, malgré leurs bonnes dispositions pour l’Angleterre, étoient restés neutres ; si l’on en croit quelques historiens, un scrupule les arrêtoit ; ils s’étoient engagés, par serment, à ne pas faire la guerre au roi de France, sous peine d’excommunication et de payer deux millions de florins à la chambre apostolique. Ce fut pour lever cette difficulté qu’Artevelle proposa, dit-on, à Édouard de prendre le titre et les armes de roi de France ; mais les actes publics d’Angleterre constatent qu’il avoit déjà pris ce titre deux ans auparavant. Peut-être l’argent qu’il distribua aux Flamands, les promesses brillantes qu’il leur fit alors, servirent-elles à les convaincre de la justice de ses droits, qui leur avoient paru chimériques jusqu’alors. Quoi qu’il en soit, ils lui prêtèrent serment de fidélité comme roi de France et seigneur suzerain de la Flandre. Le Pape les ayant excommuniés et ayant interdit chez eux le service divin, ils eurent recours à leur nouveau seigneur, qui leur répondit de ne pas s’inquiéter, qu’il leur enverroit de son pays des prêtres qui leur chanteroient la messe, voulsit le Pape ou non.

Édouard passa en Angleterre, y obtint des subsides en sacrifiant quelques-unes des prérogatives royales, et disposa tout pour une nouvelle invasion. Philippe avoit aussi préparé ses moyens de défense. Une flotte française étoit chargée de s’opposer à tout transport de troupes : Édouard la défit complètement près du port de l’Écluse [1340], et dut, dit-on, cet avantage à la mésintelligence des amiraux français. Il débarqua en Flandre avec ses troupes victorieuses, les réunit à celles de ses alliés, puis ouvrit sa campagne par le siège de Tournai, tandis que Robert d’Artois, auquel Artevelle avoit amené cinquante mille Flamands, attaquoit Saint-Omer. Le duc de Bourgogne, qui commandoit dans cette dernière place, surprit et tailla en pièces ces troupes indisciplinées et dispersées pour le pillage ; non-seulement il fut impossible de les rallier, mais elles voulurent massacrer Robert, qu’elles accusoient de les avoir trahies, soupçon qu’inspirent tous les transfuges, et qui devient leur première punition.

Philippe, à la tête de l’armée française, marchoit au secours de Tournai ; il avoit passé le pont de Bovines, s’étoit campé à deux lieues de la ville, harceloit sans cesse les Anglais, qu’il tenoit en échec, attendant ainsi le moment favorable pour attaquer, et ne pouvant être forcé à recevoir la bataille. La ville, animée par sa présence, se défendoit avec vigueur ; le siège duroit depuis dix semaines et n’avançoit point ; la position d’Édouard devenoit inquiétante. Il essaya de piquer Philippe et de l’engager à une action décisive en lui envoyant un cartel ; il lui proposoit de décider de leurs droits à la couronne de France ou par un combat singulier, ou par un combat de cent contre cent, ou par un combat général entre les deux armées ; il l’appeloit, dans ses lettres, Philippe de Valois, sans lui donner le titre de Roi. Philippe ne fut point dupe de cet artifice ; il répondit qu’il n’acceptoit pas le cartel d’un vassal qui lui avoit rendu hommage ; que d’ailleurs les conditions proposées étoient trop inégales, puisqu’Édouard ne hasardoit que sa personne contre le royaume et le roi de France ; mais que s’il vouloit soumettre à l’événement du combat la couronne d’Angleterre contre celle de France, il ne s’y refuseroit point, quoique ce ne fût pas un juste équivalent. Ce moyen n’ayant pas réussi, Édouard ne pouvoit continuer le siège sans exposer son armée, ni le lever sans porter atteinte à sa réputation, ni forcer l’ennemi à la bataille. Son génie, toujours fertile en expédiens, ne l’abandonna point.

Jeanne de Valois, sa belle-mère, sœur de Philippe et veuve du comte de Hainaut, étoit retirée dans l’abbaye de Fontenelle, où elle se livroit aux exercices de la plus austère pénitence. Des agens habiles persuadèrent aisément à cette vertueuse princesse qu’elle ne pouvoit faire une œuvre plus agréable à Dieu que d’arrêter l’effusion du sang et de ménager un accommodement entre deux princes qui lui tenoient de si près, Jeanne sortit de sa retraite et proposa sa médiation, qui fut acceptée. Plusieurs conférences eurent lieu ; les deux monarques désiroient également la suspension des hostilités ; on tomboit d’accord sur presque tous les points, mais il y avoit une difficulté qui paroissoit insurmontable. Édouard prétendoit conserver le vain titre de roi de France, et Philippe exigeoit qu’il y renonçât : on convint que les plénipotentiaires seroient inscrits indistinctement à la suite de l’acte, avec la qualité de députés des rois de France et d’Angleterre. Édouard éludoit ainsi une renonciation formelle, mais Philippe faisoit reconnoître ses droits par son rival. La trêve comprenoit tous les alliés et même le roi d’Écosse, qui toutefois demeuroit libre de l’accepter ou de la refuser ; elle devoit durer jusqu’à la Saint-Jean de l’année suivante 1341. Le Pape essaya de la convertir en une paix définitive, mais l’opiniâtreté d’Édouard ne le permit pas ; elle fut seulement prolongée pour deux ans.

Les historiens ont encore examiné si cette trêve étoit avantageuse ou nuisible à la France. Édouard n’y souscrivit à la vérité que pour se tirer d’une situation critique, et parce qu’il lui étoit impossible de poursuivre son entreprise. Loin d’abandonner ses projets, il gagnoit du temps pour préparer une nouvelle attaque. Mais Philippe avoit-il intérêt à continuer la guerre ? des victoires n’auroient eu d’autre résultat que d’arrêter les prétentions d’Édouard, et de préserver son royaume de l’invasion. Une seule défaite compromettoit sa couronne, et ouvroit à l’ennemi l’entrée de ses États. D’ailleurs la France ne pouvoit plus subvenir aux frais énormes de la guerre. Les peuples épuisés murmuroient ; non-seulement il étoit difficile d’établir de nouveaux impôts, mais on avoit beaucoup de peine à percevoir ceux qui existoient déjà, et qui étoient insuffisans. La Normandie venoit de donner l’exemple de délibérer sur les subsides qu’elle avoit à fournir, et il étoit à craindre que les autres provinces ne suivissent cet exemple. Enfin Philippe n’ignoroit pas que la plupart des alliés de son rival étoient fatigués d’une guerre ruineuse pour eux, malgré les sommes qu’Édouard leur avoit remises, et qui, depuis quatre ans, n’avoit abouti qu’au pillage de quelques campagnes sur la frontière. Il espéroit profiter de la trêve pour les détacher entièrement de la confédération. Déjà il avoit entamé des négociations avec l’Empereur, en le flattant de le réconcilier avec le saint Siège ; et en effet, Louis de Bavière, aussitôt que la trêve fut signée, écrivit à Édouard que, puisqu’il avoit traité sans le consulter, il renonçoit à son alliance, et lui retiroit le titre de vicaire de l’Empire. Les autres alliés auxquels le monarque anglais ne pouvoit plus fournir de subsides, ne tardèrent pas à l’abandonner également ; lui-même fut obligé de s’embarquer furtivement pour se soustraire aux persécutions de ses créanciers, n’ayant obtenu dans cette seconde expédition, que le stérile honneur du combat naval de l’Ecluse, et sans avoir pu arriver jusqu’à la frontière du royaume qu’il s’étoit vanté de conquérir. De retour dans ses États, il eut à lutter contre les prétentions du clergé, et les grands abusèrent du besoin qu’il avoit de nouveaux subsides pour restreindre encore les prérogatives royales. La nécessité le réduisit à ratifier, en plein parlement, l’acte qui le dépouilloit, mais il protesta secrètement, et aussitôt qu’il eut obtenu les subsides, il cassa cet acte de sa propre autorité. Il déploya tant d’habileté dans cette circonstance, qu’il sut arrêter les murmures, et qu’il parvint même, quelque temps plus tard, à faire révoquer le bill par le parlement. Mais après avoir réussi à rétablir son autorité en Angleterre, il étoit loin de pouvoir renouveler ses entreprises contre la France ; et peut-être eût-il été obligé d’y renoncer entièrement, si une circonstance imprévue n’eût favorisé l’exécution de ses projets ambitieux.

La Bretagne, gouvernée par Jean III, surnommé le Bon, avoit, pendant les dernières guerres, embrassé avec chaleur les intérêts de Philippe. Le duc n’ayant point d’enfans, avoit marié Jeanne-la-Boiteuse, sa nièce, qu’il considéroit comme son héritière, à Charles de Blois, neveu du roi de France, et les grands de la province avoient approuvé ce choix ; mais le comte de Montfort prétendoit que le duché devoit lui appartenir après la mort de Jean. Voici sur quoi il fondoit ses prétentions : Artus II, duc de Bretagne, avoit laissé trois fils de sa première femme et un de la seconde ; Jean III, qui étoit l’aîné, succéda à son père et mourut sans enfans, ainsi qu’on vient de le dire. Guy, second fils d’Artus, mort avant le duc Jean III, n’avoit eu qu’une fille, c’étoit Jeanne-la-Boiteuse ; Pierre, le troisième n’avoit point eu d’enfans ; le quatrième étoit Jean, comte de Montfort, qui revendiquoit le duché. Il ne s’agissoit que de décider si les femmes étoient ou non exclues de la succession, et la question étoit jugée par la coutume de la province : une femme avoit apporté le duché dans la maison régnante. Charles de Blois, dont les droits étoient incontestables, qui avoit été reconnu par les barons et qui étoit soutenu par son oncle, le roi de France, sembloit devoir aisément l’emporter sur son compétiteur ; mais pendant que Charles de Blois sollicitoit à Paris l’investiture du duché, Montfort s’empare des trésors de Jean III, se fait des partisans dans la province, se rend maître de Nantes, de Rennes, de Brest et des autres places fortes ; puis, trop certain que Philippe s’opposera à son usurpation, il passe en Angleterre, réclame l’appui d’Édouard et offre de lui faire hommage du duché de Bretagne, en le reconnoissant roi de France. Une pareille offre ne pouvoit être refusée ; ce nouvel allié étoit bien plus utile aux projets d’Édouard que les princes allemands, dont l’alliance, si chèrement achetée, ne lui avoit été d’aucun secours. Le traité fut bientôt conclu, et Édouard, qui ne pouvoit prétendre au trône de France qu’en rejetant la loi salique, n’hésita pas à appliquer cette loi à un des fiefs du royaume où elle étoit repoussée par l’usage. Il fut convenu que le traité resteroit secret jusqu’à ce qu’on fût en mesure pour se déclarer. Cependant Montfort fut mandé à la cour des pairs de France, qui devoit prononcer sur ses droits et sur ceux de Charles de Blois. Il y vint, accompagné de quatre cents seigneurs bretons, espérant que Philippe n’auroit pas connoissance de la démarche qu’il avoit faite auprès d’Édouard ; mais à peine arrivé, le Roi lui reprocha cette alliance avec sévérité et lui défendit de quitter Paris jusqu’à ce que la cour des pairs eût prononcé. Montfort vit trop tard qu’il s’étoit livré lui-même entre les mains de ses ennemis. Cependant il montra de l’assurance, puis supposant une maladie qui l’empêchoit de paroître en public pendant quelques jours, il partit si secrètement qu’il étoit déjà arrivé à Nantes avant qu’on se fût aperçu de son évasion. La cour des pairs adjugea le duché à Charles de Blois, et le duc de Normandie, fils aîné du Roi, qui régna depuis sous le nom de Jean II, entra immédiatement en Bretagne à la tête d’une armée. Il pénétra sans difficulté dans le pays et vint mettre le siége devant la ville de Nantes, où Montfort s’étoit enfermé. Le siége fut poussé avec vigueur ; ses habitans ouvrirent les portes pour se soustraire au pillage, et le comte tomba entre les mains du duc de Normandie, qui l’envoya prisonnier à Paris.

Le parti, privé de son chef, sembloit abattu ; la comtesse de Montfort, qui jusqu’alors avoit vécu concentrée dans les occupations domestiques, déploya tout-à-coup une habileté et un courage qui l’ont fait considérer avec raison comme la femme la plus extraordinaire de son siècle. À peine informée du malheur de son mari, elle parcourt les villes, tenant son fils entre ses bras, relève le courage des partisans de sa maison, fait passer dans tous les cœurs l’ardeur qui l’anime, pourvoit à la subsistance des places fortes, y met de bonnes garnisons, et se jette elle-même dans la forteresse d’Hennebon, où elle est bientôt assiégée par Charles de Blois. De la prise de cette place dépendoit le sort de la guerre ; rien n’est négligé, ni pour l’attaque, ni pour la défense ; la comtesse donne partout l’exemple à ses soldats : elle est avec eux sur les remparts, marche à leur tête dans les sorties. Malgré ses efforts inouïs, la garnison étoit réduite à capituler, lorsqu’une flotte anglaise vient, fait lever le siége. Les troupes qu’Édouard envoyoit, étoient trop peu considérables pour tenir la campagne devant les armées françaises ; il étoit lui-même obligé d’employer toutes ses forces contre l’Écosse. Ne pouvant aider plus efficacement la comtesse, il lui conseille de consentir à une suspension d’armes qui étoit vivement désirée par les Bretons. L’épouse de Montfort suit cet avis, et va trouver Édouard à Londres ; les circonstances devenoient plus favorables pour elle : la trève expiroit entre la France et l’Angleterre, et Édouard signoit la paix avec l’Écosse, paix que Philippe avoit approuvée contre toutes les règles de la prudence et de la politique. Le monarque anglais pouvoit donc fournir de puissans secours à Montfort. Il envoie une armée en Bretagne sous le commandement de Robert d’Artois, toujours ennemi implacable de la France ; mais ce prince ayant été blessé à mort presqu’à l’ouverture de la campagne, Édouard s’embarque lui-même avec douze mille hommes. Il entreprend à la fois les sièges de Rennes, de Nantes et de Vannes ; mais partout on lui oppose une vive résistance, et lorsqu’il apprend l’arrivée du duc de Normandie, il est obligé de réunir toutes ses forces devant cette dernière place. Ici, comme auprès de Tournai et de Cambrai, il se trouve resserré et harcelé par l’armée française ; les subsistances lui manquent : il ne peut ni forcer l’ennemi à la bataille, ni effectuer sa retraite. Il a, comme les années précédentes, recours aux négociations, et déploie toute la souplesse de son génie. Les légats du Pape essayoient de ménager, sinon une paix, du moins une trêve entre les deux couronnes. Édouard prête l’oreille à leurs propositions, et malgré la situation critique dans laquelle il s’étoit mis imprudemment, il est assez heureux, ou plutôt assez habile, pour obtenir des conditions très-honorables. On s’étonne, avec raison, que le duc de Normandie ait signé cette trève au moment où l’armée d’Édouard, épuisée par la famine, ne sembloit pas pouvoir lui échapper. On convint d’envoyer des députés à Avignon pour traiter de la paix, mais on ne put encore signer qu’une prolongation de trêve de trois ans. [1343.]

