André (RDDM)/01

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ANDRÉ.

PREMIÈRE PARTIE.



i.

Il y a encore au fond de nos provinces de France un peu de vieille et bonne noblesse qui prend bravement son parti sur les vicissitudes politiques, là par générosité, ici par stoïcisme, ailleurs par apathie. Je sais d’anciens seigneurs qui portent des sabots et boivent leur piquette sans se faire prier. Ils ne font plus ombrage à personne ; et si le présent n’est pas brillant pour eux, du moins n’ont-ils rien à craindre de l’avenir.

Il faut reconnaître que parmi ces gens-là on rencontre parfois des caractères solidement trempés et vraiment faits pour traverser les temps d’orages. Plus d’un, qui se serait débattu en vain contre sa nature épaisse, s’il eût succédé paisiblement à ses ancêtres, s’est fort bien trouvé de venir au monde avec la force physique et l’insouciance d’un rustre. Tel était le marquis de Morand. Il sortait d’une riche et puissante lignée, et pourtant s’estimait heureux et fier de posséder encore un petit vieux castel et un domaine d’environ deux cent mille francs.

Sans se creuser la cervelle pour savoir si ses aïeux avaient eu une plus belle vie dans leurs grands fiefs, il tirait tout le parti possible de son petit héritage ; il y vivait comme un véritable laird écossais, partageant son année entre les plaisirs de la chasse et les soins de son exploitation ; car, selon l’usage des purs campagnards, il ne s’en remettait à personne des soucis de la propriété. Il était à lui-même son majordome, son fermier et son métayer : même on le voyait quelquefois, au temps de la moisson ou de la fenaison, impatient de serrer ses denrées menacées par une pluie d’orage, poser sa veste sur un râteau planté en terre, donner de l’aisance aux courroies élastiques qui soutenaient son haut de chausse sur son ventre de Falstaff, et, s’armant d’une fourche, passer la gerbe aux ouvriers. Ceux-ci, quoique essouflés et ruisselans de sueur, se montraient alors empressés, facétieux et pleins de bon vouloir ; car ils savaient que le digne seigneur de Morand, en s’essuyant le front au retour, leur verserait le coup d’embauchage, et ferait, en vin de sa cave, plus de dépense que l’eau de pluie n’eût causé de dégât sur sa récolte.

Malgré ces petites inconséquences, le hobereau faisait bon usage de sa vigueur et de son activité. Il mettait de côté chaque année un tiers de son revenu, et, de cinq ans en cinq ans, on le voyait arrondir son domaine de quelque bonne terre labourable, ou de quelque beau carrefour de hêtre et de chêne noir. Du reste, sa maison était honorable, sinon élégante, sa cuisine comfortable, sinon exquise, son vin généreux, ses bidets pleins de vigueur, ses chiens bien ouverts et bien évidés au flanc, ses amis nombreux et bons buveurs, ses servantes hautes en couleur et quelque peu barbues. Dans son jardin fleurissaient les plus beaux espaliers du pays ; dans ses prés paissaient les plus belles vaches ; enfin, quoique les limites du château et de la ferme ne fussent ni bien tracées ni bien gardées, quoique les poules et les abeilles fussent un peu trop accoutumées au salon, que la saine odeur des étables pénétrât fortement dans la salle à manger, il n’est pas moins certain que la vie pouvait être douce, active, facile et sage derrière les vieux murs du château de Morand.

Mais André de Morand, le fils unique du marquis, n’en jugeait pas ainsi ; il faisait de vains efforts pour se renfermer dans la sphère de cette existence qui convenait si bien aux goûts et aux facultés de ceux qui l’entouraient. Seul et chagrin parmi tous ces gens occupés d’affaires lucratives et de commodes plaisirs, il s’adressait des questions dangereuses : « À quoi bon ces fatigues ? et que sont ces jouissances ? Travailler pour arriver à ce but, est-ce la peine ? Quel est le plus rude, de se condamner à ces amusemens, ou de se laisser tuer par l’ennui ? » Toutes ses idées tournaient dans ce cercle sans issue, tous ses désirs se brisaient à des obstacles grossiers, insurmontables. Il éprouvait le besoin de posséder ou de sentir tout ce qui était ignoré de ses proches ; mais ceux dont il dépendait ne s’en souciaient point, et résistaient à sa fantaisie sans se donner la peine de le contredire.

Lorsque son père s’était décidé à lui donner un précepteur, ç’avait été par des raisons d’amour-propre, et nullement en vue des avantages de l’éducation. Soit disposition invétérée, soit l’effet du désaccord établi par cette éducation entre lui et les hommes qui l’entouraient, le caractère d’André était devenu de plus en plus insolite et singulier aux yeux de sa famille. Son enfance avait été maladive et taciturne. Dans son âge de puberté, il se montra mélancolique, inquiet, bizarre. Il sentit de grandes ambitions fermenter en lui, monter par bouffées, et tomber tout à coup sous le poids du découragement. Les livres dont on le nourrissait pour l’apaiser ne lui suffisaient pas, ou l’absorbaient trop. Il eût voulu voyager, changer d’atmosphère et d’habitudes, essayer toutes les choses inconnues, jeter en dehors l’activité qu’il croyait sentir en lui, contenter enfin cette avidité vague et fébrile qui exagérait l’avenir à ses yeux.

Mais son père s’y opposa. Ce joyeux et loyal butor avait sur son fils un avantage immense, celui de vouloir. Si le savoir eût développé et dirigé cette faculté chez le marquis de Morand, il fût devenu peut-être un caractère éminent ; mais né dans les jours de l’anarchie, abandonné ou caché parmi des paysans, il avait été élevé par eux et comme eux. La bonne et saine logique dont il était doué lui avait appris à se contenter de sa destinée et à s’y renfermer ; la force de sa volonté, la persistance de son énergie, l’avaient conduit à en tirer le meilleur parti possible. Son courage raide et brutal forçait à l’estime sociale ceux qui, du reste, lui prodiguaient le mépris intellectuel. Son entêtement ferme, et quelquefois revêtu d’une certaine dignité patriarcale, avait rendu toutes les volontés souples autour de lui ; et si la lumière de l’esprit, qui jaillit de la discussion, demeurait étouffée par la pratique de ce despotisme paternel, du moins l’ordre et la bonne harmonie domestique y trouvaient des garanties de durée.

André tenait peut-être de sa mère, qui était morte jeune et chétive, une insurmontable langueur de caractère, une inertie triste et molle, un grand effroi de ces récriminations et de ces leçons dures dont les hommes peu cultivés sont prodigues envers leurs enfans. Il possédait une sensibilité naïve, une tendresse de cœur qui le rendaient craintif et repentant devant les reproches même injustes. Il avait toute l’ardeur de la force pour souhaiter et pour essayer la rébellion ; mais il était inhabile à la résistance. Sa bonté naturelle l’empêchait d’aller en avant. Il s’arrêtait pour demander à sa conscience timorée s’il avait le droit d’agir ainsi, et, durant ce combat, les volontés extérieures brisaient la sienne. En un mot, le plus grand charme de son naturel était son plus grand défaut ; la chaîne d’airain de sa volonté devait toujours se briser à cause d’un anneau d’or qui s’y trouvait.

Rien au monde ne pouvait contrarier et même offenser le marquis de Morand comme les inclinations studieuses de son fils. Égoïste et resserré dans sa logique naturelle, il s’était dit que les vieux sont faits pour gouverner les jeunes, et que rien ne nuit plus à la sûreté des gouvernemens que l’esprit d’examen. S’il avait accordé un instituteur à son fils, ce n’était pas pour le satisfaire, mais pour le placer au niveau de ses contemporains. Il avait bien compris que d’autres auraient sur lui l’avantage d’une certaine morgue scolastique, s’il le laissait dans l’ignorance, et il avait pris ce grand parti pour prouver qu’il était un aussi riche et magnifique personnage que tel ou tel de ses voisins. M. Forez fut donc le seul objet de luxe qu’il admit dans la maison, à la condition toutefois, bien signifiée au survenant, d’aider de tout son pouvoir à l’autocratie paternelle, et le précepteur intimidé tint rigoureusement sa promesse.

Il trouva cette tâche facile à remplir avec un tempérament doux et maniable comme celui du jeune André ; et le marquis, n’ayant pas rencontré de résistance dans tout le cours de cette délégation de pouvoir, ne fut pas trop choqué des progrès de son fils. Mais lorsque M. Forez se fut retiré, le jeune homme devint un peu plus difficile à contenir, et le marquis épouvanté se mit à chercher sérieusement le moyen de l’enchaîner à son pays natal. Il savait bien que toute sa puissance serait inutile le jour où André quitterait le toit paternel ; car l’esprit de révolte était en lui, et s’il était encore retenu, grace à sa timidité naturelle, par un froncement de sourcil et par une inflexion dure dans la voix de son père, il était évident que les motifs d’indépendance ne manqueraient pas, du moment où il n’y aurait plus d’explications orageuses à affronter.

Ce n’est pas que le marquis craignît de le voir tomber dans les désordres de son âge. Il savait que son tempérament ne l’y portait pas ; et même il eût désiré, en bon vivant et en homme éclairé qu’il se piquait d’être, trouver un peu moins de rigidité dans les principes de cette jeune conscience. Il rougissait de dépit quand on lui disait que son fils avait l’air d’une demoiselle. Nous ne voudrions pas affirmer qu’il n’y eut pas aussi au fond de son cœur, malgré la bonne opinion qu’il avait de lui-même, un certain sentiment de son infériorité qui bouleversait toutes ses idées sur la prééminence paternelle.

Il ne craignait pas non plus que, par goût pour les raffinemens de la civilisation, son fils ne l’entraînât à de grandes dépenses au dehors. Ce goût ne pouvait être éclos dans la tête inexpérimentée d’André ; et d’ailleurs, le marquis avait pour point d’honneur d’aller, en fait d’argent, au-devant de toutes les fantaisies de ce fils opprimé et chéri. C’est ce qui faisait dire à toute la province qu’il n’était pas au monde de jeune homme plus heureux et mieux traité que l’héritier des Morand ; mais qu’il jouissait d’une mauvaise santé, et qu’il était doué d’un caractère morose. S’il vivait, disait-on, il ne vaudrait jamais son père.

M. de Morand craignait qu’entraîné par les séductions d’un monde plus brillant, son fils ne secouât entièrement le joug, et que non-seulement il ne revînt plus partager sa vie, mais qu’il s’avisât encore de vendre sa maison héréditaire et d’aliéner ses rentes seigneuriales. Quoique le marquis se fût quelque peu entaché de libéralisme dans la société des chasseurs et des buveurs roturiers qu’il appelait à sa table, il tenait secrètement à ses titres, à sa gentilhommerie, et n’affectait le dédain de ces vanités que dans l’espérance de leur donner plus de lustre aux yeux des petits. Lorsqu’il rentrait le soir après la chasse, il entendait, avec un certain orgueil, l’amble serré de sa petite jument retentir sous la herse de son château ; lorsque du sommet d’une colline boisée, il comptait sur ses doigts, d’un air recueilli, la valeur de chacun des arbres d’élite marqués pour la cognée, il jetait un regard d’amour sur ses tourelles à demi cachées dans la cime des bois, et son front s’éclaircissait comme au retour d’une douce pensée.

ii.

Au profond ennui qui rongeait André, l’attente d’une femme selon son cœur venait, depuis quelque temps, mêler des souffrances et des douceurs plus étranges. Il est à croire que rien d’impur n’aurait pu germer dans cette ame neuve, rien de laid se poser dans cette jeune imagination, et que sa Péri enfin était belle comme le jour. Autrement se serait-il pris à pleurer si souvent en songeant à elle ? l’aurait-il appelée avec tant d’instances et de doux reproches, l’ingrate qui ne voulait pas descendre du ciel dans ses bras ? serait-il resté si tard le soir à l’attendre dans les prés humides de rosée ? se serait-il éveillé si matin pour voir lever le soleil, comme si un de ses rayons allait féconder les vapeurs de la terre et en faire sortir un ange d’amour réservé à ses embrassemens ?

On le voyait partir pour la chasse, mais revenir sans gibier. Son fusil lui servait de prétexte et de contenance ; grâce à ce talisman, le jeune poète traversait la campagne et bravait les rencontres, sans danger d’être pris pour un fou ; il cachait son sentiment le plus cher avec un volume de roman dans la poche de sa blouse ; puis, s’asseyant en silence dans les taillis, gardiens du mystère, il s’entretenait de longues heures avec Jean-Jacques ou Grandisson, tandis que les lièvres trottaient amicalenient autour de lui, et que les grives babillaient au-dessus de sa tête, comme de bonnes voisines qui se font part de leurs affaires.

À mesure que les vagues inquiétudes de la jeunesse se dirigeaient vers un but appréciable à l’esprit, sinon à la vue du solitaire André, sa tristesse augmentait ; mais l’espérance se développait avec le désir, et le jeune homme, jusque-là morose et nonchalant, commençait à sentir la plénitude de la vie. Son père tirait bon augure de l’activité des jambes du chasseur, mais il ne prévoyait pas que cette humeur vagabonde aurait pu changer André en hirondelle, si la voix d’une femme l’eût appelé d’un bout de la terre à l’autre.

André était donc devenu un marcheur intrépide, sinon un heureux chasseur. Il ne trouvait pas de solitude assez reculée, pas de lande assez déserte, pas de colline assez perdue dans les verts horizons, pour fuir le bruit des métairies et le mouvement des cultivateurs. Afin d’être moins troublé dans ses lectures, il faisait chaque jour plusieurs lieues à travers champs, et la nuit le surprenait souvent avant qu’il eût songé à reprendre le chemin du logis.

Il y avait à trois lieues du château de Morand une gorge inhabitée où la rivière coulait silencieusement entre deux marges de la plus riche verdure. Ce lieu, quoique assez voisin de la petite ville de L……, n’était guère fréquenté que par les bergeronnettes et les merles d’eau ; les terres avoisinantes étaient sévèrement gardées contre les braconniers et les pêcheurs ; André seul, en qualité de chasseur inoffensif, ne donnait aucun ombrage au garde et pouvait s’enfoncer à loisir dans cette solitude charmante.

C’est là qu’il avait fait ses plus chères lectures et ses plus doux rêves. Il y avait évoqué les ombres de ses héroïnes de roman. Les chastes créations de Walter Scott, Alice, Rébecca, Diana, Catherine, étaient venues souvent chanter dans les roseaux des chœurs délicieux, qu’interrompait parfois le gémissement douloureux et colère de la petite Fénella. Du sein des nuages, les soupirs éloignés des vierges hébraïques de Byron répondaient à ces belles voix de la terre, tandis que la grande et pâle Clarisse, assise sur la mousse, s’entretenait gravement à l’écart avec Julie, et que Virginie enfant jouait avec les brins d’herbe du rivage. Quelquefois un chœur de bacchantes traversait l’air et emportait ironiquement les douces mélodies. André, pâle et tremblant, les voyait passer, fantasques, méchantes et belles, écrasant sans pitié les fleurs du rivage sous leurs pieds nus, effarouchant les tranquilles oiseaux endormis dans les saules, et trempant leurs couronnes de pampre dans les eaux pour les secouer moqueusement à la figure du jeune rêveur. André s’éveillait de sa vision triste et découragé. Il se reprochait de les avoir trouvées belles et d’avoir eu envie un instant de suivre leur trace, semée de fleurs et de débris. Il évoquait alors ses divins fantômes, ses types chéris de sentiment et de pureté. Il les voyait redescendre vers lui dans leurs longues robes blanches, et lui montrer au fond de l’onde une image fugitive, qu’il s’efforçait en vain d’attirer et de saisir.