Édouard, toujours prêt à négocier lorsque les chances de la guerre lui étoient contraires, ne cherchoit qu’un prétexte pour reprendre les armes. Parmi les seigneurs bretons qui avoient embrassé ouvertement le parti de Charles de Blois, quelques-uns avoient pris des engagemens secrets avec l’Angleterre. Ces manœuvres furent découvertes ; Philippe fit arrêter les coupables qui eurent la tête tranchée sans jugement préalable. La colère qu’Édouard manifesta, quand il apprit cette nouvelle, semble prouver leur crime ; il prétendit que les Bretons mis à mort par ordre de Philippe étoient partisans de la maison de Montfort, par conséquent sous la protection de l’Angleterre, et que leur exécution rompoit la trève. Le parlement d’Angleterre partagea ses sentimens et lui accorda des subsides. La guerre commença en Guyenne où le comte de Derby remporta d’abord de grands avantages sur les armées françaises, mais l’arrivée du duc de Normandie rétablit les affaires. Édouard avoit équipé une flotte pour venir au secours de cette province ; les vents contraires s’opposant à la traversée, un Français transfuge, plus funeste encore à sa patrie que ne l’avoit été Robert d’Artois, donna au monarque anglais le conseil de débarquer en Normandie. Geoffroi d’Harcourt, dont le frère avoit été exécuté comme complice des Bretons, et qui n’avoit échappé au même sort qu’en prenant la fuite, s’étoit réfugié en Angleterre, où il fut d’autant mieux accueilli qu’il ne respiroit que vengeance contre sa patrie. Il parvint aisément à faire entendre à Édouard que cette riche province, qui étoit dégarnie de troupes, et qui depuis Philippe-Auguste n’avoit point été le théâtre de la guerre, offroit des conquêtes faciles et un immense butin. L’armée anglaise débarqua à la Hogue le 12 juillet 1346 ; Édouard la partagea en trois corps, afin de jeter une terreur plus grande dans le pays, et permit aux soldats, suivant le témoignage de Hume, de piller, de dévaster et de brûler toutes les places dont ils pourroient se rendre maîtres. Ces ordres cruels ne furent que trop fidèlement exécutés, et il seroit impossible de peindre les excès auxquels se livra une soldatesque effrenée. Les villes qui ouvroient leurs portes n’étoient pas plus épargnées que celles qui essayoient de résister. Étrange manière pour Édouard d’entrer dans un royaume dont il se prétendoit le souverain.

Il n’y eut pas moins d’étonnement que de consternation à la cour de France, lorsqu’on apprit l’invasion subite d’une province qui n’étoit point en état de defense et qu’il étoit impossible de secourir promptement. Toutes les troupes avoient été dirigées sur la Bretagne et sur la Guyenne, où sembloit devoir être le théâtre de la guerre. Philippe, afin d’arrêter la marche de l’ennemi et pour se donner le temps de réunir une armée, envoya en toute diligence le comte d’Eu, connétable de France, à Caen, avec ordre de tenir jusqu’à la derniere extrémité dans cette place, qui étoit protégée par une bonne forteresse ; mais le connétable, soit incapacité, soit trahison, se laissa forcer à la premiere attaque, et se rendit lui-même prisonnier. Aussitôt que Philippe put disposer de quelques troupes il se mit en campagne et arriva sous les murs de Rouen presque en même temps qu’Edouard, qui n’osa attaquer la ville. Les deux monarques marchèrent jusqu’à Poisy, en côtoyant la Seine qui les séparoit, et dont tous les ponts étoient rompus ou gardés par les Français. Édouard, trouvant tous les passages interceptés, et voyant l’armée française se grossir chaque jour, sans qu’on parût songer à lui livrer bataille, s’aperçut que l’intention de l’ennemi étoit de le cerner de toutes parts, et de l’accabler ensuite sous le nombre. Par une fausse marche il trompa Philippe, qui, pour le poursuivre, abandonna Poissy, sur lequel l’Anglais revint avec toutes ses forces, répara le pont, et fut libre de se diriger vers la Flandre en traversant la Picardie. Cette manœuvre habile lui avoit fait gagner plusieurs journées de marche sur Philippe. N’ayant eu d’autre projet que de ravager nos provinces, satisfait d’y avoir réussi, il ne cherchoit qu’à effectuer promptement sa retraite, et ne vouloit point risquer le hasard d’une bataille, qui ne lui offroit nulle chance de salut, s’il étoit défait. Mais, arrivé sur les bords de la Somme, il trouva encore tous les passages fortifiés et garnis de troupes. Il essaya vainement d’en forcer quelques-uns. Ses troupes étoient harassées par une longue marche, embarrassées par le butin, et par une foule innombrable de prisonniers. Philippe avançoit avec une armée supérieure à la sienne et animée par la soif de la vengeance. Jamais Édouard n’avoit été dans une position aussi critique ; on pouvoit, sans le combattre, le tenir bloqué, l’affamer, et le forcer de se rendre à discrétion. La fortune vint à son secours. Un misérable, dont l’histoire a conservé le nom, et il est à remarquer que, dans toute cette guerre, des Français seuls furent cause de nos plus grands désastres ; un misérable, nommé Gobin Agace, séduit par l’appât de l’or, indiqua à Édouard, près de Blanquetade, un endroit où la Somme étoit guéable pendant la basse marée. L’Anglais en profita sans perdre un seul instant, et Godemar de Faye, qui étoit sur l’autre rive avec douze mille hommes, ne lui opposa aucune résistance. Philippe arriva au moment où l’arrière-garde achevoit de passer. Si Godemar eût fait son devoir, l’armée anglaise, arrêtée pendant quelques heures, étoit perdue sans ressource. Pour comble de malheur, le retour de la marée empêcha Philippe de suivre l’armée anglaise par le même gué ; il fut obligé de descendre jusqu’au pont d’Abbeville, et perdit ainsi un temps irréparable. Furieux de voir l’ennemi lui échapper, il étoit décidé à forcer de marche pour le poursuivre. Édouard n’avoit que peu d’avance, son armée étoit trois fois moins forte que celle de Philippe ; il craignit d’être enveloppé s’il s’engageoit dans les plaines de la Picardie ; il choisit donc un terrain avantageux près du village de Crécy, disposa ses troupes dans le meilleur ordre, mit le temps à profit pour élever de bons retranchemens, et attendit les Français, espérant, dit Hume, que leur pétulance les précipiteroit dans quelque démarche mal combinée.

Le samedi 25 août 1346, Philippe sortit d’Abbeville à la tête de ses troupes ; après avoir fait trois lieues, il envoya reconnoître la position des Anglais sans arrêter la marche des corps avancés. Le rapport de ses coureurs le décidèrent à suspendre l’attaque ; mais ses ordres ne furent écoutés que par une partie de l’armée, et l’on arriva dans le plus grand désordre en présence de l’ennemi. Alors le Roi lui-même, emporté par son ressentiment, fit commencer l’action. Quinze mille arbalétriers génois, qui formoient l’avant-garde, refusèrent d’abord de combattre, disant qu’ils étoient excédés par la fatigue de la marche ; le comte d’Alençon, frère du Roi, menace de leur passer sur le corps avec ses hommes d’armes ; ils attaquent mollement, sont repoussés par les archers anglais, puis foulés aux pieds par notre cavalerie, qui se rompt pour punir leur lâcheté, au lieu de tourner ses armes contre l’ennemi. Le fils du roi d’Angleterre, le jeune prince de Galles, connu depuis sous le nom du Prince Noir, parce qu’il portoit des armes de cette couleur, profite habilement de cette faute pour conduire à la charge le corps qu’il commandoit, et bientôt l’action devient générale. Les Français se battent avec acharnement et sans ordre ; les sages dispositions de l’ennemi l’emportent sur leur nombre et sur leur valeur, ils sont enfoncés de toutes parts. Philippe s’avance avec la réserve, mais une terreur panique s’empare de sa troupe. À peine soixante hommes d’armes restent autour de lui ; il n’en continue pas moins de combattre ; ne pouvant plus espérer de vaincre, il veut sauver la honte de sa défaite par une mort glorieuse ; son cheval est tué, il en remonte un autre, reçoit deux blessures, et ne quitte le champ de bataille qu’entraîné malgré lui par le comte de Hainaut. Les Anglais n’accordent point de quartier et font un horrible carnage de nos soldats. Leur rage n’étant point encore assouvie, ils plantent le lendemain des drapeaux français sur les hauteurs afin d’attirer les fuyards qu’ils massacrent sans pitié. Ils surprennent les troupes des communes de Rouen et de Beauvais, qui arrivoient, ignorant la défaite de l’armée, et les passent au fil de l’épée. Cette épouvantable défaite, qui ne peut être attribuée qu’à un excès d’imprudence, telle qu’il est difficile de l’expliquer, coûta à la France plus de trente mille hommes. On a prétendu, mais sans preuve, que la noblesse, mécontente de Philippe, avoit volontairement contribué à la déroute, et que beaucoup de seigneurs avoient même des intelligences avec Edouard.

Suivant la plupart des historiens, ce fut à la bataille de Crécy que l’on se servit pour la première fois d’artillerie ; ils prétendent que huit pièces de canons, employées à propos par Édouard, portèrent la terreur et le désordre dans nos rangs. Les canons étoient inventés depuis peu, mais on les connoissoit en France, car un ancien registre de la chambre des comptes prouve qu’on en avoit fait usage dès l’année 1338, c’est-à-dire huit ans auparavant, au siège d’une forteresse. On se demande alors pourquoi l’armée anglaise avoit de l’artillerie, tandis que l’armée française n’en avoit pas. Peut-être pensera-t-on avec Hume que Philippe, trop pressé de suivre son ennemi, avoit laissé ses canons, qui auroient gêné sa marche ; peut-être Édouard eut-il le premier l’idée d’employer, dans une bataille, l’artillerie, dont on n’avoit encore usé que pour quelques sièges. Le silence des contemporains ne permet de faire que des conjectures. Nous remarquerons seulement que si l’artillerie d’Edouard a, comme on le prétend, produit un si grand effet à la bataille de Crécy, il est étonnant qu’on ne s’en soit pas servi dans les batailles qui furent livrées peu de temps après ; les historiens n’en font point mention. Cette invention, qui devoit changer absolument la manière de combattre, fut négligée pendant plusieurs règnes.

Philippe ayant perdu par sa faute cette bataille décisive, et n’ayant plus d’armée, arriva presque sans suite vers le milieu de la nuit au château de Broyé. Le châtelain lui demande qui il est : « Ouvrez, dit le « Roi, c’est la fortune de la France. » En effet, il ne perdit pas un instant pour essayer de rallier ses troupes éparses, décidé à venger son affront en livrant une seconde bataille. Mais la terreur et le découragement étoient dans toutes les âmes ; il fut impossible d’arrêter les soldats, qui regagnèrent tous leurs foyers, et le Roi désespéré fut contraint de laisser son rival jouir paisiblement du fruit de sa victoire.

Après la déroute entière de l’armée française, Edouard n’avoit plus rien qui pût arrêter ni troubler sa marche ; il étoit le maître de parcourir nos provinces et de les dévaster ; mais il ne se laissa point éblouir par ses succès. Le danger qu’il avoit couru, et auquel il n’avoit échappé que par une sorte de miracle, le rendit prudent. Il avoit vu avec quelle rapidité une armée formidable s’étoit en peu de jours formée à la voix de Philippe. Connoissant bien les ressources immenses de la France, il fut assez sage pour ne point en entreprendre la conquête ; il ne tenta pas même de soumettre une seule province. Son ambition se borna pour lors à s’assurer d’une des clefs du royaume, afin d’avoir toujours à sa disposition des moyens d’attaque et de retraite. Il avoit, par sa propre expérience, reconnu combien l’entrée de la France étoit difficile du côté de la Flandre, et d’ailleurs il avoit perdu presque toute son influence sur les Flamands, qui venoient de massacrer Artevelle, parce que ce chef de séditieux avoit proposé, dans une assemblée, de reconnoître le prince de Galles comme souverain du comté. La grande distance qui le séparoit de ses États de Guyenne, rendoit le transport des troupes difficile ; il lui falloit une place forte, munie d’un bon port, et voisine des côtes d’Angleterre ; la ville de Calais réunissant ces divers avantages, il l’investit au mois de septembre. Jean de Vienne, chevalier bourguignon, qui étoit chargé de la défendre, ne fut ni intimidé par ses menaces, ni séduit par ses promesses. Les talens du gouverneur, la bravoure de la garnison et des habitans rendant toute attaque de vive force inutile, Edouard convertit le siège en blocus. Philippe, qui sentoit toute l’importance de cette place, tenta un dernier effort pour la délivrer ; il avoit rappelé de Guyenne le duc de Normandie ; les troupes que ce prince lui avoit amenées, et celles qu’il put réunir lui-même, montoient à soixante mille hommes, suivant les uns, et jusqu’à cent cinquante mille, suivant les autres. Il s’avança à la tête de cette nouvelle armée ; mais Edouard avoit rendu son camp inattaquable. Le roi de France lui ayant fait proposer le combat, il répondit qu’il étoit là pour prendre Calais ; que si on vouloit une bataille, on n’avoit qu’à aviser aux moyens de l’y contraindre. Philippe, convaincu de l’impossibilité de l’entreprise, fut obligé de se retirer. Les habitans, après avoir souffert toutes les horreurs de la famine, n’ayant plus de secours à espérer de leur Roi, furent réduits à capituler. Le siège duroit depuis près d’un an. Edouard, au lieu d’honorer cette généreuse résistance, prétendit traiter les Calaisiens comme des sujets rebelles. Il exigea qu’ils se rendissent tous à discrétion, se réservant la liberté de les mettre à rançon ou de les faire mourir. Cependant, vaincu par les prières de ses capitaines, il ordonna qu’on lui envoyât six des principaux bourgeois, les chefs tout nus et tout déchaussés, les harts (les cordes) au col et les clefs de la ville entre les mains, dont il feroit à sa volonté. Cette cruelle réponse jeta la consternation dans la ville. Les bourgeois assemblés gardent un morne silence. Eustache de Saint-Pierre, maire de Calais, se lève et déclare qu’il se sacrifie pour ses concitoyens ; Jean Daire, son cousin, Jacques et Pierre Wisant, ses parens, deux autres dont l’histoire ne nous a malheureusement pas conservé les noms, imitent soudain ce noble exemple ; ils partent au milieu des gémissemens et des bénédictions des habitans. Edouard n’est point touché de leur dévouement : il jette sur eux un regard sévère, et donne froidement l’ordre de les conduire au supplice. Ses officiers le sollicitent en vain, il est inexorable, et répète l’ordre cruel. Ces généreuses victimes alloient être livrées au bourreau, lorsque la reine Philippe, femme d’Edouard, vient se jeter à ses genoux et le supplie de ne pas souiller sa victoire par un acte inutile de barbarie. Le Roi, cédant à regret, lui remet les prisonniers, qu’elle fait reconduire dans la ville avec une honorable escorte. On a prétendu que l’intention du Roi n’étoit pas de les faire mourir. Mais les historiens anglais eux-mêmes avouent qu’Edouard prononça leur arrêt quand ils furent amenés devant lui. Cet acte de barbarie les étonne dans un prince magnanime, mais ils n’essaient ni de le nier, ni de le justifier.

Edouard pouvoit d’autant moins refuser la grâce des six Calaisiens à la Reine, que cette princesse venoit de lui rendre d’importans services en Angleterre. Pendant son absence, David Bruce, roi d’Ecosse, étoit entré dans le Northumberland à la tête de cinquante mille hommes. La Reine, à la première nouvelle de cette invasion, rassemble des troupes, les conduit elle-même au-devant de l’ennemi, le met en déroute complète ; et ramène David Bruce prisonnier à la tour de Londres. Après cette victoire, elle étoit venue rejoindre son époux devant Calais.

À peu près à la même époque une autre princesse se signaloit en Bretagne par ses exploits, et s’y montroit digne rivale de la comtesse de Montfort. À l’expiration de la trêve, Charles de Blois étoit entré dans cette province avec une armée française, grossie de ses nombreux partisans. La comtesse de Montfort le surprit auprès de la Roche-Derien et le fit prisonnier. Sa femme se mit alors à la tête de son parti ; et l’on vit deux princesses, dont chacune tenoit le mari de l’autre prisonnier, se combattre à outrance, et montrer autant de talens dans la guerre que dans les négociations.

Aussitôt qu’Édouard fut maître de Calais il en chassa tous les habitans, peupla entièrement la ville d’Anglais, qu’il y attira en leur accordant de grands privilèges ; puis il se rendit enfin aux vives sollicitations des légats du Pape, et consentit à suspendre les hostilités jusqu’à la saint-Jean de l’année suivante. Une seule ville étoit le fruit de son expédition, mais cette ville lui ouvroit le royaume. La trêve fut à diverses reprises prolongée jusqu’en 1355, et ces prolongations semblent devoir être attribuées plutôt à la peste qui désola en même temps toute l’Europe, qu’à la modération des deux souverains, que l’ambition et la vengeance animoient également.

Ce terrible fléau se développa d’abord dans le nord de l’Asie, et parcourut ensuite toutes les parties de l’univers connu. Jamais contagion ne fut plus générale et plus meurtrière ; dans plusieurs contrées elle laissa à peine la vingtième partie des habitans ; presque partout elle enleva au moins le quart de la population. Boccace a mis en tête de son Décaméron une description éloquente, mais fidèle, des effets de cette peste ; bizarre introduction à des nouvelles aussi gaies que licencieuses.

La colère céleste sembloit s’appesantir plus particulièrement sur la France. Nos provinces, après avoir été dévastées par la guerre, furent en proie à la famine, et la peste vint mettre le comble aux maux du royaume. Philippe de Valois, qui avoit commencé son règne sous de si heureux auspices, voyoit sa gloire ternie, ses armes humiliées, et ses États en proie à tous les fléaux. Les guerres presque continuelles qu’il eut à soutenir l’avoient forcé à créer de nouveaux impôts, qui pesoient plus particulièrement sur le peuple et augmentoient sa misère. Ce fut lui qui établit la gabelle. Depuis long-temps déjà des droits avoient été mis sur le sel, mais le commerce en étoit libre ; il cessa de l’être, et le sel ne fut plus vendu que pour le compte du Roi. Édouard nommoit assez plaisamment Philippe l’auteur de la loi salique ; celui-ci l’appeloit marchand de laines, parce que les Anglais payoient leurs subsides en laines qu’Edouard vendoit aux Flamands. Ces plaisanteries couroient l’Europe et rendoient la haine des deux monarques plus implacable. Les impôts nouveaux et anciens étant encore insuffisans, il fallut recourir à d’autres moyens. On rechercha les financiers et tous les usuriers lombards et italiens qui avoient tenu à ferme les revenus publics. Les plus riches échappèrent, ainsi qu’on l’a toujours vu, en sacrifiant une foible partie de leurs gains illicites ; Philippe lui-même leur accordoit des lettres de remise, qui étoient quelquefois rejetées par la chambre des comptes. L’altération des monnoies acheva d’aliéner au Roi le cœur des peuples. Trahi par des sujets perfides, il devint soupçonneux et cruel ; trop prompt à se venger, il ordonna plusieurs exécutions sans jugement préalable ; en méprisant ainsi les formes de la justice, que les princes ne violent jamais impunément, il intéressa au sort des coupables, et irrita les grands qui craignirent de devenir à leur tour victimes de pareils actes arbitraires. Au moment où il mourut, il avoit perdu l’amour et l’estime de ses sujets. Cependant il avoit rendu d’importans services à la France ; il s’étoit vu à la vérité réduit à abandonner Calais à l’Angleterre ; mais pendant près de vingt années il avoit soutenu la lutte avec avantage contre Edouard, le prince le plus habile de son siècle. Les frais immenses d’une guerre longue et opiniâtre ne l’avoient pas empêché d’acquérir le Dauphiné, le Roussillon, la Cerdagne et la seigneurie de Montpellier. Le Dauphiné lui avoit été vendu par Humbert II, dauphin du Viennois, moyennant cent vingt mille florins d’or ; le Roussillon, la Cerdagne et Montpellier, par Jacques, roi de Majorque, auquel dom Pèdre, roi d’Arragon, fit trancher la tête quelques années plus tard, après s’être emparé de ses États. Humbert, n’ayant point d’enfans, avoit pris la résolution de céder sa principauté à la France, par haine contre Amédée VI, comte de Savoie, auquel il vouloit laisser un voisinage redoutable.

Lorsque Jean II succéda à Philippe de Valois son père [1350], il étoit dans la force de l’âge ; il avoit commandé les armées, et les avait plus d’une fois conduites à la victoire en Guyenne et en Bretagne. Initié de bonne heure aux affaires de l’État, il avoit pu acquérir cette connoissance des hommes, qui est si nécessaire pour gouverner ; les fautes de son père, suivies de si grands désastres, lui servoient de leçon. Il lui étoit facile de ramener les grands que les rigueurs et les actes arbitraires du dernier règne avoient irrités, mais qui, malgré leur mécontentement, avoient en général fermé l’oreille aux propositions séduisantes d’Édouard. Il sembloit appelé à réparer les maux de la France, il ne fit que les aggraver. Les premiers actes de son autorité lui aliénèrent tous les cœurs. À peine étoit-il couronné, que le connétable comte d’Eu, que nous avons vu se rendre prisonnier en 1346, après avoir si mal défendu la ville de Caen, vint à Paris pour y traiter de sa rançon. Jean fait arrêter le comte, qui est décapité au bout de trois jours sans aucune forme de jugement. Ce fut en vain qu’on répandit le bruit, qu’avant de mourir, il avoit confessé sa trahison devant plusieurs grands du royaume. Le peuple et les seigneurs oublièrent la conduite qu’il avoit tenue en Normandie, rejetèrent les soupçons d’intelligence avec l’Angleterre, soupçons d’autant plus fondés, qu’il avoit reçu des présens considérables d’Édouard, et que la ville de Guines, petite place forte qui lui appartenoit dans le voisinage de Calais, étoit le prix convenu de sa rançon. Comme toutes les formes de la justice avoient été violées à son égard, il fut jugé innocent ; on ne vit en lui qu’une victime sacrifiée à l’avidité d’un favori. La première dignité du royaume n’ayant pu le soustraire aux coups du pouvoir absolu, tous les ordres de l’État ne songèrent plus qu’à se mettre en garde contre les abus de ce pouvoir. La nation alarmée sur ses intérêts les plus chers, sépara sa cause de celle du prince, que les grands cessèrent de soutenir, et lorsqu’on fut obligé de réclamer ses secours, elle dicta des lois au souverain. Nous aurons bientôt lieu de faire remarquer les suites funestes de cette exécution, aussi cruelle qu’impolitique, et que les historiens considèrent comme la source des désordres qui ne tardèrent pas à déchirer le royaume.

Édouard voulant récompenser les services de ses capitaines, les exciter à lui en rendre de nouveaux et resserrer les liens qui les attachoient à lui, avoit institué l’ordre de la Jarretière[7]. Il avoit sagement fixé à vingt-quatre le nombre des chevaliers, afin de rendre cette distinction véritablement honorable pour ceux qui l’obtenoient. Jean II, à son exemple, institua l’ordre de l’Étoile, mais ne connoissant pas aussi bien qu’Édouard les mobiles qui font agir les hommes, il créa cinq cents chevaliers, et l’ordre fut avili dès son origine.

Aussitôt que le pape Clément VI avoit été informé de la mort de Philippe de Valois, il avoit écrit aux rois de France et d’Angleterre afin de les exhorter à la paix ; et Édouard, qui n’avoit point renoncé à ses desseins, mais qui attendoit le moment favorable pour les exécuter, consentit à ce que la trêve fût renouvelée. Cette trêve ne s’étendoit pas à la Bretagne, et elle n’empêchoit pas les Français et les Anglais de s’y battre comme auxiliaires des comtesses de Blois et de Montfort. Il n’y avoit pas d’armées régulières ; chaque baron disposoit à son gré des soldats qui suivoient sa bannière, portoit la guerre où bon lui sembloit, tâchoit de surprendre les villes ou les châteaux appartenant à l’ennemi, et avoit soin de s’assurer de quelque forteresse où il se retiroit s’il rencontroit des forces supérieures. Cette manière de faire la guerre avoit le double inconvénient de ne rien décider et de désoler une plus grande étendue de pays. Les Anglais surtout y commettoient d’horribles ravages.

La trêve conclue l’année précédente entre la France et l’Angleterre expiroit au mois d’août 1351. Pendant que l’on négocioit pour une prolongation, il y eut en Saintonge quelques hostilités, et néanmoins on convint encore d’une suspension d’armes pour une année. Cette nouvelle trêve n’empêcha pas Édouard de s’emparer de la ville de Guines, qui lui fut livrée par le gouverneur ; et lorsque le roi de France se plaignit d’une pareille infraction, l’Anglais se contenta de répondre que les trêves étoient marchandes. Jean II fut obligé de dévorer cet affront ; la situation du royaume ne lui permettoit pas d’en tirer vengeance. Ses finances étoient épuisées, la famine désoloit ses Etats, le peuple étoit trop malheureux pour que le Roi pût lui imposer de nouvelles charges. Les discordes civiles vinrent mettre le comble à tant de maux.

Charles, fils de Jeanne d’Evreux et petit-fils de Louis-le-Hutin, avoit été couronné roi de Navarre après la mort de sa mère. Outre le royaume de Navarre, il possédoit en France un grand nombre de places, qui avoient été cédées à sa maison, en échange des comtés de Champagne et de Brie. Les unes étoient situées en Normandie et sur les côtes, d’autres jusque dans le voisinage de la capitale. Il étoit venu à Paris en 1351, et le Roi avoit cru s’attacher un allié puissant en lui donnant sa fille en mariage. Ce mariage devint une source inépuisable de maux pour la France. « Charles avoit, dit Mézerai, toutes les bonnes qualités qu’une méchante ame rend pernicieuses, l’esprit, l’éloquence, l’adresse, la hardiesse et la libéralité. » Pendant toute sa vie, qui n’offre qu’une série fatigante de trahisons, de parjures et de crimes, il fit le mal avec une si inconcevable persévérance, que l’on ne peut citer de lui une seule action estimable, et l’histoire l’a justement flétri du surnom de Mauvais. À peine a-t-il épousé la fille du Roi, qu’il fait assassiner Charles de la Cerda, connétable de France, et favori de Jean II. Ce seigneur avoit, si l’on en croit d’anciennes chroniques, fait périr le connétable, comte d’Eu, afin d’avoir sa charge. Abusant de la foiblesse du Roi, il bravoit les grands et les princes ; Charles de Navarre avoit personnellement à se plaindre de lui : il soudoie des assassins, et avoue hautement cet acte d’une vengeance aussi lâche que criminelle. Il étoit alors à Evreux ; prévoyant que le Roi ne laisseroit pas ce crime impuni, il profite du mécontentement général pour se faire un parti dans le royaume, entre en négociation avec l’Angleterre, fortifie ses places, se met en état de défense, puis envoie demander à Jean un pardon que celui-ci ne peut lui refuser. On traite ; au lieu du châtiment qu’il méritoit, il obtient non-seulement une amnistie entière pour ses agens, mais encore la cession de plusieurs seigneuries. Il ne consent à venir faire un simulacre de réparation qu’après avoir reçu un fils de France en otage. Ce traité honteux, auquel le roi Jean étoit réduit par suite de sa mauvaise administration, achève d’avilir son gouvernement. Charles, enhardi par le succès d’un premier crime, forme de nouvelles ligues avec les grands et avec l’Angleterre, jure plusieurs fois la paix, qu’il rompt aussitôt après l’avoir signée, et remplit le royaume de troubles et de confusion.

Les trêves avoient été successivement prolongées jusqu’en 1355. On négocioit pour une paix définitive ; Édouard affectoit de la désirer vivement, mais il étoit trop habile pour ne pas profiter des désordres qui régnoient en France ; ses démonstrations pacifiques n’avoient d’autre objet que de tromper le roi Jean, et de l’attaquer avec plus d’avantage. Lorsqu’il avoit pris le titre de roi de France, et même après les désastres de la journée de Crécy, aucune province, aucune ville, aucun seigneur français n’avoient embrassé sa cause ; il connoissoit le roi de Navarre, et comptoit peu sur son appui. Mais la guerre civile, prête à éclater dans le royaume, en paralysoit les forces, et suffisoit pour favoriser ses projets d’invasion. Aussitôt que la trêve fut expirée il se rendit à Calais, mit tout à feu et à sang dans le Boulonnois et dans l’Artois. Il s’avançoit sur les frontières de la Picardie, lorsque Jean II qui étoit parvenu, non sans peine, à réunir une armée, vint lui offrir la bataille, qu’il refusa. Il effectua sa retraite, emportant un immense butin, et retourna en Angleterre, à la nouvelle qu’il reçut d’une entreprise des Écossais sur Berwick. Le prince de Galles étoit descendu en même temps dans la Guyenne, avoit ravagé la Gascogne, puis avoit ramené à Bordeaux son armée chargée de dépouilles. Ces contrées avoient pour les défendre des troupes supérieures aux siennes ; mais la mésintelligence des généraux ne leur permit point d’agir, et le prince de Galles ne rencontra nul obstacle dans son expédition.

Pendant que la France étoit ainsi ravagée, le roi de Navarre tramoit de nouveaux complots. Le dauphin Charles (le fils aîné du roi Jean avoit le titre de dauphin depuis la cession du Dauphiné), abusé par lui, partageoit des desseins dont il étoit loin de pénétrer le véritable but. Ce complot fut découvert, et le jeune Charles avoua franchement sa faute. Dans cette conjoncture délicate le Roi se conduisit avec une extrême prudence. Non-seulement il pardonna à son fils, mais il lui donna l’investiture du duché de Normandie, qui, réuni au Dauphiné que le jeune Charles possédoit déjà, lui formoit un apanage considérable, et ôtoit aux factieux tout espoir de le séduire. Il avoit fait, au commencement de son règne, exécuter sans jugement le connétable d’Eu ; il ne voulut point livrer à la justice des coupables dont le crime eût été facile à prouver, mais dont la punition auroit augmenté le nombre des mécontens. Sa position exigeoit en effet une extrême prudence. La France, ouverte à l’ennemi par Calais et par la Guyenne, l’étoit encore par la Normandie, où le roi de Navarre disposoit de plusieurs ports. Des armées nombreuses devenoient nécessaires pour couvrir nos provinces, et loin de pouvoir lever de nouvelles troupes, le Roi manquoit de fonds pour entretenir celles qu’il avoit déjà sur pied. Après avoir épuisé tous les moyens pour se procurer de l’argent, il se décida à convoquer les états-généraux[8], à leur exposer les dangers du royaume, et à leur demander des secours pour le défendre.