Cette ombre mystérieuse et vague, qu’il voyait flotter partout, c’était son amante inconnue, c’était son bonheur futur ; mais toutes les réalités différaient tellement de sa beauté idéale, qu’il désespérait souvent de la rencontrer sur la terre, et se mettait à pleurer, en murmurant dans son angoisse des paroles incohérentes. Son père le crut fou bien des fois, et faillit envoyer chercher le médecin pour l’avoir entendu crier au milieu de la nuit : « Où es-tu ? Es-tu née, seulement ? ne suis-je pas venu trop tôt ou trop tard pour te rencontrer sur la terre ? » Et vingt autres folies, que le bonhomme traita de billevesées dès qu’il se fut bien assuré que son fils n’avait pas attrapé de coup de soleil dans la journée.

Un soir que le jeune homme s’était attardé dans les Prés-Girault, — c’était le nom de sa chère retraite, — il lui sembla voir passer à quelque distance une forme réelle ; autant qu’il put la distinguer, c’était une taille déliée avec une robe blanche. Elle semblait voltiger sur la pointe des joncs, tant elle courait légèrement. Cette vision ne dura qu’un instant et disparut derrière un massif de trembles. André s’était arrêté stupéfait, et son cœur battait si fort qu’il lui eût été impossible de faire un pas pour la suivre. Quand il en eut retrouvé la force, il s’aperçut que la rivière, qui coulait à fleur de terre et faisait cent détours dans la prairie, le séparait du massif. Il lui fallut faire beaucoup de chemin pour rencontrer un de ces petits ponts que les gardeurs de troupeaux construisent eux-mêmes avec des branches entrelacées et de la terre ; enfin il atteignit le massif et n’y trouva personne. L’ombre était devenue si épaisse, qu’il était impossible de voir à dix pas devant soi. Il revint, tout pensif et tout ému, s’asseoir devant le souper de son père. Mais il dormit moins encore que de coutume, et retourna aux Prés-Girault le lendemain. Rien n’en troublait la solitude, et il craignit d’être devenu assez fou pour qu’une de ses fictions ordinaires lui fût apparue comme une chose réelle.

Le jour suivant, à force d’explorer les bords de la rivière, il trouva un petit gant de fil blanc très fin, tricoté à l’aiguille avec des points à jour très artistement travaillés, et qui semblait avoir servi à arracher des herbes, car il était taché de vert.

André le prit, le baisa mille fois comme un fou, l’emporta sur son cœur, et en devint amoureux, sans songer que le prince Charmant, épris d’une pantoufle, n’était pas un rêveur beaucoup plus ridicule que lui.

Huit jours s’étaient passés sans qu’il trouvât aucune autre trace de cette apparition. Un matin il arriva lentement, comme un homme qui n’espère plus, et, s’appuyant contre un arbre, il se mit à lire un sonnet de Pétrarque.

Tout à coup une petite voix fraîche sortit des roseaux et chanta deux vers d’une vieille romance :


Puis, tout après, je vis dame d’amour
Qui marchait doux et venait sur la rive.


André tressaillit, et, se penchant, il vit, à vingt pas de lui, une jeune fille habillée de blanc, avec un petit schall couleur arbre de Judée, et un mince chapeau de paille. Elle était debout et semblait absorbée dans la contemplation d’un bouquet de fleurs des champs qu’elle avait à la main. André eut l’idée de s’élancer vers elle pour la mieux voir ; mais elle vint de son côté, et il se sentit tellement intimidé, qu’il se cacha dans les buissons. Elle arriva tout auprès de lui sans s’apercevoir de sa présence, et se mit à chercher d’autres fleurs. Elle erra ainsi pendant près d’un quart d’heure, tantôt s’éloignant, tantôt se rapprochant, explorant tous les brins d’herbe de la prairie et s’emparant des moindres fleurettes. Chaque fois qu’elle en avait rempli sa main, elle descendait sur une petite plage que baignait la rivière, et plantait son bouquet dans le sable humide pour l’empêcher de se faner. Quand elle en eut fait une botte assez grosse, elle la noua avec des joncs, plongea les tiges à plusieurs reprises dans le courant de l’eau pour en ôter le sable, les enveloppa de larges feuilles de nymphæa pour en conserver la fraîcheur, et après avoir rattaché son petit chapeau, elle se mit à courir, emportant ses fleurs, comme une biche poursuivie. André n’osa pas la suivre ; il craignit d’avoir été aperçu et de l’avoir mise en fuite. Il espéra qu’elle reviendrait, mais elle ne revint plus. Il retourna inutilement aux Près-Girault pendant toute la belle saison. L’hiver vint, et, à chaque fleur que le froid moissonna, André perdit l’espérance de voir revenir sa belle chercheuse de bluets.

Mais cette matinée romanesque avait suffi à le rendre amoureux. Il en devint maigre à faire trembler ; et son père, qui jusque-là avait craint de lui voir chercher ses distractions dans les villes environnantes, fut assez inquiet de sa mélancolie pour l’engager à courir un peu les bals et les divertissemens de la province.

André éprouvait désormais une grande répugnance pour tout ce qui ne se renfermait pas dans le cercle de ses rêveries et de ses promenades solitaires ; néanmoins il chercha son inconnue dans les fêtes et dans les réunions d’alentour. Ce fut en vain ; toutes les femmes qu’il vit lui semblèrent si inférieures, que, sans le gant qu’il avait trouvé, il aurait pris toute cette aventure pour un rêve.

Ce fut sans doute un malheur pour lui de se retrancher dans sa fantaisie comme dans un fort inexpugnable, et de fermer les yeux et les oreilles à toutes les séductions de l’oubli. Il aurait pu trouver une femme plus belle que son idéale, mais elle l’avait fasciné ; c’était la première, et par conséquent la seule dans son imagination. Il s’obstina à croire que sa destinée était d’aimer celle-là, que Dieu la lui avait montrée pour qu’il en gardât l’empreinte dans son ame, et lui restât fidèle jusqu’au jour où elle lui serait rendue. C’est ainsi que nous nous faisons nous-mêmes les ministres de la fatalité.

Ce fut surtout vers la petite ville de L…… qu’il dirigea ses recherches. Mais en vain il vit, pendant plusieurs dimanches, l’élite de la société se rassembler dans un salon de bourgeoises précieuses et beaux esprits ; il n’y trouva pas celle qu’il cherchait. Ce qui rendait cette découverte bien plus difficile, c’est que, par suite d’un sentiment appréciable seulement pour ceux qui ont nourri leurs premières amours de rêveries romanesques, André ne put jamais se décider à parler à qui que ce fût de la rencontre qu’il avait faite et de l’impression qu’il en avait gardée. Il aurait cru trahir une révélation divine, s’il eût confié son bonheur et son angoisse à des oreilles profanes. Or, il est bien certain qu’il n’avait aucun ami qui lui ressemblât, et que tous ses jeunes compatriotes se fussent moqués de sa passion, sans en excepter Joseph Marteau, celui qu’il estimait le plus.

Joseph Marteau était fils d’un brave notaire de village. Dans son enfance, il avait été le camarade d’André, autant qu’on pouvait être le camarade de cet enfant débile et taciturne. Joseph était précisément tout l’opposé : grand, robuste, jovial, insouciant, il ne sympathisait avec lui que par une certaine élévation de caractère et une grande loyauté naturelle. Ces bons côtés étaient d’autant plus sensibles, que l’éducation n’avait guère rien fait pour les développer. Le manque d’instruction solide perçait dans la rudesse de ses goûts. Étranger à toutes les délicatesses d’idées qui caractérisaient le jeune marquis, il y suppléait par une conversation enjouée. Sa bonne et franche gaieté lui inspirait de l’esprit, ou au moins lui en tenait lieu, et il était la seule personne au monde qui pût faire rire le mélancolique André.

Depuis deux ou trois ans, il était établi dans la ville de L…… avec sa famille, et fréquentait peu le château de Morand ; mais le marquis, effrayé de la langueur de son fils, alla le trouver, et le pria de venir de temps en temps le distraire par son amitié et sa bonne humeur. Joseph aimait André comme un écolier vigoureux aime l’enfant souffreteux et craintif qu’il protége contre ses camarades. Il ne comprenait rien à ses ennuis ; mais il avait assez de délicatesse pour ne pas les froisser par des railleries trop dures. Il le regardait comme un enfant gâté, ne discutait pas avec lui, ne cherchait pas à le consoler parce qu’il ne le croyait pas réellement à plaindre, et ne s’occupait qu’à l’amuser, tout en s’amusant pour son propre compte. Sans doute André ne pouvait pas avoir d’ami plus utile. Il le retrouva donc avec plaisir, et, confié par son père à ce gouverneur de nouvelle espèce, il se laissa conduire partout où le caprice de Joseph voulut le promener.