Nous avons déjà vu les états-généraux assemblés sous Philippe-le-Bel ; mais les députés des communes qu’on y avoit admis pour la première fois, n’avoient été appelés à délibérer que sur les prétentions des papes, relativement à la puissance temporelle, et non sur les besoins du royaume. D’autres états convoqués sous Philippe de Valois, ne s’étoient occupés que de confirmer les droits de ce prince à la couronne de France. Ici les choses prennent une face nouvelle. Les états votent des levées d’hommes, règlent les impôts, en déterminent l’emploi, qu’ils font surveiller par des commissaires, et arrêtent plusieurs réglemens d’administration et de police. Ces états, qui font époque dans notre histoire, furent assemblés dans la grand’chambre, le 2 décembre 1355 ; et le parlement, qui étoit devenu cour suprême de justice, n’y siégea point.

La position respective des trois ordres mérite d’être remarquée, parce qu’elle eut une grande influence sur les événemens de ce règne. La noblesse, dépouillée successivement de ses antiques droits, soumise malgré elle à l’autorité royale, qui s’étoit servi des communes pour l’abaisser, révoltée par les actes du pouvoir arbitraire, cherchoit, à son tour, l’appui des communes contre le souverain. Le clergé, également dépouillé de la plupart de ses privilèges, n’ayant pu conserver la juridiction qu’il avoit exercée jusqu’à Philippe de Valois, froissé entre l’autorité royale et la puissance des grands, désiroit l’agrandissement des communes, sur lesquelles il espéroit acquérir facilement une grande influence. Le troisième ordre, qu’on appeloit le tiers-état, ne se composoit encore que des députés des villes affranchies, parce que les villes seules avoient des droits et des intérêts à soutenir ou à défendre ; après avoir aidé les rois à soumettre les grands, et à restreindre les prérogatives du clergé, il étoit naturel qu’il profitât des circonstances pour poser des limites à l’autorité royale, dont le poids pesoit plus particulièrement sur lui par les impôts qu’il supportoit presque seul. Ce troisième ordre avoit acquis des richesses par le commerce et par les emplois de finances ; il étoit plus instruit que la noblesse, entièrement livrée au métier des armes ; on comptoit des hommes habiles, ambitieux et hardis parmi ses députés ; mais alors, comme à toutes les époques, les hommes nés pour donner l’impulsion aux autres, s’occupèrent plus de leurs propres intérêts que de ceux du royaume.

Sans ces détails préliminaires, on auroit peine à s’expliquer comment, dès cette première assemblée, les députés des communes purent se placer sur le pied d’une égalité parfaite avec les deux autres ordres, et comment ils se rendirent maîtres des délibérations, qui furent toutes à leur avantage. Il fut d’abord convenu comme règle immuable, que les propositions des états n’auroient de force que lorsqu’elles auroient été approuvées par les trois ordres, et que deux ordres réunis ne pourroient forcer le consentement du troisième. On décida qu’il seroit levé trente mille hommes d’armes, c’est-à-dire plus de quatre-vingt-dix mille combattans ; on y joignit au besoin les communes du royaume qui devoient former une immense infanterie, et l’on établit des impôts pour l’entretien de ces troupes pendant l’année. Mais les états décidèrent en même temps que ces impôts seroient supportés par tous sans distinction ; que le Roi, la Reine, les princes y seroient soumis ; et ils se réservèrent le droit de choisir eux-mêmes ceux qui devoient être chargés de percevoir et d’employer les fonds. Ils exigèrent que le Roi renonçât formellement à toute altération dans les monnoies, au droit de se faire défrayer, lui et sa suite, dans ses voyages ; qu’il s’engageât à ne plus soustraire aucun Français à la juridiction des juges ordinaires, à interdire le commerce à tout juge et officier de justice, et à ne plus convoquer l’arrière-ban du royaume sans le consentement des états, à moins qu’il fût impossible de les assembler. Le Roi fut obligé de souscrire à ces conditions, quelque dures qu’elles lui parussent, et il leur donna force de loi par une ordonnance du 28 décembre.

Si les États avoient su pourvoir à la défense du royaume, et s’étoient bornés à provoquer des réformes utiles dans l’administration, ils ne mériteroient que de justes éloges. Mais les nouveaux impôts établis par eux, malgré les observations du Roi, étoient insuffisans, et d’une perception si difficile, qu’on fut obligé de recourir à d’autres moyens. Les factieux qui dominoient dans l’assemblée n’avoient pas l’intention de s’en tenir à la réforme des abus ; ils vouloient prendre une part active au gouvernement, usurper la puissance royale, mettre le monarque en tutèle, et profiter des circonstances pour assouvir leur avidité et leur ambition. N’ayant pu obtenir qu’une foible partie de ce qu’ils désiroient, ils avoient fait ajourner les États à l’année suivante, sous prétexte de voter, s’il y avoit lieu, la continuation des subsides. Le Roi, trompé dans son attente, voyoit ainsi la monarchie menacée de nouveaux malheurs par ceux-là même qu’il avoit appelés pour la défendre. Les intrigues du roi de Navarre augmentoient encore son embarras. Il n’ignoroit pas que ce prince, qui soutenoit les factieux des communes, cherchoit en même temps à soulever les deux autres ordres, en leur représentant que par les derniers impôts auxquels ils étoient assujettis, on violoit leurs privilèges, et qu’on les assimiloit aux vilains. Jean se repentit alors de la clémence qu’il avoit déployée l’année précédente, et, résolu de se venger, il se livra à toute la violence de son caractère. Le Dauphin, d’après ses ordres, n’avoit point rompu avec Charles-le-Mauvais ; il le charge d’attirer ce prince à Rouen, s’y rend lui-même à l’improviste, accompagné de cent hommes d’armes, l’arrête de sa propre main, fait décapiter quatre seigneurs de sa suite, et l’envoie prisonnier au château du Louvre. Cette action, sans être excusable, pouvoit au moins, si elle eût été habilement soutenue, frapper de terreur les factieux ; Jean auroit dû avoir des troupes prêtes pour s’emparer sur-le-champ de toutes les places du roi de Navarre, et pour prévenir les soulèvemens. Rien n’étoit disposé ; il n’avoit pas même de soldats en Normandie. Philippe de Navarre, frère de Charles-le-Mauvais, profite de cette faute, réunit tous les partisans de sa maison, fait un appel à la noblesse, met de bonnes garnisons dans les places, et traite ouvertement avec le roi d’Angleterre, qui se trouve enfin avoir un parti déclaré en France.

Édouard ne perd pas un instant pour envoyer des secours à son nouvel allié. Le duc de Lancastre débarque en Normandie ; ses troupes, réunies à celles du prince navarrois, s’emparent de plusieurs villes qu’elles livrent au pillage, et commettent d’horribles dégâts dans les campagnes. Jean II s’avance pour les combattre ; mais il ne peut les forcer à la bataille, et ses exploits se bornent à la prise du château de Tilliers. La saison étoit avancée ; déjà il avoit licencié ses troupes, lorsqu’il apprend que le prince de Galles dévaste les provinces méridionales, et qu’après avoir traversé l’Auvergne et le Limousin, il va pénétrer dans le Berry. À cette nouvelle, le Roi convoque toute la noblesse du royaume, et jure de combattre l’ennemi partout où il le rencontrera : serment funeste, qu’il n’accomplit que trop fidèlement. Pendant que l’armée française se rassemble, le prince de Galles force de marche pour aller se réunir au duc de Lancastre. Arrêté par la Loire, dont tous les passages étoient garnis de soldats, il revient sur ses pas, dans l’espoir de pouvoir rentrer en Guyenne avant d’être attaqué ; mais le Roi arriva près de Poitiers avant lui, et il se trouva entièrement coupé, ne pouvant ni avancer ni reculer sans combattre. Il avoit à peine douze mille hommes ; l’armée française s’élevoit à plus de soixante mille. Si le roi Jean eût voulu profiter de ses avantages, il pouvoit le réduire à mettre bas les armes sans tirer l’épée ; il suffisoit de garder les passages pour affamer l’ennemi, qui déjà manquoit de vivres : mais les Français brûloient d’en venir aux mains, et aussitôt qu’ils furent en présence, ils se disposèrent au combat. Au moment où l’action alloit s’engager, le cardinal de Périgord se présenta comme médiateur. Le prince de Galles qui ne se dissimuloit pas le danger de sa position, offrit d’abandonner toutes ses conquêtes, de rendre tous les prisonniers, et de ne pas servir pendant sept ans contre la France. Mais Jean exigeoit, en outre, que le prince se rendît lui-même prisonnier avec cent des principaux de son armée, espérant qu’Édouard seroit forcé de lui céder Calais pour délivrer son fils. Tout le jour se passa en négociations inutiles, et le prince de Galles ayant déclaré que jamais l’Angleterre n’auroit à payer sa rançon, on se prépara à la bataille pour le lendemain [19 septembre 1356]. Ce délai fut on ne peut plus funeste aux Français ; il donna le temps au prince de rendre presque inexpugnable le poste qu’il occupait, et de profiter, pour se défendre, de tous les avantages d’un terrain coupé de bois et de broussailles. Les Français, pour commencer l’attaque, étoient obligés de traverser un défilé étroit, bordé des deux côtés de fortes haies, derrière lesquelles le prince de Galles avoit placé ses meilleurs archers. À peine les hommes d’armes sont-ils engagés dans le défilé, qu’on fait pleuvoir sur eux une grêle de traits ; ils ne sont plus les maîtres de leurs chevaux blessés, qui vont porter le désordre dans les rangs du premier corps, que commandoit le Dauphin. Une terreur panique s’empare des seigneurs qui accompagnent le jeune prince ; ils l’entraînent, et vingt mille hommes prennent la fuite sans avoir combattu. Le duc d’Orléans, frère du Roi, auquel on avoit confié un second corps, également de vingt mille hommes, saisi de la même terreur, quitte aussi le champ de bataille, et ses troupes fuient avec lui. L’ennemi s’est à peine ébranlé, et déjà les deux tiers de l’armée française sont en pleine déroute. Si le troisième corps, que le Roi commandoit en personne, avoit suivi l’exemple que lui donnoit le monarque, la victoire seroit néanmoins restée aux Français : mais la plupart des siens l’abandonnent lâchement. En vain fait-il des prodiges de valeur ; resté presque seul, accablé sous le nombre, il est obligé de se rendre prisonnier avec le jeune Philippe, son fils, qui, n’ayant pas encore atteint sa quinzième année, combattit à côté de son père jusqu’au dernier moment, et mérita le surnom de Hardi par sa précoce intrépidité.

Le prince de Galles sut rehausser l’éclat de son triomphe par la manière dont il traita ses prisonniers. Il eut pour Jean et pour Philippe tous les égards qu’un vainqueur généreux doit à la valeur malheureuse ; et ses officiers en agirent de même avec les prisonniers que le sort des armes avoit mis entre leurs mains. La foiblesse de son armée ne lui permettoit pas de profiter de cette victoire inespérée, plus étonnante encore que celle de Crécy, et obtenue, comme elle, au moment où les Anglais, imprudemment engagés en pays ennemi, ne pouvoient plus être sauvés que par l’imprudence des Français. Il prit la route de Bordeaux dès le lendemain de la bataille, et quelque temps après signa une trêve de deux ans.

On auroit peine à décrire la consternation de Paris lorsqu’on y apporta la nouvelle de la défaite de Poitiers. Le royaume envahi de toutes parts, désolé en même temps par la guerre civile et par la guerre étrangère, n’avoit plus ni armée, ni souverain pour le défendre. Si l’expérience, l’activité et le courage du roi Jean n’avoient pu sauver l’État, quelle espérance y avoit-il à fonder sur le dauphin Charles, duc de Normandie, âgé de dix-huit ans, dont la conduite avec le roi de Navarre et à la journée de Poitiers, ne sembloit annoncer qu’un caractère foible et pusillanime.

Le duc de Normandie arriva dans la capitale dix jours après la déroute, et convoqua sur-le-champ les États-généraux, qui s’assemblèrent le 17 octobre. Comme héritier présomptif de la Couronne, il fut sans difficulté reconnu lieutenant-général du royaume, titre que son père lui avoit conféré dès le mois de juin précédent. Il ne prit pas le titre de régent, parce qu’il ne pouvoit être déclaré majeur qu’à l’âge de vingt-un ans, d’après les lois de la monarchie.

La France ne s’étoit point encore trouvée dans une position aussi critique ; jamais la réunion de toutes les volontés n’avoit été plus nécessaire pour la préserver d’une ruine totale, et cependant jamais il n’y eut plus d’indifférence pour les malheurs publics, dont les factieux cherchèrent à profiter, au lieu d’y porter remède. Les députés des communes avoient exercé une influence remarquable aux derniers États-généraux. Ils se rendirent maîtres absolus dans les assemblées qui eurent lieu pendant la captivité du Roi. Les plus grandes maisons avoient perdu leurs chefs à la bataille de Poitiers ; les nobles, qui n’avoient pas été tués ou faits prisonniers, s’étoient déshonorés par une fuite honteuse, ou en ne répondant pas à l’appel du monarque. La noblesse n’avoit plus ni influence ni crédit, et d’ailleurs, elle eût été peu disposée à soutenir l’autorité royale. Le clergé favorisoit les entreprises des députés des communes, dont les premières délibérations dévoilèrent les projets. Avant d’accorder des subsides, ils sommèrent le Dauphin de renvoyer les principaux magistrats du royaume, de former un conseil composé des membres des États, sans l’avis desquels aucune affaire importante ne pourroit être décidée, et enfin de rendre la liberté au roi de Navarre. Le Dauphin, n’osant pas leur résister ouvertement, prétendit qu’avant de répondre il devoit prendre les ordres de son père ; il fut même assez habile pour séduire quelques députés, et cette fois les États se séparèrent sans résistance. Il profita du temps qu’il avoit gagné pour demander directement aux villes les secours que les États-généraux prétendoient lui faire payer, par l’avilissement de l’autorité royale. Cette tentative ayant échoué, il essaya de se procurer des fonds en altérant les monnoies ; mais les Parisiens se révoltèrent, et il se trouva livré à la merci des factieux. Les États assemblés de nouveau élevèrent plus haut leurs prétentions ; non-seulement ils exigèrent la formation du conseil dont on a déjà parlé, mais ils s’arrogèrent le droit de se réunir, par la suite, sans que le monarque les convoquât, se firent donner des gardes (chaque membre en eut six), et ce qui leur importoit le plus, ils s’emparèrent du maniement des finances. Les factieux étoient dirigés par Étienne Marcel et par Robert Le Coq. Le premier, prévôt des marchands de la ville de Paris, disposoit à son gré du petit peuple, dont il paroissoit défendre avec chaleur les intérêts ; il étoit fourbe, audacieux et cruel, tous les moyens lui étoient également bons pour parvenir à ses fins. Le deuxième, élevé par le Roi de la profession d’avocat à la charge d’avocat-général, puis au siège épiscopal de Laon, qui lui donnoit le titre de duc, ne reconnoissoit de si grands bienfaits que par la plus noire ingratitude, et se montroit l’ennemi le plus acharné du souverain.