Celui-ci commença par décréter que, vivant seul, André ne pouvait être amoureux. — André garda le silence. — Joseph reprit en décidant qu’il fallait qu’André devînt amoureux. — André sourit d’un air mélancolique. — Joseph conclut en affirmant que, parmi les demoiselles de la ville, il n’y en avait pas une qui eût le sens commun, que ces précieuses étaient propres à donner le spleen plutôt qu’à l’ôter, qu’il n’y avait au monde qu’une espèce de femmes aimables, à savoir les grisettes, et qu’il fallait que son ami apprît à les connaître et à les apprécier, ce à quoi André se résigna machinalement.

iii.

Les romanciers allemands parlent d’une petite ville de leur patrie où la beauté semble s’être exclusivement logée dans la classe des jeunes ouvrières. Quiconque a passé vingt-quatre heures dans la petite ville de L……, en France, peut attester la rare gentillesse et la coquetterie sans pareille de ses grisettes. Jamais nid de fauvettes babillardes ne mit au jour de plus riches couvées d’oisillons espiègles et jaseurs ; jamais souffle du printemps ne joua dans les prés avec plus de fleurettes brillantes et légères. La ville de L…… s’enorgueillit à bon droit de l’éclat de ses filles ; et de plus de vingt lieues à la ronde, les galans de tous étages viennent risquer leur esprit et leur prétention persuasive dans ces bals d’artisans où, chaque dimanche, plus de cinquante petites commères étalent sous les quinquets leurs robes blanches, leurs tabliers de soie noire et leur visage couleur de rose.

Comment la toilette des dames de la ville suffit à faire travailler et vivre toutes ces fillettes, c’est ce qu’on ne saurait guère expliquer, sans avouer que ces dames aiment beaucoup la toilette, et qu’elles ont bien raison.

Quoi qu’il en soit, les méchans et les méchantes vont s’étonnant du grand nombre d’artisanes (c’est un mot du pays que je demande la permission d’employer) qui réussissent à vivre dans une aussi petite ville ; mais les gens de bien ne s’en étonnent pas : ils comprennent que cette ville privilégiée est pour la grisette un théâtre de gloire qu’elle doit préférer à tout autre séjour ; ils savent en outre que la jeunesse et la santé s’alimentent sobrement, et peuvent briller sous les plus modestes atours.

Ce qu’il y a de certain, c’est que nulle part peut-être, en France, la beauté n’a plus de droits et de franchises que dans ce petit royaume, et que nulle part ces priviléges ne dégénèrent moins en abus. L’indépendance et la sincérité dominent comme une loi générale dans les divers caractères de ces jeunes filles. Fières de leur beauté, elles exercent une puissance réelle dans leur Yvetot ; et cette espèce de ligue contre l’influence féminine des autres classes établit entre elles un esprit de corps assez estimable et fertile en bons procédés.

Par exemple, si le secret de leurs fautes n’est pas toujours assez bien gardé pour ne pas faire le tour de la ville en une heure, du moins y a-t-il une barrière que ce secret ne franchit pas aisément. Là où cesse l’apostolat de l’artisanerie, cesse le droit d’avoir part au petit plaisir du scandale. Ainsi, l’aventure d’une grisette peut égayer ou attendrir long-temps la foule de ses pareilles, avant d’être livrée au dédaigneux sourire des bas-bleus de l’endroit ou aux graveleux quolibets des villageoises d’alentour.

Ces aventures ne sont pas rares dans une ville où une seule classe de femmes mérite assez d’hommages pour accaparer ceux de toutes les classes d’hommes ; aussi voit-on rarement une belle artisane être farouche au point de manquer de cavalier servant. Tant de sévérité serait presque ridicule dans un pays où la galanterie n’a pas encore mis à la porte toute naïveté de sentiment, et où l’on voit plus d’une amourette s’élever jusqu’à la passion. Ainsi une jeune fille y peut, sans se compromettre, agréer les soins d’un homme libre et ne pas désespérer de l’amener au mariage ; si elle manque son but, ce qui arrive souvent, elle peut espérer de mieux réussir avec un second adorateur, et même avec un troisième, si sa beauté ne s’est pas trop flétrie dans l’attente illimitée du nœud conjugal.

À part donc les vertus austères qui se rencontrent là comme partout, en petit nombre, les jeunes ouvrières de L…… sont généralement pourvues chacune d’un favori, choisi entre dix, et fort envié de ses concurrens. On peut comparer cette espèce de mariage expectatif au sigisbéisme italien. Tout s’y passe loyalement, et le public n’a pas le droit de gloser tant qu’un des deux amans ne s’est pas rendu coupable d’infidélité ou entaché de ridicule.

Il faut dire à la louange de ces grisettes, qu’aucune ne fait fortune par l’intrigue, et qu’elles semblent ignorer l’ignoble trafic que les femmes font ailleurs de leur beauté ; leur orgueil équivaut à une vertu ; jamais la cupidité ne les jette dans les bras des vieillards ; elles aiment trop l’indépendance pour souffrir aucun partage, pour s’astreindre à aucune précaution. Aussi les hommes mariés ne réussissent jamais auprès d’elles. Il y a quelque chose de vraiment magnifique dans l’exercice insolent de leur despotisme féminin. Elles sont aimantes et colères, romanesques on ne peut plus ; coquettes et dédaigneuses, avides de louanges, folles de plaisirs, bavardes, prudes, gourmandes, impertinentes, mais désintéressées, généreuses et franches. Leur extérieur répond assez à ce caractère : elles sont généralement grandes, robustes et alertes ; elles ont de grandes bouches qui rient à tout propos pour montrer des dents superbes ; elles sont vermeilles et blanches, avec des cheveux bruns ou noirs ; leurs pieds sont très provinciaux, et leurs mains rarement belles ; leur voix est un peu virile, et l’accent du pays n’est pas mélodieux. Mais leurs yeux ont une beauté particulière et une expression de hardiesse et de bonté qui ne trompe pas.

Tel était le monde où Joseph Marteau essaya de lancer le timide André, en lui déclarant que le bonheur suprême était là et non ailleurs, et qu’il ne pouvait pas manquer de sortir enivré du premier bal où il mettrait les pieds. André se laissa donc conduire, et se conduisit lui-même assez bien durant toute la soirée. Il dansa très assiduement, ne fit manquer aucune figure, dépensa au moins cinq francs en oranges et en pralines offertes aux dames ; même il se montra homme de talent et de bonne société (comme disent les gens de mauvaise compagnie), en prenant la place du premier violon, qui était ivre, et en jouant très proprement un quadrille de contredanses tirées de la Muette de Portici.

Malgré ces excellentes actions, André ne prit pas beaucoup dans la société artisane ; on le trouva fier, c’est-à-dire silencieux et froid ; lui-même ne s’amusa guère et ne fut pas aussi enchanté qu’on le lui avait prédit. La beauté de ces grisettes n’était nullement celle qui plaisait à son imagination. Il était difficile, mais ce n’était pas sa faute ; il avait dans la tête l’ineffaçable souvenir d’un teint pâle, de deux grands yeux mélancoliques, d’une voix douce, et voulait à toute force trouver de la poésie, sinon dans le langage, du moins dans le silence d’une femme. Tout ce petit caquetage d’enfans gâtés lui déplut. D’ailleurs il n’était pas aisé d’en approcher ; la moins belle était surveillée par plus d’un aspirant jaloux, et André ne se sentait pas la moindre vocation pour le rôle de Lovelace campagnard. Trop modeste pour espérer de supplanter qui que ce fût, il était trop nonchalant pour engager la lutte avec un concurrent. Il se retira donc de bonne heure, laissant Joseph dans une grande exaltation entre une belle ravaudeuse aux yeux noirs et un énorme bowl de vin chaud.