Cependant la trêve venoit d’être signée entre la France et l’Angleterre [13 mars 1356]. Édouard y avoit consenti, espérant tirer, par la rançon du Roi, autant d’avantages que par la force des armes ; d’ailleurs il vouloit laisser déchirer le royaume par des factions qu’une guerre poussée à outrance auroit pu réunir contre lui. Cette trêve, qui rendoit les subsides inutiles, sembloit devoir abattre la puissance des états. Le Roi avoit annulé leurs décisions, et défendu qu’on levât les nouveaux impôts ; mais les factieux parvinrent à égarer tellement les esprits, qu’il y eut un soulèvement général contre cet ordre du monarque, qui étoit si favorable au peuple. Le Dauphin fut obligé de céder, et les subsides furent maintenus. Dès-lors il n’y a plus que confusion et anarchie dans la capitale ; les émeutes se renouvellent sans motif même apparent ; on barricade les rues, on fortifie la ville, les séditieux exercent un pouvoir absolu et se livrent à de si épouvantables excès qu’ils perdent une partie de leur crédit parmi le peuple. Le Dauphin essaie de ressaisir l’autorité ; une circonstance le favorise. Philippe de Navarre, maître d’Evreux et de plusieurs places fortes sur les confins de la Normandie, faisoit des courses jusqu’aux portes de la capitale, et les factieux, qui avoient dissipé les fonds destinés à l’entretien des troupes, n’avoient point de soldats à lui opposer. Charles profite habilement des dispositions et des alarmes du peuple, intimide par une fermeté inattendue l’audacieux Marcel et ses complices, auxquels il défend de se mêler des affaires du royaume ; mais au lieu d’achever ce qu’il avoit si heureusement commencé, il quitte Paris, leur laisse le temps de détruire son ouvrage, et, trompé par de fausses apparences de soumissions, revient se mettre entre leurs mains. Il commençoit à reconnoître l’imprudence de sa conduite, quand il apprit que le roi de Navarre venoit d’être mis en liberté. Marcel et ses partisans lèvent tout-à-fait le masque ; Le Coq s’établit de son autorité chef du conseil, et gouverne au nom du prince qui est forcé de recevoir Charles-le-Mauvais, de lui accorder toutes ses demandes, et de faire mettre en liberté tous les prisonniers, même les voleurs et les assassins. Aidés de ce renfort. Le Coq et Marcel immolent tous ceux qui leur portent ombrage ; ils font massacrer, en présence même du Dauphin, les maréchaux de Champagne et de Normandie, dont le sang rejaillit jusque sur ses vêtemens, couvrent la tête de ce malheureux prince, du chaperon rouge et pers (couleur bleue tirant sur le vert) qui étoit leur signe de ralliement, et exigent qu’il approuve leur conduite par une déclaration solennelle. Pendant que ces scènes d’horreur se passoient à Paris, les provinces étoient livrées à tous les genres de dévastation. Les soldats anglais et français, qui avoient été licenciés depuis la trêve, s’étoient réunis par bandes, avoient choisi des chefs, pilloient les campagnes et même les villes peu fortifiées. Les paysans, réduits au désespoir, tournèrent leur rage contre les seigneurs, dont ils réclamoient en vain les secours depuis leur affranchissement, et dont ils éprouvoient toutes les vexations que les puissans se croient permises avec les foibles. Ce qui paroît extraordinaire c’est que ce soulèvement, auquel on donna le nom de Jacquerie, eut lieu presque partout en même temps, qu’il eut partout le même but, sans qu’on ait jamais pu découvrir aucun dessein prémédité, ni aucun concert entre les différentes troupes de paysans qui abandonnèrent leurs villages dévastés pour piller les châteaux. Ils avoient juré d’exterminer tous les nobles, sans distinction d’âge ni de sexe ; et, non contens de les massacrer, ils exerçoient sur eux des actes de barbarie tels que, suivant l’expression de Froissard, nulle créature humaine ne devroit et n’oseroit les penser.

La noblesse, abandonnée à leurs fureurs, sentit trop tard la faute qu’elle avoit faite en laissant avilir le pouvoir royal, où elle puisoit toute sa force ; elle reconnut qu’en s’isolant, elle avoit elle-même causé tous ses maux, et elle chercha franchement à se rapprocher du Dauphin. Tous les hommes honnêtes et paisibles qui appartenoient aux ordres du clergé et du tiers-état, étoient également fatigués des désordres. À Paris même, d’où le Dauphin étoit parvenu à s’échapper, Marcel et Le Coq ne se soutenoient plus qu’avec peine. Ceux de leurs complices qui s’étoient rendus moins coupables qu’eux et qui croyoient encore pouvoir espérer un pardon, songeoient aux moyens de l’obtenir. Voulant rester maîtres des événemens, au moment décisif ils avoient fait chasser les troupes anglaises et navarroises que le prévôt des marchands avoit introduites ; ils étoient parvenus à rendre le roi de Navarre suspect au peuple dont naguère il avoit été l’idole. La crise approchoit, le pouvoir alloit échapper aux factieux, le glaive de la justice menaçoit leurs têtes ; il falloit se livrer à la merci du régent ou s’abandonner sans réserve au roi de Navarre, qui occupoit Saint-Denis avec une armée d’Anglais et de Navarrois. Marcel résolut de lui livrer la ville, de faire massacrer par ses soldats tous les partisans du Dauphin, et de le proclamer roi de France. Le Coq devoit faire le couronnement. Tout étoit disposé pour cet horrible projet, mais au moment de l’exécution, Marcel reçut lui-même la juste punition de ses crimes[9]. Sa mort mit fin aux troubles ; le Dauphin rentra dans la capitale, et de nouveaux États, éclairés par une fatale expérience, ne s’occupèrent que des moyens de réparer les maux de la France.

Cependant Édouard en traitant son prisonnier avec une générosité apparente, n’en mettoit que des conditions plus dures à sa délivrance. Jean, fatigué de sa captivité, avoit consenti à restituer toutes les provinces conquises sur l’Angleterre depuis Henri II, et à dispenser le monarque anglais de l’hommage pour ses diverses possessions en France. Le traité fut envoyé à Paris, mais les États-généraux refusèrent de le ratifier. Aussitôt Édouard, qui, pendant la trêve avoit fait d’immenses préparatifs, descend à Calais avec cent mille hommes. Le Dauphin ne pouvant arrêter sa marche, avoit pourvu à la défense des places, y avoit fait transporter les vivres, les fourrages et les effets précieux : les campagnes restoient abandonnées à l’ennemi. Le roi d’Angleterre parcourt les provinces sans rencontrer d’obstacles, et achève de détruire ce qui avoit échappé à la fureur des bandes et des paysans. Il attaque Rheims, où il veut se faire sacrer roi de France ; mais les habitans, animés par leur archevêque, lui opposent une résistance si vigoureuse qu’il est obligé de lever le siège. Il se venge de ce mauvais succès en pillant la Champagne, en rançonnant la Bourgogne, en ravageant le Nivernois, la Brie et le Gatinois ; puis il se présente devant Paris, où le Dauphin s’étoit enfermé. Il essaie en vain de l’exciter à une bataille, ne peut lui faire changer son plan de défense, et va porter le ravage dans le Maine, dans la Beauce et dans les environs de Chartres. Sa position commençoit néanmoins à l’inquiéter ; il n’avoit pu s’emparer encore d’aucune ville importante ; le pays, ruiné par ses troupes ne lui fournissoit plus de vivres ; il n’étoit pas plus avancé que lorsqu’il étoit entré en France, et il craignoit de perdre son armée en prolongeant cette expédition ; mais son orgueil avoit peine à y renoncer. Un orage affreux qui épouvante ses troupes lui sert de prétexte ; il suppose en avoir été effrayé lui-même et avoir fait vœu de consentir à la paix. Nous l’avons déjà vu supposer un vœu au commencement de son règne, lorsqu’il voulut dérober à la connoissance de ses sujets l’hommage qu’il alloit rendre à Philippe de Valois. Il retourne en Angleterre et signe le traité de Bretigny, qui est approuvé par les États-généraux.

Par ce traité, on lui cédoit le Poitou, la Saintonge, le Limousin, le Périgord, l’Agénois, le Quercy, Calais, Guines et Montreuil, qu’il devoit posséder en toute souveraineté ; on renonçoit à l’hommage qu’il avoit rendu jusqu’alors pour la Guyenne et pour le comté de Ponthieu ; enfin, on s’engageoit à lui payer trois millions d’écus d’or[10]. De son côté, Édouard renonçoit à toute prétention sur la couronne de France, et sur la principauté de la Normandie, de la Touraine, du Maine, de l’Anjou, de la Flandre et de la Bretagne. Les renonciations formelles devoient être confirmées plus tard par les deux monarques, et le roi de France devoit livrer en otages trois de ses fils, son frère et trente-six autres princes ou seigneurs. Charles-le-Mauvais craignant que le roi de France, débarrassé de toute inquiétude du côté de l’Angleterre, ne le punît de ses perfidies, s’empressa de signer la paix avant que le Roi eût été rendu à la liberté. Jean rentra en France le 25 octobre 1360, après quatre ans un mois et six jours de captivité.

Quelque onéreuses que fussent les conditions du traité de Bretigny, le Roi les exécuta avec la plus scrupuleuse exactitude. En vain les habitans des provinces cédées à l’Angleterre vinrent le supplier de ne pas les priver de leur patrie ; esclave de sa parole, il gémit de perdre des sujets aussi fidèles, mais il les engagea lui-même à se soumettre à leur nouveau souverain, et fit livrer aux Anglais toutes les places comprises dans le traité. Il s’en falloit beaucoup qu’Édouard agît avec la même bonne foi. Lorsque le Roi envoya les renonciations convenues, il différa, sous divers prétextes, de remettre les siennes. Maître de plusieurs provinces françaises, ne croyant avoir rien à redouter d’un ennemi vaincu, il lui importoit fort peu que Jean renonçât au droit de suzeraineté sur ces provinces, et il ne vouloit pas se désister de ses prétentions à la couronne de France, espérant de pouvoir les faire valoir un jour. Ceux de ses capitaines qui tenoient les places que la France devoit recouvrer, refusèrent de les rendre ; et ses soldats, qu’il s’étoit obligé à retirer du royaume, se formèrent en troupes indépendantes. Ces nouvelles bandes, qui prirent le nom de tard-venus, parce qu’elles avoient commencé plus tard leurs brigandages, se réunirent aux anciennes, et devinrent des corps redoutables, qu’on appela les grandes compagnies. Composées de brigands de toutes les nations, qui étoient habitués à la guerre (guerratores de variis nationibus, suivant l’expression du continuateur de Nangis), commandées par d’habiles capitaines, elles inondèrent les campagnes, qui croyoient pouvoir respirer enfin à l’abri de la paix, et surpassèrent les excès de la Jacquerie. Une armée française qu’on envoya contre eux, ayant été défaite à Briguais, cet avantage augmenta leur nombre et leur audace. Il devenoit impossible de les réduire par la force ; on tenta d’autres moyens pour s’en délivrer. Le pape Innocent VI qu’elles menaçoient dans Avignon, fournit de l’argent au marquis de Monferrat, qui décida une partie de ces brigands à le suivre en Italie où il faisoit la guerre aux Visconti. À peu près à la même époque, Jean traita avec Henri Transtamare, frère naturel de Pierre-le-Cruel, roi de Castille, et lui fit prendre l’engagement d’emmener le reste de ces compagnies pour soutenir les droits qu’il prétendoit avoir au trône. Mais ce dernier traité, conclu le 28 juillet 1362, ne put être exécuté que sous le règne suivant.

Malgré la misère des provinces, il falloit lever d’énormes subsides pour acquitter la rançon du Roi. Les impôts ne suffisant pas, on altéra les monnoies ; on vendit aux Juifs le droit de rentrer en France ; Jean se décida même à marier sa fille Isabelle avec Jean Galeas, usurpateur du duché de Milan, et, suivant plusieurs historiens, se fit donner une somme d’argent considérable pour consentir à ce mariage. Le Roi, instruit par l’adversité, s’efforçoit, à l’aide d’une bonne administration, de réparer les maux que ses imprudences avoient causés à l’État ; il réformoit les abus, publioit des réglemens utiles, et veilloit à ce que la justice fût rendue à ses sujets. Les revenus de la Couronne ayant subi une grande diminution par le dernier traité, il révoqua toutes les concessions de domaines qui avoient été arrachées, sous les derniers règnes, par l’intrigue ou par l’importunité, et déclara les comtés de Toulouse, de Champagne et de Brie, et le duché de Normandie inaliénables. Malheureusement il s’écarta bientôt lui-même de ces sages dispositions. Le duché de Bourgogne se trouvoit réuni à la Couronne par la mort de Philippe de Rouvres, dernier rejeton des anciens ducs. Le duché revenoit à Jean II en vertu du testament de Philippe, et parce que, étant fils de Jeanne de Bourgogne, sœur du duc Eude IV, grand-père de ce prince, il étoit son plus proche héritier. Le roi de Navarre avoit réclamé l’héritage comme petit-fils de Marguerite, sœur aînée du même duc Eudes ; la cour des pairs adjugea le duché au roi Jean, qui, au lieu de le conserver pour compenser les pertes récentes du royaume, le donna à son fils, Philippe-le-Hardi[11], en récompense du dévouement qu’il avoit montré à la bataille de Poitiers. Ainsi cette fatale journée devoit encore, long-temps après, devenir une nouvelle source de maux pour le royaume.

Le Roi, fidèle à ses engagemens, ne vouloit point rompre la paix qu’il avoit signée avec l’Angleterre ; mais il brûloit de relever sa gloire par quelque grande entreprise. Tel fut le motif qui lui fit projeter une croisade, espérant peut-être, d’ailleurs, que les grandes compagnies seroient tentées par cette expédition lointaine, et qu’il en délivreroit ses États. Ce dessein l’occupoit entièrement, lorsqu’il apprit que le duc d’Anjou, son second fils, qui étoit otage en Angleterre, avoit faussé sa parole en s’évadant. Il prit sur-le-champ la généreuse résolution d’aller lui-même à Londres. Il disoit souvent que si la bonne foi et la vérité étaient bannies du reste de la terre, elles devraient se retrouver dans la bouche des rois ; et sa conduite prouva que ces mémorables paroles étoient la règle de ses actions. Aussi, maigre les maux effroyables qui ont désolé la France pendant la plus grande partie de son règne, malgré ses fautes, ce prince fut-il surnommé le Bon, surnom que l’histoire lui a conservé. Après avoir mis ordre aux affaires de son royaume, il passa en Angleterre, où il mourut le 8 avril 1364. On remarque que les rois d’Écosse et de Chypre se trouvoient alors auprès d’Édouard, et que le maire de Londres, qui étoit marchand de vin, donna à ses frais un repas splendide aux quatre monarques. Cette circonstance, peu importante en elle-même, montre à quel degré d’opulence les Anglais s’étoient déjà élevés par le commerce.