— Comment ! dit-il à André le lendemain, tu es parti avant la fin ! Tu n’y entends rien, mon cher ; tu ne sais pas que c’est le meilleur moment. On se place adroitement à la sortie, on jette son dévolu sur une fille mal gardée ; on lui offre le bras, elle accepte. Vous la reconduisez jusque chez elle ; vous avez pour elle mille petits soins durant le trajet, vous lui offrez votre manteau ; elle en accepte la moitié ; vous la soulevez dans vos bras pour traverser le ruisseau. Si un chien passe auprès d’elle dans l’obscurité, elle se presse contre vous d’un petit air effrayé, sous prétexte qu’elle a grand’peur des chiens enragés ; vous la rassurez, et vous brandissez votre canne en élevant la voix de manière à réveiller toute la rue ; si le chien a l’air de n’être pas belliqueux, vous pouvez même aller jusqu’à l’assommer d’un grand coup de pied en passant ; cela fait bien et donne la réputation d’un crâne. Surtout évitez de jurer. La grisette hait tout ce qui sent le paysan. Ne gardez pas votre pipe à la bouche en lui donnant le bras ; elle est exigeante et veut du respect. Glissez-lui un compliment agréable de temps en temps, en procédant toujours par comparaison ; par exemple, dites : — Mademoiselle une telle est bien jolie, c’est dommage qu’elle soit si pâle, ce n’est pas une rose du mois de mai comme vous. — Si votre belle est pâle, parlez d’une personne un peu trop enluminée, et dites que les grosses couleurs donnent l’air d’une servante ; mais surtout choisissez les beautés que vous voulez dénigrer dans la première société : votre compliment sera deux fois mieux accueilli. Enfin, au moment de quitter votre infante, prenez un air respectueux, et demandez-lui la permission de l’embrasser ; dès qu’elle aura consenti, redoublez de civilité et embrassez-la le chapeau à la main ; aussitôt après, saluez jusqu’à terre ; gardez-vous bien de baiser la main, on se moquerait de vous ; replacez-lui son schall sur les épaules ; louez sa taille, mais n’y touchez pas. Faites ce métier-là cinq ou six jours de suite ; après quoi vous pouvez tout espérer.

— Et cela suffit pour être préféré à un amant en titre ?

— Bah ! quand on n’a peur de rien, quand on ne doute de rien, on arrive à tout. D’ailleurs, je ne te dis pas d’aller te mettre en concurrence avec un de ces gros corroyeurs qui sont accoutumés à charger des bœufs sur leurs épaules, ni avec un de ces fils de fermier qui ont toujours à la main un bâton de cormier ou un brin de houx de la taille d’un mât de vaisseau ; non, il y a assez de freluquets auxquels on peut s’attaquer, de petits clercs d’avoués qui ont la voix flûtée et le menton lisse comme la main, ou bien des flandrins de la haute bourgeoisie, qui n’ont pas envie de déchirer leurs habits de drap fin. Ceux-là, vois-tu, on leur souffle leur Dulcinée en quinze jours, quand on sait s’y prendre. La grisette aime assez ces marjolets qui font des phrases et qui portent des jabots ; mais elle aime par-dessus tout un brave tapageur qui ne sait pas nouer sa cravate, qui a le chapeau sur l’oreille, et qui, pour elle, ne craint pas de se faire enfoncer un œil ou casser une dent. André secoua la tête.

— Je ne ferais pas fortune ici, dit-il, et je ne chercherai pas.

— Comme tu voudras, reprit Joseph, mais viens toujours dîner avec nous aujourd’hui, tu nous l’as promis.

André se rendit donc à cinq heures chez les parens de son ami Marteau.

— Parbleu ! dit Joseph, si tu fuis les grisettes, les grisettes te poursuivent. Ma mère fait faire le trousseau de ma sœur qui se marie, et nous avons quatre ouvrières dans la maison. Quatre ! et des plus jolies, ma foi ! Moi, je ne fais que de dévider le fil et ramasser les ciseaux de ces Omphales. Je tourne à l’entour en sournois comme le renard autour d’un perchoir à poules, jusqu’à ce que la moins prudente se laisse prendre par le vertige et tombe au pouvoir du larron. Le soir, quand elles ont fini leur tâche, je les fais danser dans la cour, au son de la flûte, sur six pieds carrés de sable à l’ombre de deux accacias. C’est une scène champêtre digne d’arracher de tes yeux des larmes bucoliques. Ah ! tu me verras ce soir transformé en Tityre, assis sur le bord du puits, et je veux te faire voltiger toi-même au milieu de mes nymphes. Ah ça ! tu sais l’usage du pays ? les ouvrières en journée mangent à la même table que nous ; ne va pas faire le dédaigneux ; songe que cela se fait dans tout le département, dans les grands châteaux tout comme chez les bourgeois.

— Oui, oui, je le sais, répondit André ; c’est un usage du vieux temps que les artisans ne songent pas à détruire.

— Moi, j’aime beaucoup cet usage-là, parce que les filles sont jolies. Si jamais je me marie, et si ma femme (comme font beaucoup de jalouses) n’admet au logis que des ouvrières de quatre-vingts ans, je saurai fort bien les envoyer manger à l’office, ou bien je leur ferai servir des nougats de pierre à fusil, qui les dégoûteront de mon ordinaire. Mais ici c’est différent, les bouches sont fraîches et les dents blanches ; que la beauté soit la reine du monde, rien de mieux.

iv.

L’intérieur de la famille Marteau était patriarcal. La grand’mère, matrone pleine de vertus et d’obésité, était assise près de la cheminée, et tricotait un bas gris. C’était une excellente femme, un peu sourde, mais encore gaie, qui de temps en temps plaçait son mot dans la conversation, tout en ricanant sous les lunettes sans branches qui lui pinçaient le nez. La mère était une ménagère sèche et discrète, active, silencieuse, absolue, sujette à la migraine, et partant chagrine. Elle était debout devant une grande table couverte d’un tapis vert, et taillait elle-même la besogne aux ouvrières ; mais, malgré son caractère absolu, la dame ne leur parlait qu’avec une extrême politesse, et souffrait, non sans une secrète mortification, que tous ses coups de ciseau fussent soumis à de longues discussions de leur part.

Auprès de la fenêtre ouverte, les quatre ouvrières et les trois filles de la maison, pressées comme une compagnie de perdrix, travaillaient au trousseau ; la fiancée elle-même brodait le coin d’un mouchoir. La maîtresse ouvrière, placée sur une chaise plus élevée que les autres, dirigeait les travaux, et de temps en temps donnait un coup d’œil aux ourlets confiés aux petites filles. Les grisettes en sous-ordre ne comptaient pas cinquante ans à elles trois ; elles étaient fraîches, rieuses et dégourdies à l’avenant. Les têtes blondes des enfans de la maison, penchées d’un petit air boudeur sur leur ouvrage et ne prenant aucun intérêt à la conversation, se mêlaient aux visages animés des grisettes, à leurs bonnets blancs posés sur des bandeaux de cheveux noirs. Ce cercle de jeunes filles formait un groupe naïf tout-à-fait digne des pinceaux de l’école flamande. Mais, comme Calypso parmi ses nymphes, Henriette, la couturière en chef, surpassait toutes ses ouvrières en caquet et en beauté ; du haut de sa chaise à escabeau, comme du haut d’un trône, elle les animait et les contenait tour à tour de la voix et du regard. Il y avait bien dix ans qu’Henriette était comptée parmi les plus belles ; mais elle ne semblait pas vouloir renoncer de si tôt à son empire. Elle proclamait avec orgueil ses vingt-cinq ans et promenait sur les hommes le regard brillant et serein d’une gloire à son apogée. Aucune robe d’alépine ne dessinait avec une netteté plus orgueilleuse l’étroit corsage et les riches contours d’une taille impériale ; aucun bonnet de tulle n’étalait ses coquilles démesurées et ses extravagantes rosettes de rubans diaphanes sur un échafaudage plus splendide de cheveux crêpés.

À l’arrivée des deux jeunes gens, le babil cessa tout à coup comme le son de l’orgue, lorsque le plain-chant de l’officiant écourte sans cérémonie les dernières modulations d’une ritournelle où l’organiste s’oublie. Mais après quelques instans de silence, pendant lesquels André salua timidement et supporta le moins gauchement qu’il put le regard oblique de l’aréopage féminin, une voix flûtée se hasarda à placer son mot, puis une autre, puis deux à la fois, puis toutes, et jamais volière ne salua le soleil levant d’un plus gai ramage. Joseph se mêla à la conversation, et voyant André mal à l’aise entre les deux matrones, il l’attira auprès du jeune groupe.

— Mademoiselle Henriette, dit-il d’un ton moitié familier, moitié humble (note qu’il était important de toucher juste avec la belle couturière, et dont Joseph avait très bien étudié l’intonation), voulez-vous me permettre de vous présenter un de mes meilleurs amis, M. André de Morand, gentilhomme comme vous savez, et gentil garçon comme vous voyez ? Il n’ose pas vous dire sa peine ; mais le fait est qu’il a tourné autour de vous cette nuit pendant une heure, pour vous faire danser, et qu’il n’a pas pu vous approcher ; vous êtes inabordable au bal, et, quand on n’a pas obtenu votre promesse un mois d’avance, on peut y renoncer. Ce compliment plut beaucoup à mademoiselle Henriette, car une rougeur naïve lui monta au visage. Tandis qu’elle engageait avec Joseph un échange d’œillades et de facétieux propos, André remarqua que la petite Sophie, la plus jeune des quatre, parlait de lui avec sa voisine, car elles le regardaient maladroitement, à la dérobée, en chuchotant d’un petit air moqueur. Il se sentit plus hardi avec ces fillettes de quinze ans qu’avec la dégagée Henriette, et les somma en riant d’avouer le mal qu’elles disaient de lui. Après avoir beaucoup rougi, beaucoup refusé, beaucoup hésité, Sophie avoua qu’elle avait dit à Louisa :

— Ce monsieur André m’a fait danser deux fois hier soir ; cela n’empêche pas qu’il ne soit fier comme tout, il ne m’a pas dit trois mots.

— Ah ! mon cher André, s’écria Joseph, ceci est une agacerie, prends-en note.

— Cela est bien vrai, interrompit Henriette, qui craignait que la petite Sophie n’accaparât l’attention des jeunes gens ; tout le monde l’a remarqué, M. André a bien l’air d’un noble, il ne rit que du bout des dents, et ne danse que du bout des pieds ; je disais en le regardant : Pourquoi est-ce qu’il vient au bal, ce pauvre monsieur ? ça ne l’amuse pas du tout.

André, choqué de cette hardiesse indiscrète, fut bien près de répondre : En vérité, mademoiselle, vous avez raison, cela ne m’amusait pas du tout. Mais Joseph lui coupa la parole, en disant ;

— Ah ! ah ! de mieux en mieux, André, Mlle Henriette t’a regardé, que dis-je ? elle t’a contemplé, elle s’est beaucoup occupée de toi. Sais-tu que tu as fait sensation ? Ma foi ! je suis jaloux d’un pareil début. Mais voyez-vous, mes chères petites, pardon ! je voulais dire mes belles demoiselles, vous faites à mon ami un reproche qu’il ne mérite pas ; vous l’accusez d’être fier, lorsqu’il n’est que triste, et il faudra bien que vous lui pardonniez sa tristesse, quand vous saurez qu’il est amoureux.

— Ah ! s’écrièrent à la fois toutes les jeunes filles.

— Oh mais ! amoureux ! reprit Joseph avec emphase, amoureux frénétique !

— Frénétique ! dit la petite Louisa en ouvrant de grands yeux.

— Oui ! répondit Joseph, cela veut dire très amoureux, amoureux comme le greffier du juge de paix est amoureux de vous, Mlle Louisa, comme le nouveau commis à pied des droits réunis est amoureux de vous, Mlle Juliette, comme…

— Voulez-vous vous taire, voulez-vous vous taire ! s’écrièrent-elles toutes en carillon.

Mme Marteau fronça le sourcil, en voyant que l’ouvrage languissait ; la grand’mère sourit, et Henriette rétablit le calme d’un signe majestueux.

— Si vous n’aviez pas fait tant de tapage, mesdemoiselles, dit-elle à ses ouvrières, M. Joseph allait nous dire de qui M. André est amoureux.

— Et je vais vous le dire, en grande confidence, répondit Joseph, chut ! écoutez bien, vous ne le direz pas ?…

— Non, non, non ! s’écrièrent-elles.

— Eh bien ! reprit Joseph, il est amoureux de vous quatre. Il en perd l’esprit et l’appétit, et si vous ne tirez pas au sort laquelle de vous…

— Oh ! le méchant moqueur ! dirent-elles en l’interrompant.

M. Joseph, nous ne sommes pas des enfans, dit Henriette en affectant un air digne, nous savons bien que monsieur est noble et que nous sommes trop peu de chose pour qu’il fasse attention à nous. Quand une ouvrière va raccommoder le linge du château de Morand, le père et le fils s’arrangent toujours pour ne pas manger à la maison, afin certainement de ne pas manger avec elle. On la fait dîner toute seule ! ce n’est pas amusant ! aussi il n’y a pas beaucoup d’artisanes qui veuillent y aller. On n’y a aucun agrément, personne à qui parler, et quels chemins pour y arriver ! aller en croupe derrière un métayer ! ce n’est pas un si beau voyage à faire, et ce n’est pas comme chez M. de…… C’est un noble pourtant, celui-là : eh bien ! il vient chercher lui-même ses ouvrières à la ville, et il les emmène dans sa voiture.

— Et il a soin de choisir la plus jolie, dit Joseph, c’est toujours vous, Mlle Henriette.

— Pourquoi pas ? dit-elle en se rengorgeant, avec des gens aussi comme il faut !…

— C’est à dire que mon ami André, reprit Joseph en la regardant d’un air moqueur, n’est pas un homme comme il faut, selon vos idées.

— Je ne dis pas cela ! ces messieurs sont fiers ; ils ont raison, si cela leur convient ; chacun est maître chez soi ; libre à eux de nous tourner le dos quand nous sommes chez eux ; libre à nous de rester chez nous, quand ils nous font demander.

— Je ne savais pas que nous eussions d’aussi grands torts, dit André en riant : cela m’explique pourquoi nous avons toujours d’aussi laides ouvrières ; mais c’est leur faute, si nous ne nous corrigeons pas : essayez de nous rendre sociables, Mlle Henriette, et vous verrez !

Henriette parut goûter assez cette fadeur ; mais, fidèle à son rôle de princesse, elle s’en défendit.

— Oh ! nous ne mordons pas dans ces douceurs-là, reprit-elle, nous sommes trop mal élevées pour plaire à des gens comme vous : il vous faudrait quelqu’un comme Geneviève pour causer avec vous ; mais c’est celle-là qui ne souffre pas les grands airs !

— Oh ! pardieu ! dit vivement Joseph, cela lui sied bien, à cette précieuse-là ! je ne connais personne qui se donne de plus grands airs mal à propos.

— Mal à propos ? dit Henriette, il ne faut pas dire cela, Geneviève n’est pas une fille du commun ; vous le savez bien, et tout le monde le sait bien aussi.

— Ah ! je ne peux pas la souffrir, votre Geneviève, reprit Joseph : une bégueule qu’on ne voit jamais et qui voudrait se mettre sous verre comme ses marchandises !

— Qu’est-ce donc que Mlle Geneviève ? demanda André ; je ne la connais pas…

— C’est la marchande de fleurs artificielles, répondit Joseph, et la plus grande chipie !

En ce moment, la servante annonça, avec la formule d’usage dans le pays : — Voilà madame une telle, une des dames les plus élégantes de la ville.

— Oh ! je m’en vais, dit tout bas Joseph ; voici de la quintessence de bégueulisme.