Le Dauphin gouvernoit l’État depuis le départ de son père ; ainsi la mort de Jean II ne fit que consolider entre ses mains l’autorité royale qu’il exercoit déjà. Dans ce siècle de barbarie on étoit habitué à voir les princes déployer à la tête de leurs troupes cette valeur fougueuse, et trop souvent aveugle, qui doit distinguer plutôt un soldat qu’un souverain. On ne soupçonnoit pas qu’un monarque pût défendre son royaume, et encore moins faire des conquêtes sans commander lui-même ses armées. La santé du nouveau Roi, naturellement délicate, affoiblie encore par le poison[12], ne lui permettoit pas de supporter les fatigues de la guerre. Sa retraite précipitée à la bataille de Poitiers, les affronts sanglans que les factieux lui avoient fait essuyer, et qu’il avoit supportés avec patience, laissoient même des doutes sur son courage. Quoiqu’il fût parvenu à appaiser les troubles pendant la captivité du Roi, on n’avoit su apprécier ni son habileté, ni sa prudence, et l’on étoit loin de considérer son règne comme pouvant être glorieux pour la monarchie.

Lorsque Jean II avoit pris la résolution de retourner en Angleterre, les provinces, depuis si long-temps en proie à tant de fléaux, n’étoient point encore délivrées des grandes compagnies, qui continuoient de les ravager, et le royaume étoit menacé d’une nouvelle guerre. Le roi de Navarre que nous avons perdu de vue, parce qu’il eût été fastidieux et inutile de le suivre au milieu d’une foule d’entreprises non moins folles que criminelles, abandonnées aussitôt que conçues, et toujours sans résultat, levoit des soldats en Navarre, traitoit avec plusieurs chefs des compagnies et se disposoit à exciter des troubles ; il commençoit même ouvertement à prendre le titre de roi de France. Le Dauphin jugea que le plus sur moyen de faire avorter ses projets, étoit de les prévenir, et il envoya des troupes en Normandie, avec ordre de s’emparer des places du Navarrois. Ces troupes étoient sous les ordres de Bertrand Du Guesclin, qui, né sujet du duc de Bretagne, avoit pris parti pour Charles de Blois, s’étoit déjà rendu célèbre par ses faits d’armes, et que Jean II avoit attiré au service de France depuis la dernière trêve conclue entre les comtes de Blois et de Montfort[13]. Comme le récit détaillé de ses exploits se trouve dans les Mémoires que nous réimprimons, nous nous bornerons à faire remarquer qu’après avoir battu et fait prisonnier, à Cocherel, le captal de Buch, qui commandoit les troupes navarroises (le 6 mai 1364, trois jours avant le sacre de Charles V), il achevoit de soumettre les places de Charles-le-Mauvais, lorsqu’il reçut ordre de se rendre en Bretagne, où la guerre s’étoit rallumée entre les deux prétendans. À la même époque, le comte de Montbéliard avoit attaqué la Bourgogne, et Philippe avoit été également obligé de quitter la Normandie pour voler à la défense de son duché. Cette double diversion sauva le Navarrois ; mais il étoit trop affoibli par ses défaites pour pouvoir être encore redoutable. Tandis que Philippe repoussoit le comte de Montbéliard, la chance des armes étoit contraire en Bretagne. Le comte de Blois ayant imprudemment livré bataille à Auray, y perdit la vie ; Du Guesclin tomba au pouvoir du vainqueur, et Montfort n’ayant plus de rival, demeura seul maître du duché. Ainsi finit une guerre qui duroit depuis plus de vingt-trois ans, et qui avoit désolé la province. Charles V, dont la politique étoit toujours dirigée par la plus profonde sagesse, n’hésita pas à recevoir l’hommage de Montfort pour la Bretagne, afin de rompre ou d’affoiblir au moins ses liaisons avec l’Angleterre, et le Duc, mal affermi dans ses États, s’estima heureux de n’avoir plus à lutter contre toutes les forces de la France. Aussitôt que le roi de Navarre eut connoissance de ces arrangemens, qui le laissoient seul exposé à la vengeance du Roi, il entra en négociation, et obtint la paix, dont il ne profita, suivant sa coutume, que pour ourdir de nouvelles trames.

La France alloit enfin respirer : elle étoit en paix avec tous ses voisins, les factieux avoient oublié leurs fureurs, la tranquillité régnoit partout, l’ordre se rétablissoit, et l’autorité royale, qui n’étoit employée qu’à assurer le bonheur de tous, n’éprouvoit plus d’obstacles ; mais les grandes compagnies, qui avoient pris parti dans les guerres de Normandie et de Bretagne, se trouvant licenciées par la paix générale, ne tardèrent pas à recommencer leurs ravages. Le Roi ne trouva d’autres moyens, pour en délivrer la France, que de faire exécuter le traité conclu en 1362 avec Henri Transtamare. La grande difficulté étoit de décider les compagnies à passer en Castille. Charles jeta les yeux sur Du Guesclin, qui étoit encore prisonnier, et dont il fit acquitter la rançon. Les Mémoires racontent avec une naïveté originale la manière dont le héros breton s’y prit pour entraîner les chefs et les soldats ; ils donnent tout le détail de l’expédition de Castille, qui, après des succès divers, se termina par la mort de dom Pèdre et par l’affermissement de Henri sur le trône. Nous y renvoyons le lecteur.

Le prince de Galles, touché des malheurs de don Pèdre, et peut-être jaloux des succès de Du Guesclin, avoit épuisé la Guyenne pour remettre en possession de son royaume un prince qui ne sut pas s’y maintenir. Il voulut établir de nouveaux impôts : les nobles lui firent d’inutiles remontrances ; trop fier pour reculer, il brava leur mécontentement, et ceux-ci eurent recours au roi de France. Charles accueillit leurs députés, mais il fit attendre pendant plusieurs mois sa réponse, afin de laisser croître leur animosité et de bien s’assurer des dispositions du pays. Dès long-temps il avoit résolu de venger les affronts que la France avoit reçus pendant les deux derniers règnes, et de chasser les Anglais du royaume. Pour assurer le succès de cette grande entreprise, il falloit que tout fût disposé à l’avance, et surtout que l’ennemi n’eût aucune connoissance des préparatifs jusqu’à l’époque de leur exécution. Le moment d’agir arrivoit ; cinq ans de paix et de bonne administration avoient rendu le royaume plus fort et plus florissant que jamais. Charles venoit de faire épouser la princesse Marguerite, héritière de la Flandre, de l’Artois, de la Franche-Comté, etc., et veuve de Philippe de Rouvres, à son frère, Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne, qui se trouva ainsi posséder la femme et les États du dernier Duc. Édouard avoit en vain demandé la princesse pour un de ses fils ; cette alliance, qui fut très-funeste par la suite, en rendant les ducs de Bourgogne trop puissans, avoit alors l’avantage d’ôter l’appui des Flamands à l’Angleterre.

Le prince de Galles, instruit des démarches que les seigneurs de Guyenne faisoient auprès de Charles, et prévoyant les desseins de ce monarque, en avertit son père ; mais Édouard, aveuglé par une longue prospérité, et croyant la France abattue par ses derniers revers, eut d’autant moins d’égards à ces avis, que Charles, à la même époque, lui faisoit des observations amicales sur les troubles qui menaçoient le duché.

Tous les préparatifs étant terminés, le roi de France admet les plaintes des seigneurs et fait sommer le prince de Galles de venir se justifier devant les pairs du royaume. « Nous irons à Paris, puisqu’on nous y mande, répond le prince, mais le casque en tête et avec soixante mille hommes en notre compagnie. » Il falloit des victoires pour soutenir la fierté d’une pareille réponse, et le prince de Galles, miné par une longue maladie, n’étoit plus même en état de marcher à la tête de ses troupes. Charles, aussi actif qu’il avoit été prudent, fait confisquer la Guyenne par un jugement de la cour des pairs, envoie déclarer la guerre à Édouard par un simple valet de pied, afin de montrer à ses sujets que l’Angleterre n’est plus redoutable, puis il met sur-le-champ ses troupes en campagne. En faisant citer le prince de Galles à la cour des pairs, le Roi violoit il le traité de Bretigny, ou usoit-il des droits de la Couronne ? Cette question a été longuement discutée par les historiens des deux nations. Jean II s’étoit en effet engagé à renoncer à toute suzeraineté sur la Guyenne, mais en même temps Édouard s’étoit engagé à renoncer formellement à toutes prétentions au trône de France. Nous avons déjà fait remarquer que le roi d’Angleterre avoit toujours éludé cette renonciation ; il avoit donc annulé celle du roi Jean, qui n’étoit que conditionnelle. Il avoit voulu se réserver les moyens de faire revivre plus tard ses prétentions chimériques ; il se trouvoit dupe de ses propres artifices, et une juste vengeance excusoit dans Charles ce qui n’eût été chez lui que l’effet d’une insatiable ambition.

Le Roi, dès l’ouverture de la campagne [1369], s’étoit emparé du comté de Ponthieu, où il s’étoit ménagé des intelligences, et dont les habitans, fatigués de la domination anglaise, avoient été au-devant des Français. Il avoit confié à ses trois frères le commandement de ses armées, qu’il dirigeoit lui-même sans quitter Paris. Le duc de Berry étoit entré dans le Limousin, le duc d’Anjou attaquoit la Guyenne du côté de Toulouse, et une flotte française ravageoit les côtes de Portsmouth. Édouard, furieux d’être pris au dépourvu, se donne de nouveau le vain titre de roi de France ; il lève des soldats en toute hâte, fait armer jusqu’aux moines des couvens, et une armée anglaise débarque à Calais, au moment même où le duc de Bourgogne se disposoit à passer en Angleterre avec quatre mille hommes d’armes. L’expédition est contremandée ; le Duc reçoit l’ordre de surveiller l’ennemi et de le harceler sans cesse, en évitant tout engagement décisif ; l’impétuosité française se soumet à cette nouvelle manière de faire la guerre, si peu conforme aux goûts et au caractère de la nation, et les Anglais sont obligés de regagner leurs vaisseaux.

D’après les instigations d’Édouard, les comtes de Gueldres et de Juliers avoient déclaré la guerre à la France. La diversion qu’ils pouvoient faire étoit peu inquiétante, mais elle auroit occupé quelques troupes, si le Roi ne leur eût opposé le duc de Brabant ; et les Allemands se battirent entre eux pour des intérêts auxquels ils étoient tout-à-fait étrangers.

Cependant le duc de Berry avoit soumis une partie du Limousin, et le duc d’Anjou s’étoit rendu maître de plusieurs places importantes en Guyenne. À la fin de l’automne, le Roi les rappela à Paris pour concerter les opérations de la campagne suivante. Une guerre qui commençoit sous de si heureux auspices, qui étoit conduite avec autant de sagesse, et qui n’avoit d’autre objet que de délivrer le royaume du joug de l’étranger, devoit nécessairement exciter l’enthousiasme de la nation, et provoquer de sa part les plus généreux efforts ; aussi les États-généraux, assemblés pendant l’hiver, accordèrent-ils tous les subsides qui lui furent demandés, et le peuple, qui connoissoit la sévère économie du Roi, acquitta sans murmures les nouveaux impôts.

Aussitôt que la saison le permit, le duc de Berry et le duc d’Anjou entrèrent en même temps en Guyenne par le Limousin et par La Réole ; ils devoient se rejoindre pour faire le siège d’Angoulême, où résidoit le prince de Galles, dont la santé dépérissoit chaque jour ; mais l’homme qui devoit exécuter les grands desseins du Roi et accomplir la délivrance du royaume n’étoit point encore de retour en France. Du Guesclin avoit prolongé son séjour auprès de Henri Transtamare, qui lui devoit le trône de Caslille, et qui le combloit de biens et d’honneurs. Au premier ordre de son souverain, qui l’appelle à la défense de la patrie, il part. À peine arrivé sur les frontières de la France ses anciens compagnons volent à sa rencontre, et il se trouve à la tête de quinze cents hommes d’armes. Il visite les armées du duc de Berry et du duc d’Anjou ; sa présence redouble l’ardeur du soldat, qui se croit invincible, et jette la terreur chez l’ennemi. Les villes n’osent attendre ses attaques et ouvrent leurs portes ; le prince de Galles ne se croit plus en sûreté à Angoulême, il se retire à Cognac où il réunit toutes ses troupes. Mais Du Guesclin ne pouvoit prolonger son séjour en Guyenne ; le Roi lui avoit mandé de se rendre à Paris, où il vouloit lui remettre l’épée de connétable et le commandement de toutes les forces du royaume.

Robert Knolles, l’un des plus habiles généraux d’Édouard, étoit descendu à Calais avec une forte armée ; déjà il avoit parcouru plusieurs provinces, et Charles, toujours fidèle à son plan de défense, le faisoit harceler sans permettre qu’on le combattît. Son intention étoit de lui opposer le nouveau connétable, et pour être plus assuré que Du Guesclin ne hasarderoit aucune action, il ne lui donna que cinq cents hommes d’armes ; mais le généreux Breton vendit ses meubles, sa vaisselle, et jusqu’aux joyaux de sa femme pour lever des gens de guerre. La noblesse accourut auprès de lui, et bientôt il eut assez de troupes pour aller à la rencontre de l’ennemi, qui s’étoit répandu dans le Maine et dans l’Anjou. Il surprend les Anglais par la rapidité de sa marche, les enfonce, les disperse, les poursuit partout où ils se réfugient ; en peu de jours leur armée a cessé d’exister, et Knolles lui-même s’estime heureux de pouvoir se sauver en Bretagne.

Les jours de gloire et de prospérité étoient passés pour l’Angleterre, et il sembloit, comme dit Mézeray, que la sagesse de Charles V eût attaché la fortune à son service. Chaque jour Édouard éprouvoit de nouvelles pertes, tandis que la France acquéroit de nouvelles forces. Le prince de Galles, affoibli de plus en plus par une maladie cruelle, et à laquelle l’art ne trouvoit point de remède, avoit été obligé de quitter la Guyenne, où ses talens, son activité et son génie eussent été si nécessaires. Chandos, l’un de ses meilleurs capitaines, avoit été tué l’année précédente ; Knolles étoit abattu, et le Roi lui-même, cassé par l’âge, n’osoit compromettre sa gloire en prenant le commandement de ses armées. Charles V avoit attiré à son service presque toute la noblesse de Bretagne, quoique le duc de Montfort fût gendre d’Edouard et entièrement dévoué à ses intérêts. Les seigneurs de Guyenne, qui n’avoient point encore osé se déclarer, prenoient parti pour la France, et Yvain de Galles, dont Édouard avoit fait décapiter le père, étoit devenu le plus redoutable de nos amiraux.