Cette visite interrompit la conversation des grisettes, et l’activité de leur aiguille fut ralentie par la curiosité avec laquelle elles examinèrent à la dérobée la toilette de la dame, depuis les plumes de son chapeau jusqu’aux rubans de ses souliers. De son côté, Mme Privat, c’était le nom de la merveilleuse qui regardait les chiffons du trousseau avec beaucoup d’intérêt, s’avisa de faire, sur la coupe d’une manche, une objection de la plus haute importance. Le rouge monta au visage d’Henriette en se voyant attaquée d’une manière aussi flagrante dans l’exercice de sa profession. La dame avait prononcé des mots inouis, elle avait osé dire que la manchette était de mauvais goût, et que les doubles ganses du bracelet n’étaient pas d’un bon genre. Henriette rougissait et pâlissait tour à tour ; elle s’apprêtait à une réponse foudroyante, lorsque Mme Privat, tournant légèrement sur le talon, parla d’autre chose. L’aisance avec laquelle on avait osé critiquer l’œuvre d’Henriette, et le peu d’attention qu’on faisait à son dépit, augmentèrent son ressentiment, et elle se promit d’avoir sa revanche.

Après que la dame eut parlé assez long-temps avec Mme Marteau, sans rien dire, elle demanda si le bouquet de noces était acheté.

— Il est commandé, dit Mme Marteau, Geneviève y met tous ses soins ; elle aime beaucoup ma fille, et elle lui a promis de lui faire les plus jolies fleurs qu’elle ait encore faites.

— Savez-vous que cette petite Geneviève a du talent dans son genre ? reprit Mme Privat.

— Oh ! dit la grand’mère, c’est une chose digne d’admiration ! moi, je ne comprends pas qu’on fasse des fleurs aussi semblables à la nature. Quand je vais chez elle, et que je la trouve au milieu de ses ouvrages et de ses modèles, il m’est impossible de distinguer les uns des autres.

— En effet, dit la dame avec indifférence, on prétend qu’elle regarde les fleurs naturelles, et qu’elle les imite avec soin ; cela prouve de l’intelligence et du goût.

— Je crois bien ! murmura Henriette, furieuse d’entendre parler légèrement du talent de Geneviève.

— Oh ! du goût ! du goût ! reprit la vieille, c’est ravissant, le goût qu’elle a, cette enfant ! si vous voyiez le bouquet de noces qu’elle fait à Justine, ce sont des jasmins qu’on vient de cueillir, absolument !

— Oh, maman ! dit Justine, et ces muguets !

— Tu aimes les muguets, toi ? dit Joseph, qui venait de rentrer.

— Il y a aussi des lilas blancs pour la robe de bal, dit Mme Marteau ; nous en avons pour cinquante francs, seulement pour la toilette de la mariée, sans compter les fleurs de fantaisie pour les chapeaux ; tout cela coûte bien cher et se fane bien vite.

— Mais combien de temps met-elle à faire ces bouquets ? dit Joseph, un mois peut-être ? travailler tout un mois pour gagner cinquante francs, ce n’est pas le moyen de s’enrichir.

— Oh ! M. Joseph, vous avez bien raison ! dit Henriette d’une voix aigre, ce n’est certainement pas trop payé ; il n’y a guère de profit, allez, pour les pauvres grisettes, et par-dessus le marché on leur fait avaler tant d’insolences ! On n’a pas toujours le bonheur d’aller en journée chez du monde honnête comme votre famille, M. Joseph ; il y a des personnes qui parlent bien haut chez les autres, et qui, au coin de leur feu, lésinent misérablement.

— Eh bien ! eh bien ! dit la grand’mère, qui, placée assez loin de Henriette, n’entendait que vaguement ses paroles, qu’a-t-elle donc à regarder de travers par ici, comme si elle voulait nous manger ? Henriette, Henriette, est-ce que tu dis du mal de nous, mon enfant ?

— Eh non, eh non ! ma mère, répondit Joseph, tout au contraire, Mlle Henriette nous aime de tout son cœur, car j’en suis aussi, n’est-ce pas, Mlle Henriette ?

Pour faire comprendre au lecteur la crainte de la grand’mère, il est bon de dire que le caquet des grisettes est la terreur de tous les ménages de L…… Initiées durant des semaines entières à tous les petits secrets des maisons où elles travaillent, elles n’ont guère d’autre occupation, après le bal et les fleurettes des garçons, que de colporter de famille en famille les observations malignes qu’elles ont faites dans chacune, et même les scandales domestiques qu’elles y ont surpris. Elles trouvent dans toutes des auditeurs avides de commérage qui ne rougissent pas de les questionner sur ce qui se passe chez leur voisin, sans songer que le lendemain à leur tour leur intérieur fera les frais de la chronique dans une troisième maison. La médisance est une arme terrible, dont les grisettes se servent pour appuyer le pouvoir de leurs charmes, et imposer aux femmes qui les haïssent le plus toutes sortes de ménagemens et d’égards.

Mme Privat sentit l’imprudence qu’elle avait commise ; et, sachant bien qu’il n’était pas de moyen humain d’empêcher une grisette de parler, elle prit le parti d’éviter au moins les injures directes, et battit en retraite.

Lorsqu’elle fut partie, un feu roulant de brocards soulagea le cœur d’Henriette, et ses ouvrières firent en chœur un bruit dont les oreilles de la dame durent tinter, si le proverbe ne ment pas.

Au nombre des anecdotes ridicules qui furent débitées sur son compte, Henriette en conta une qui ramena le nom de Geneviève dans la conversation : Mme Privat lui avait honteusement marchandé une couronne de roses qu’elle s’était ensuite donné les gants d’avoir fait venir de Paris, et payée fort cher.

Joseph, qui n’aimait pas Geneviève, déclara que c’était bien fait, et il prit plaisir à lutiner Henriette en rabaissant le talent et la vertu de la jeune fleuriste.

— Oh, pour le coup ! s’écria Henriette avec colère, ne dites pas de mal de celle-là ; de nous autres, tant que vous voudrez, nous nous moquons bien de vous ; mais personne n’a le droit de donner du ridicule à Geneviève : une fille qui vit toute seule enfermée chez elle, travaillant ou lisant le jour et la nuit, n’allant jamais au bal, n’ayant peut-être pas donné le bras à un homme une seule fois dans sa vie…

— Ah, ah ! dit Joseph, vous verrez qu’elle s’y mettra un beau jour, et qu’elle fera pis que les autres ; je me méfie de l’eau dormante et des filles qui lisent tant de romans.

— Des romans ! appelez-vous des romans ces gros livres qu’elle feuillette toute la journée, et qui sont tous pleins de mots latins où je ne comprends rien, et où vous ne comprendriez peut-être rien vous-même ?

— Comment ! dit André, Mlle Geneviève lit des livres latins ?

— Elle étudie des traités de botanique, répondit Joseph. Parbleu ! c’est tout simple, c’est pour son état.

— C’est donc une personne tout-à-fait distinguée ? reprit André.

— Oui-dà, je crois bien ! répartit Henriette, je vous le disais tout à-l’heure, c’est une grisette comme celle-là qu’il faudrait pour dîner avec monsieur ! Mais tout marquis que vous êtes, monsieur André, vous feriez bien de ne pas oublier vos manchettes pour lui parler ; on parle de fierté, c’est elle qui sait ce que c’est !

— Mais qu’est-elle donc elle-même ? interrompit Joseph ; de quel droit s’élève-t-elle au-dessus de vous ?

— Ne croyez pas cela, monsieur ; avec nous, elle est aussi bonne camarade que la première venue.

— Pourquoi donc ne va-t-elle pas au bal et à la promenade avec vous ?

— C’est son caractère ; elle aime mieux étudier dans ses livres. Mais elle nous invite chez elle le soir, quand elle a gagné une petite somme ; elle nous donne des gâteaux et du thé ; et puis elle chante pour nous faire danser, et elle chante mieux avec son gosier que vous avec votre flûte : il faut voir comme elle nous reçoit bien ! quelle propreté chez elle ! c’est un petit palais ! On ne dira pas qu’elle est aidée par ses amans, celle-là !