La victoire du connétable avoit dégagé le Berry, l’Anjou et la Tourraine ; le Limousin et le Rouergue étoient soumis. Pendant les années 1371 et 1372, Du Guesclin poursuivit ses conquêtes dans le Poitou, dans l’Aunis et dans la Saintonge. Édouard avoit équippé une première flotte qui fut battue par celle que le roi de Castille avoit envoyée au secours de la France ; il part lui-même avec une deuxième expédition, est repoussé par les vents contraires, et après avoir vainement attendu, pendant neuf semaines, un changement favorable, il se voit forcé de rentrer dans ses ports. Une nouvelle victoire du connétable achève la délivrance des trois provinces.

Le roi d’Angleterre s’attache alors à susciter de nouveaux ennemis à la France et à la faire abandonner de ses alliés. Ses tentatives ne peuvent ébranler la fidélité du roi de Castille ; elles réussissent auprès du duc de Bretagne, mais Montfort ne peut changer les dispositions de la noblesse bretonne qui avoit embrassé avec chaleur les intérêts de Charles V. Les principaux barons le redoutent assez peu pour lui déclarer avec franchise leurs sentimens. « Chier Sire, lui disent-ils, sitôt que nous pourrons appercevoir que vous ferés partie pour le roi d’Angleterre, nous vous relinquerons, et mettrons hors de Bretagne, » et ils tiennent parole. Le Duc ayant voulu faire occuper quelques-unes de ses places par les Anglais, les seigneurs réclament les secours de la France, soulèvent le pays ; Montfort est obligé de se retirer en Angleterre ; la plupart des villes ouvrent leurs portes à Du Guesclin ; il soumet celles qui opposent quelque résistance. Le Duc, dépouillé de ses États sollicitoit les secours d’Édouard pour y rentrer, mais le monarque anglais, qui manquoit de moyens pour réparer ses propres pertes, prenoit peu de part au malheur d’un allié qui s’étoit sacrifié pour lui. Il envoyoit trente mille hommes à Calais sous les ordres du duc de Lancastre ; il les destinoit à faire la guerre en Guyenne ; et Montfort n’ayant pu obtenir qu’il les dirigeât sur la Bretagne, fut réduit à suivre cette armée, sans autre commandement que celui de soixante hommes d’armes, seule troupe qu’il fut en état d’entretenir.

Charles V, informé à l’avance de ce débarquement, avoit fait retirer les habitans des campagnes dans des lieux fortifiés, avec tout ce qu’ils pouvoient avoir de précieux. L’ennemi traversa le Boulonnois, l’Artois, la Picardie, la Champagne, l’Auvergne et le Limousin, sans rencontrer d’obstacles, mais attaqué sans cesse par des petits corps de troupes légères, qui l’empêchoient de faire des vivres et des fourrages, qui enlevoient les traînards et tout ce qui s’écartoit du gros de l’armée, il éprouva plus de pertes que par la bataille la plus meurtrière. Le duc de Lancastre étoit parti de Calais avec trente mille hommes, il n’en avoit pas six mille quand il arriva près de Bordeaux ; et, grâces aux sages précautions du Roi, les campagnes n’avoient presque éprouvé aucun dommage dans le cours de cette singulière expédition, pendant laquelle le duc d’Anjou achevoit la conquête de la Guyenne.

Depuis long-temps le pape Grégoire XI faisoit de vains efforts pour ménager un accommodement entre les deux monarques. Ils consentirent enfin à entrer en négociation ; il y eut d’abord suspension d’armes, mais il fut impossible de s’accorder sur les conditions d’une paix définitive. On convint seulement qu’il y auroit trêve depuis le mois de juin 1373 jusqu’aux fêtes de Pâques de l’année suivante, et la trêve fut successivement prolongée jusqu’au mois d’avril 1377. Pendant ces trêves, l’Angleterre perdit le prince de Galles ; après de longues souffrances, il succomba à la maladie dont il étoit depuis long-temps attaqué. Ses qualités brillantes avoient excité l’admiration des Anglais, sa modération lui mérita l’estime des Français. Son père ne lui survécut que peu de temps. Ce n’étoit plus cet Édouard, vainqueur à Crécy, dont le nom seul faisoit trembler la France. Abattu par ses derniers revers, il n’avoit cherché qu’à prolonger des trêves, se sentant hors d’état de reconquérir ce qu’il avoit perdu, et ne pouvant se décider à en faire le sacrifice. Il survivoit à sa gloire ; ses peuples avoient vu évanouir l’éclat passager dont il avoit environné l’Angleterre ; on oubloit les années brillantes de son règne pour n’en considérer que la fin déplorable. Dépouillé non-seulement des provinces qu’il s’étoit fait céder par le traité de Bretigny, mais encore de la presque totalité de ses anciennes possessions en France, il avoit entraîné le duc de Bretagne dans sa ruine, et sa foiblesse pour une favorite acheva d’attirer sur lui le mépris de la nation. Abandonné de tout le monde dans ses derniers instans, et même par cette vile créature, qui lui enleva ses bijoux et jusqu’à la bague qu’il portoit au doigt, à peine resta-t-il près de lui un simple prêtre pour lui offrir les consolations de la religion. Ainsi finit le grand Édouard, que ses sujets avoient d’abord trop exalté dans ses succès, et qu’ils ont ensuite trop avili dans son abaissement. L’histoire impartiale a célébré ses talens et son génie sans dissimuler ses fautes, qui ne l’empêchent pas d’être placé à côté des plus illustres souverains dont s’honore l’Angleterre. Son petit-fils Richard II, fils du prince de Galles, lui succédoit ; il n’avoit que onze ans.

Au moment où Édouard mourut, la trêve expiroit. Charles avoit offert de sacrifier une partie de ses conquêtes pour établir une paix durable entre les deux nations, mais il s’étoit en même temps préparé à la guerre. Ses propositions n’ayant pas été acceptées, il profita des avantages qu’il s’étoit ménagés par sa prévoyance, et commença les hostilités. Cinq armées sont mises à la fois sur pied, tandis qu’une flotte menace les côtes d’Angleterre. On enlève aux Anglais presque tout ce qu’ils possèdent en France. Lorsqu’on avoit négocié pour la paix, le Roi avoit consenti à leur céder, dans la seule Aquitaine, quatorze cents villes fermées et trois mille forteresses ; ainsi l’on peut juger des difficultés qu’on avoit eu à surmonter pour délivrer entièrement des provinces hérissées de châteaux, qui tous étoient en état d’opposer une certaine résistance.

Le roi de Navarre avoit continué de violer ses traités avec la France aussitôt après les avoir conclus. Charles V résolut enfin de le punir, et de lui ôter les moyens de se rendre dangereux par de nouvelles perfidies. Le duc de Bourgogne et Du Gucsclin eurent ordre de se rendre en Normandie et de s’emparer de toutes ses places ; en même temps le duc d’Anjou lui enlevoit Montpellier, et le roi de Castille entroit en Navarre. Charles-le-Mauvais, attaqué ainsi de tous côtés, alla implorer la protection de l’Angleterre, qui lui fournit cinq cents hommes d’armes et cinq cents archers, et lui fit payer ce foible renfort par la remise de la Rochelle. À peu près à la même époque, les Anglais obligèrent le duc de Bretagne, qui s’étoit réfugié chez eux, et qui ne pouvoit espérer de recouvrer ses États que par leur secours, à leur livrer Brest, la seule ville qu’il possédât encore dans le duché. Ces deux acquisitions étoient importantes ; elles montroient l’habileté de la régence qui gouvernoit pendant la minorité de Richard II, et qui, ne pouvant réparer les pertes de l’Angleterre, lui assuroit des moyens d’attaque pour l’avenir.

Cependant le pape Grégoire XI [mars 1378] venoit de mourir au moment où il se disposoit à quitter Rome. Les habitans de cette ville, qui craignoient de voir encore le saint Siège transféré à Avignon, demandèrent avec menace que son successeur fût italien. Les cardinaux effrayés nommèrent Barthelemy Prignano, archevêque de Bari, qui prit le nom d’Urbain VI. Mais bientôt ils prétendirent que l’élection, qui n’avoit pas été libre, étoit nulle, et que Barthélemy lui-même avoit pris l’engagement d’abdiquer. Ils quittèrent Rome, se réunirent à Agnani, puis à Fondi, sommèrent Urbain de remplir sa promesse, et, sur son refus, nommèrent un autre pape. Ce fut Robert, frère du comte de Genève, qui se fit appeler Clément VII. Tous les Etats chrétiens se partagèrent entre les deux papes. Charles V, après avoir fait examiner les droits de chacun d’eux par une assemblée d’évêques et de docteurs, se déclara pour Clément VII. Ses alliés y adhérèrent ; ses ennemis prirent parti pour Urbain. Le schisme se prolongea pendant quarante ans, entraîna de grands scandales et de grands désordres ; il ne finit qu’au concile de Constance. Plusieurs historiens prétendent que les cardinaux, avant d’élire Clément, avoient fait proposer le souverain pontificat au roi de France, qui étoit veuf, et que ce prince refusa, parce que, étant estropié du bras droit, il n’auroit pu célébrer la messe.

Charles V ayant chassé les Anglais de ses provinces, pouvant disposer d’armées aguerries et victorieuses, crut que les circonstances étoient favorables pour enlever la Bretagne à Montfort, qui avoit montré tant de haine contre la France, et qui venoit récemment encore de livrer à l’Angleterre la seule ville qu’il possédât dans le duché. Ce prince avoit été chassé de ses États par ses propres sujets ; les seigneurs bretons avoient eux-mêmes réclamé contre lui les secours du Roi ; ils s’étoient réunis aux troupes françaises, les avoient aidées à occuper toutes les places fortes. Charles croyoit pouvoir compter autant sur leur dévouement pour lui, que sur leur animosité contre le Duc, dont ils devoient redouter la vengeance. Tout sembloit donc assurer le succès de l’entreprise. Montfort s’étoit réuni aux ennemis de l’État ; il avoit pénétré avec eux dans le royaume, il étoit réfugié en Angleterre ; il y avoit eu moins de griefs contre le prince de Galles, lorsque la cour des pairs avoit prononcé la confiscation de la Guyenne. Mais le Roi avoit mal jugé les dispositions des seigneurs bretons ; aussitôt qu’ils s’aperçurent, comme dit Mézeray, qu’on en vouloit au duché et non pas au duc, et que Charles se préparoit à réunir la Bretagne à la Couronne, ils résolurent de défendre leur indépendance. Ce fut en vain que le Roi essaya de les ramener ; tous ses efforts furent inutiles. Au moment où la confiscation fut prononcée, ils prirent les armes et rappelèrent leur Duc, qui ne put d’abord croire à un changement aussi subit qu’imprévu. Charles, irrité de leur conduite, chassa de ses armées tous les Bretons qui, jusqu’alors, lui avoient rendu de si grands services. Il paroît même qu’il eut quelques soupçons sur la fidélité de Du Guesclin, auquel il ne donna qu’un foible commandement, lorsqu’il fit avancer ses troupes contre la Bretagne. La première campagne fut insignifiante ; on fit peu de progrès ; partout on rencontroit une vigoureuse résistance. Au commencement de 1380, le connétable, qui ne faisoit qu’à regret la guerre contre ses anciens compatriotes, fut envoyé en Guyenne pour y soumettre quelques places que les Anglais occupoient encore. Une maladie enleva à la France son libérateur devant les murs de Châteauneuf-de-Randon ; et, suivant la plupart des historiens, le commandant anglais ne voulant reconnoître d’autre vainqueur que le héros même, après sa mort, vint déposer les clefs de la place sur son cercueil[14]. Charles, qui savoit honorer convenablement la mémoire d’un grand homme, ordonna que le corps du connétable fût transporté à Saint-Denis, et placé dans le tombeau des rois.

La perte que la France venoit d’éprouver étoit d’autant plus sensible que d’après un nouveau traité conclu entre la cour de Londres et le duc de Bretagne, une armée anglaise débarquoit à Calais, sous les ordres du duc de Buckingham. Le système de défense que le Roi avoit suivi jusqu’alors, lui avoit trop bien réussi pour qu’il s’en écartât, et il devoit y tenir plus que jamais depuis la mort du connétable. Il donna donc à ses généraux les mêmes ordres que lorsque le duc de Lancastre étoit entré dans le royaume en 1373. En vain, ses troupes, animées d’une incroyable ardeur, sollicitoient avec instance la permission de combattre. Il fut inébranlable : « Laissés les Anglois faire leur chemin, répondoit-il, ils se dégasteront par eux-mêmes. » Le Roi avoit en outre des motifs particuliers pour ne pas risquer une bataille. Les Bretons s’étoient montrés peu disposés à devenir sujets de la France, mais ils détestoient les Anglais ; ils avoient hautement manifesté leur mécontentement, lorsqu’ils avoient appris que Montfort, rappelé par eux, sollicitoit des secours chez leurs ennemis. Charles, habile à profiter de leurs dispositions, avoit déjà fait prononcer plusieurs villes contre le duc ; l’arrivée d’une armée anglaise, épuisée par une longue marche et par des combats continuels, trop foible pour contenir le pays, devoit nécessairement opérer en Bretagne une révolution favorable à la France. Le Roi étoit peut-être à la veille de voir enfin cette province réunie a la Couronne, et de terminer glorieusement la seule de ses entreprises qui n’eût point été couronnée du succès. Il tombe malade et meurt sans avoir pu consolider ses travaux ; il emporte au tombeau la triste certitude des malheurs qui vont pleuvoir sur la France, et ne peut ni les empêcher ni les prévenir.

Lorsqu’il étoit monté sur le trône en 1364, le royaume, dépouillé de plusieurs provinces importantes, ouvert de toutes parts, n’avoit à opposer à l’ennemi que des troupes découragées. Les peuples étoient ruinés, les campagnes dévastées et sans culture, le trésor obéré, l’autorité royale avilie. Le roi de Navarre, maître de diverses places sur la Seine et dans les environs de Paris, pouvoit insulter impunément et affamer la capitale : enfin le royaume se trouvoit réduit à un tel état, qu’Édouard lui-même n’avoit pas jugé qu’il fût nécessaire de l’abaisser davantage. Charles, en cinq années de paix, avoit fait renaître l’abondance dans ses États, rétabli ses finances, créé des armées. Six campagnes lui avoient suffi, non-seulement pour recouvrer ce qui avoit été cédé par le traité de Bretigny, mais encore pour conquérir les anciennes possessions des Anglais en France. Son entreprise sur la Bretagne, que les historiens ont blâmée parce qu’elle n’a pas réussi, étoit justifiée par la conduite ennemie du duc de Montfort et par l’intérêt de l’État. Rarement les souverains ont des prétextes aussi plausibles quand ils font la guerre, et jamais le succès d’une expédition ne parut mieux assuré d’après tous les calculs de la prudence humaine ; mais Charles n’avoit pu mettre la dernière main à ses travaux ; les Anglais possédoient encore Bordeaux, Bayonne, Calais, Brest et La Rochelle ; ils tenoient ainsi les clefs de la France, où ils pouvoient pénétrer sans obstacle. Le Roi, qui n’avait que quarante-quatre ans, pouvoit espérer qu’il vivroit assez long-temps pour achever la délivrance du royaume. La foiblesse de sa santé n’arrêtoit point l’activité de son esprit ; une sage économie lui avoit ménagé des ressources pour continuer la guerre sans fouler ses peuples par de nouveaux impôts. Encore quelques années, et ce grand monarque établissoit sur des bases inébranlables la prospérité et la splendeur de la France ; mais l’édifice, encore imparfait, devoit s’écrouler s’il n’étoit soutenu par des mains fermes et habiles.

La Couronne tomboit sur la tête d’un enfant de douze ans ; les ducs d’Anjou, de Berry et de Bourgogne, étoient appelés, par leur naissance, à la direction des affaires pendant la minorité du jeune Charles VI. Le Roi, qui avoit su contenir leur ambition et réprimer leur avidité, prévoyant ce qui arriveroit après sa mort, leur avoit adjoint pour la régence le duc de Bourbon, son beau-frère, dont il connoissoit les talens et l’austère probité ; mais ce prince ne put ni empêcher le mal ni en arrêter les progrès. Les trésors amassés pour la défense du royaume, furent employés à de folles entreprises, et la France, livrée aux factions, ne fut plus en état de résister à l’ennemi qu’elle avoit vaincu sous le règne précédent : un seul homme l’avoit sauvée, sa mort la replongea dans l’abyme.

  1. Ce pape, qui prit le nom de Clément V, fixa, sur la demande de Philippe-le-Bel, sa résidence à Avignon, en 1309. Ses successeurs continuèrent de séjourner dans cette ville pendant soixante-huit ans. Les habitans de Rome, privés de leurs souverains et livrés aux dissensions civiles, appelèrent cet espace de temps la captivité de Babylone.
  2. Le Roi ne retint pour lui que les objets mobiliers ; tous les immeubles furent données aux chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem.
  3. De terrâ verò salicâ nulla portio hæreditatis mulieri venat ; sed ad vilirem sexum tota terræ hæreditas pervenit.
  4. Aujourd’hui la Franche-Comté, ç’étoit alors un fief relevant de l’Empire.
  5. Ces lettres furent déposées à la chancellerie de France et au trésor des Charles. On y voit la formule précise de l’hommage que les rois d’Angleterre rendoient aux rois de France, pour les fiefs qu’ils possédoient dans le royaume. Comme il est souvent fait mention de cet hommage dans l’histoire, nous croyons devoir rapporter textuellement les lettres qu’Edouard fit alors expédier.
    « Edward, par la grâce de Dieu, roi d’Angleterre, seigneur d’Irlande et duc d’Aquitaine, astous ceux qi cestes présentes lettres verront ou orront, salut. Sçavoir faisons que come nous feissions à Amiens hommage à excellent prince, notre cher frère et cosin Phelipe, roi de France, lors nous fut dit et requis de par li, que nous recognoissions ledit hommage être lige, et que nous en faisant le-dit hommage li promissions expressément foi et loiauté porter, laquelle chose nous ne feismes pas lors, pour ce que nous n’estions enformés ne certains que ainsi le deussions faire : feimes audit roi de France hommage par paroles générales en disant que nous entrions en son hommage par ainsi comme nous et nos prédécesseurs ducs de Gyenne estoient jadis entrés en l’hommage des rois de France, qui avoient été pour le tems, et depuis ença nous soions bien informés et acertenés de la vérité, recognoissant par ces presentes lettres que ledit hommage que nous feimes à Amiens, au roi de France, combien que nous le feimes par paroles générales, fut, est, et doit être entendu lige, et que nous li devons foi et loiauté porter comme duc d’Aquitaine et pier de France, et comme comte de Ponthieu et de Montreuil, et li promettons doresnavant foi et loiauté porter, et pour ce que au tems avenir de ce ne soit jamais contens (contestation) ne descors à faire ledit hommage, nous promettons en bonne foi pour nous et nos successeurs ducs de Gyenne, qui seront pour le tems, que toutesfois que nous et nos successeurs duc de Gyenne entrerons en l’hommage du roi de France et de ses successeurs qui seront pour le tems, l’hommage se fera par cette « maniere. Le roi d’Angleterre, duc de Gyenne, tendra ses mains entre les mains du roi de France, et cil qi parlera pour le roi de France adressera ces paroles au roi d’Angleterre, duc de Gyenne, et dira ainsi : Vous devenez homme-lige du roi de France, Monsieur, qi ci est comme duc de Gyenne et pier de France, et li promettez foi et loiauté porter : direz, voire, et ledit roi et duc et ses successeurs ducs de Gyenne, diront, voire : et lors le roi de France recevra ledit roi d’Angleterre et duc audit hommage-lige à la foi et à la bouche, sauf son droit et l’autrui (les expressions sont les mêmes pour l’hommage des comtés de Ponthieu et de Montrueil). Et ainsi sera fait et renouvellé toutes les fois que l’hommage se fera, et de ce nous baillerons nous et nos successeurs ducs de Gyenne, faits lesdits hommages, lettres patentes scellées de nos grands sceaux, si le roi de France le requiert, et avecques ce, nous promettons en bonne foi tenir et garder effectuellement les paix et accords faits entre les rois de France, les rois d’Angleterre et ducs de Gyenne, et tous prédécesseurs rois de France et ducs de Gyenne, et en cette manière sera faite et seront renouvellées lesdites lettres par lesdits rois et ducs et leurs successeurs, ducs de Gyenne et comtes de Penthieu et de Montreuil, toutes les fois que le roi d’Angleterre, ducs de Gyenne et ses successeurs, entreront en l’hommage du roi de France et de ses successeurs rois de France.
    « En temoing desquelles choses, nous, avec lettres ouvertes, avons fait mettre notre grand scel. Donné à Eltham, le trenstiesme jour de mars l’an de grâce mil trois cens trente primer, et de notre regne le quint. »
  6. On a prétendu que la bataille ne fut pas livrée, parce que les monarques ne voulurent pas en venir aux mains un vendredi.
  7. On raconte que la comtesse de Salisbury, maîtresse du Roi, laissa tomber sa jarretière au bal ; qu’Édouard s’empressa de la ramasser ; qu’ayant aperçu quelques courtisans sourire, comme s’ils eussent cru que cette faveur n’étoit pas due au hasard, il dit à haute voix : Honni soit qui mal y pense ; et que ce fut en mémoire de cet événement si frivole qu’Édouard institua l’ordre de la Jarretière, auquel il donna pour devise les mots qu’on vient de rapporter. Dans ce siècle de chevalerie, une espèce de culte religieux pour les dames se mêloit à l’esprit guerrier, et la galanterie s’empressoit de célébrer tout ce qui se rapportoit à elles. Cette origine de l’ordre de la Jarretière ne seroit donc point contraire à l’esprit du temps ; mais elle n’est confirmée par aucune autorité ancienne.
  8. Il faut remarquer que la France étoit alors divisée en deux parties ou en deux langues qui avoient chacune leurs états-généraux. La langue d’Oyl, pays régi par le droit coutumier ; la langue d’Oc, où l’on suivoit le droit écrit. La Loire servoit de limite. La Guyenne et les autres principautés soumises à l’Angleterre étant comprises dans la langue d’Oc, cette partie étoit peu considérable. L’histoire fait à peine mention de ses états, qui s’assembloient ordinairement à Toulouse, et qui n’eurent jamais une grande influence dans les affaires.
  9. Presque tous nos historiens, le président Hénault lui-même, racontent que Marcel fut tué par Jean Maillard, capitaine de l’un des quartiers de Paris, au moment où il alloit livrer la bastille Saint-Antoine aux Navarrois. M. Dacier, dans un mémoire lu à l’académie des inscriptions et belles-lettres, en 1778, a prouvé que les choses ne s’étoient point passées ainsi. Nous croyons devoir offrir à nos lecteurs une nouvelle relation où les faits sont rectifiés d’après le mémoire du savant académicien.

    « La nuit fixée pour l’exécution du complot étant venue, le roi de Navarre, avec sa troupe, s’approcha en silence des bastilles qu’on devoit lui livrer. Marcel, accompagné de quelques bourgeois de la faction, les uns armés, les autres sans armes, se rendit à la porte Saint-Denis, dont il voulut renvoyer la garde pour la remplacer par ses gens. Les bourgeois qui veilloient à cette porte, étonnés de cet ordre nouveau, commencèrent à soupçonner les intentions de Marcel, et lui demandèrent raison de sa conduite. La dispute s’échauffoit : Jean Maillard, compère du prévôt, et qui avoit été un de ses plus intimes affidés, mais qui rompit ouvertement avec lui toute amitié ce jour-là même, commandoit en ce moment le quartier de la ville où s’étoit émue la querelle. Il arrive au bruit, avec Simon Maillard, son frère, et plusieurs de leurs amis : Etienne, lui dit-il, que faites-vous ici à cette heure ? — Que vous importe de le savoir ? lui répondit le prévôt ; je suis ici pour prendre garde à la ville dont j’ai le gouvernement. — Par Dieu ! il n’en va pas ainsi ; mais vous n’êtes ici à cette heure pour nul lien ; et je vous montrerai (en s’adressant à ceux qui étoient auprès de lui), comment il trahit sa ville. — Le prévôt, l’interrompant : Jean, vous mentez. — C’est vous, Étienne, qui mentez. Aussitôt Maillard, suivi des siens, monte à cheval, fait flotter une bannière royale, et parcourt les rues en criant : Monjoye Saint-Denis au Roi et au Duc ; et il s’arrête quelle que temps aux halles, et donne l’alarme au peuple. Le prévôt ne se déconcerte pas, et, trompant par une ruse ceux qui auroient pu l’arrêter, il fait, ainsi que ses gens, le même cri : Monjoye Saint-Denis au Roi et au Duc ; et ils vont en toute hâte à la porte Saint-Antoine.

    Pendant cette altercation de Maillard et de Marcel, le sire Pepin « Desessarts et le sire Jean de Charni, avoient eu, dit Froissard, par inspiration divine, quelque révélation du coup qu’on préparoit. Sans être d’intelligence avec Maillard, ils s’arment ; et Martin Desessarts, frère du chevalier, Jacques de Pontoise, huissier d’armes, se joignent à ces braves. Leur premier appel a rassemblé un grand nombre de leurs amis et de bourgeois restés fidèles au Roi et au Dauphin. D’abord ils se précipitent dans la maison de Joseran de Mascon, trésorier du roi de Navarre, agent de ce prince à Paris, et l’un des principaux conspirateurs. Leur vengeance est trompée ; déjà il étoit auprès de Marcel. Ils courent soudain à l’hôtel de ville. Le chevalier Desessarts y saisit une bannière royale, et se met à la poursuite du prévôt et de ses complices, en criant avec ses amis : Monjoye Saint-Denis au Roi et au Duc ! meurent les traîtres ! En un moment ils sont à la porte Saint-Antoine ; ils surprennent Marcel, tenant dans ses mains les clefs de Paris, et l’interpellent brusquement. Là, comme à la bastille de Saint-Denis, commencent de violens débats : les esprits s’aigrissent par de mutuelles injures, Maillard étoit déjà venu, et partageoit avec ces fidèles les périls et l’honneur. Les amis de Marcel se mettent en défense. On se mêle, on se frappe en tumulte. Le peuple attroupé poussoit des cris confus : À mort, à mort ; tuez, tuez le prévôt et ses alliés ; car ils sont traîtres. Philippe Giffart, échevin, étoit bien armé et le casque sur front ; il vendit chèrement sa vie. Au moment où Marcel, qui étoit monté sur les degrés de la Bastille, alloit s’enfuir, le sire de Charny lui décharge un coup de hache sur la tête, et le renverse mourant, Pierre Fouace, et d’autres bourgeois, irrités par la chaleur du combat, et pleins d’animosité contre le perfide, se jettent sur lui, et l’achèvent à coups d’épées et de hallebardes. Simon le Paumier, et beaucoup de ses satellites, percés de mille blessures en même temps, expirent autour de son corps, plus noblement qu’il n’appartenoit à de tels hommes. On se saisit des autres, et on les envoya en différentes prisons. » (Histoire des États-généraux de la France, depuis 1355 jusqu’à 1358, par M. Naudet.)

  10. Monnoie d’or fin de soixante-quatre au marc, suivant l’ordonnance de Philippe de Valois, de 1349.
  11. Philippe-le-Hardi fut le chef de la deuxième race des ducs de Bourgogne, dont la puissance s’accrut avec une telle rapidité, qu’ils furent bientôt en état de balancer, d’éclipser même celle des rois de France. Cette race s’éteignit après avoir donné pendant un siècle des ducs à la Bourgogne, qui fut réunie à la Couronne sous Louis XI.
  12. Les historiens s’accordent à dire que le roi de Navarre avoit fait donner au Dauphin un poison dont on eut beaucoup de peine à arrêter l’effet, et dont il ne fut jamais entièrement rétabli. Cependant on ne trouve nulle trace de ce crime dans l’instruction qui fut commencée contre lui pendant sa captivité.
  13. Lorsque Du Guesclin prit du service en France, sont noble caractère n’étoit point encore connu, et l’on ne devoit guère le considérer que comme un habile et intrépide chef de partisans. On pouvoit craindre qu’à l’exemple de beaucoup d’autres, il ne portât ailleurs ses services, s’il y trouvoit plus d’avantages. Charles V voulut se l’attacher en lui donnant pour récompense de ses premiers exploits, le comté de Longueville, confisqué sur le roi de Navarre, et dont ce prince étoit encore en possession. Par là il s’attachoit son nouveau capitaine, et le rendoit irréconciliable avec le Navarrois. De pareilles précautions étoient inutiles avec Du Guesclin : mais elles montraient la sage politique de Charles V.
  14. La capitulation de Châteauneuf-de-Randou, et la mort de Du Guesclin, sont racontées différemment dans une chronique qui finit en 1383, et qui est citée par dom Vaissette (Histoire du Languedoc, tome 4, p. 372) « Quant gens-d’armes furent rentrés de l’assault, dit cette chronique, Berteran fut moult malades, et se fist couchier et aquemunier (communier), et gens d’armes moult couchiés (affectés) pour le doulx regrés qu’il faisoit en son lit, et ni avoit si grant qui ne fesit plourer, et là appella le marissal de Sansoire, et li pria qu’il alist parler au capitaine, affin qu’il vaulsist rendre le chastel, et li desist moult bien que messire Berteran avoit juré le siège (et lui dit bien que Du Guesclin avoit juré de ne pas lever le siège sans être maître du château), et qu’il ne parlast en rien qu’il fust malade. Le marissal alla parler à eulx, et tant fist le marissal, que Englés dirent que Berteran veist parler à eulx et qui se renderoient. Non fera, dist le marissal : mais apportés les clés en son tref (dans sa tente), et il les rechevra. Il furent d’acord, et aportèrent les clés à Berteran, et se rendirent. Après che, Berteran bailla à Olivier de Clichon l’espée (de connétable) à garder, et les gens-d’armes que le Roi lui avoit baillié, et les commanda à Dieu et trespassa. Hellas ! que grant domaige, et que la couronne de Franche y perdi ! »