— Ah, oui ! de jolis bals, dit Joseph, des bals sans hommes ! je suis sûr que vous vous ennuyez ?

— Voyez-vous cet orgueil ! ces messieurs se figurent qu’on ne pense qu’à eux !

— À quoi tout cela la mènera-t-il ? reprit Joseph ; trouvera-t-elle un mari sous les feuillets de ses vieux livres, ou dans les boutons de ses fleurs ?

— Bah ! bah ! un mari ! quel est donc l’artisan qui pourrait épouser une femme comme elle ? Un beau mari pour elle qu’un serrurier ou un cordonnier, avec ses mains sales et son tablier de cuir ! Et quant à vous, mes beaux messieurs, vous n’épousez guère, et Geneviève est trop fière pour être votre bonne amie autrement.

— Dites qu’elle est trop froide. Je ne peux pas souffrir les femmes qui n’aiment rien.

— Vous la connaissez bien, en vérité ! dit Henriette en haussant les épaules ; c’est le cœur le plus sensible ; elle aime ses amies comme des sœurs, elle aime ses fleurs, comme quoi, dirai-je ?… comme des enfans ! Il faut la voir se promener dans les prés, et trouver une fleur qui lui plaît ! c’est une joie, c’est un amour ! Pour une petite marguerite dont je ne donnerais pas deux sous, elle pleure de plaisir ; quelquefois elle sort avec le jour pour aller dans les champs cueillir ses fleurs, avant que vous soyez sortis du nid, vous autres oiseaux sans plumes !

— En vérité ! s’écria André vivement ; en ce cas c’est elle que j’ai rencontrée un jour… Il se tut tout à coup, et sortit un instant après pour cacher l’émotion et la joie qu’il éprouvait de retrouver la trace de sa belle rêveuse de la prairie.

— Voyez-vous ce garçon-là ? dit Joseph aux ouvrières, lorsque André eut quitté la chambre : il est fou.

— Il est tout étrange en effet, répondit Henriette

— Il faut que je vous dise son véritable mal, reprit Joseph, il s’ennuie faute d’être amoureux, et il faut, mesdemoiselles, que vous m’aidiez à le guérir de cet ennui-là.

— Oh ! nous ne nous en mêlons pas ! s’écrièrent-elles toutes, non sans jeter un regard attentif sur André qui passait sous la fenêtre.

— Je parle sérieusement, chère Henriette, dit Joseph, qui rencontra la belle couturière un instant avant le dîner, dans un dor de la maison, il faut que vous m’aidiez à consoler mon ami André.

— Plaisantez-vous ? répondit-elle d’un air dédaigneux ; adressez-vous à un médecin, si ce monsieur est fou.

— Non, il n’est pas fou, belle Henriette ; il est trop sage au contraire. Il n’ose pas seulement trouver une femme jolie. Fiez-vous à ces amoureux-là, dès qu’ils ont secoué leur mauvaise honte, ce sont les plus tendres amans du monde. Mais ne croyez pas que je parle de vous, non, mille dieux ! Si vous voulez avoir pitié de quelqu’un ici, j’aime autant que ce soit moi que lui. Je veux dire, en deux mots, qu’André deviendrait amoureux, s’il voyait Geneviève ; c’est tout-à-fait la beauté qu’il aimera.

— Eh bien ! monsieur, qu’il aille à la messe de sept heures, et il la verra dimanche prochain. En quoi cela me regarde-t-il ?

— Oh ! il faut qu’il la voie dès aujourd’hui ; vous le pouvez ; allez la chercher après dîner ; dites-lui qu’elle vienne danser dans la cour avec vous, et vous verrez que mon André commencera tout de suite à soupirer.

— Ah ça ! est-ce que vous êtes fou, M. Marteau ? quelle proposition me faites-vous ?

— Aucune ! comment ? que supposez-vous ? auriez-vous de mauvaises idées ? Ah ! Mlle Henriette, je croyais que vous n’aviez jamais entendu parler de choses semblables !…

Henriette devint rouge comme son foulard.

— Mais qu’est-ce que vous me demandez donc ? d’amener Geneviève pour que ce monsieur lui fasse la cour, apparemment ? Est-ce une conduite honnête ?

— Eh ! pourquoi pas ? si vous avez l’ame pure comme moi, trouvez-vous malhonnête que mon ami André fasse la cour à votre amie Geneviève ? Je réponds de lui ; est-ce que vous ne répondriez pas d’elle ?

— Oh ! ce n’est pas l’embarras ! j’en réponds comme de moi.

Joseph fit la grimace d’un homme qui avale une noix, puis il reprit d’un air très sérieux :

— En ce cas, je ne vois pas de quoi vous vous effarouchez. Quand même André, qui est le plus vertueux des hommes, deviendrait un scélérat d’ici à une heure, la vertu de Mlle Geneviève serait-elle compromise par ses tentatives ? Qu’elle vienne, croyez-moi, belle Henriette, ce sera une danseuse de plus pour notre bal de ce soir, et nous nous amuserons du petit air niais d’André, et du grand air froid de Geneviève. Ne voilà-t-il pas une intrigue qui les mènera loin ?

— Au fait, c’est vrai, dit Henriette, ce petit monsieur sera drôle avec ses révérences ; et quant à Geneviève, elle n’a pas à craindre qu’on dise du mal d’elle tant qu’elle ira quelque part avec moi.

Joseph fit la contorsion d’un homme qui avalerait une pomme.

— J’aurai bien de la peine à la décider, ajouta Henriette ; elle ne va jamais chez les bourgeois, et elle a raison, monsieur Joseph ! les bourgeois ne sont pas des maris pour nous, aussi nous n’écoutons guère leurs fleurettes, tenez-vous cela pour dit.

— Pour le coup, dit Joseph, j’avale une citrouille qui m’étouffera ! Pardon, mademoiselle, ce sont des spasmes d’estomac. Voici le dîner qui sonne ; permettez-moi de vous offrir mon bras. C’est convenu, n’est-ce pas ?

— Quoi donc, monsieur, s’il vous plaît ?

— Que vous irez chercher Geneviève après dîner ?

— J’essaierai.

v.

Henriette essaya en effet, pour complaire à Joseph Marteau, dont elle aurait été bien aise de rendre sérieuses les protestations d’amour. Du reste, elle feignait d’admirer beaucoup la vertu de Geneviève, et, par esprit de corps, elle ne cessait de vanter la supériorité de cette grisette, en sagesse et en esprit, sur toutes les dames de la ville. Mais intérieurement elle n’approuvait pas trop la rigidité excessive de sa conduite. Elle croyait que le bonheur n’est pas dans la solitude du cœur ; et son amitié pour elle la portait à lui conseiller sans cesse d’écouter quelque galant.

Elle fut forcée de dissimuler avec Geneviève, pour la décider à venir chez Mme Marteau. La jeune fleuriste ne se rendit qu’en recevant l’assurance de n’y rencontrer que les filles de la maison et les ouvrières d’Henriette.

Pour aider à ce mensonge, Joseph, sans rien dire à André, le mena faire un tour de promenade dans la ville, ne rentra que lorsqu’il jugea Geneviève et Henriette arrivées.

Ils les rejoignirent dans le petit jardin qui était situé derrière la maison. Geneviève donnait le bras à la grand’mère, qui s’appuyait sur elle d’un air affectueux, en lui disant :

— Viens par ici, mon enfant, je veux te montrer mes hémérocales ; tu n’as jamais rien vu de plus beau. Quand tu les auras regardées, tu voudras en faire pour le bouquet de Justine, c’est une fleur du plus beau blanc, tiens, vois !

Geneviève ne s’apercevait pas de la présence des deux jeunes gens ; ils marchaient doucement derrière elle, Joseph faisant signe aux autres jeunes filles de ne pas les faire remarquer. Geneviève s’arrêta et regarda les fleurs sans rien dire : elle semblait réfléchir tristement.

— Eh bien ! dit la vieille, est-ce que tu n’aimes pas ces fleurs-là ?

— Je les aime trop, répondit Geneviève, d’un petit ton précieux, rempli de charme. C’est pour cela que je ne veux pas les copier. Ah ! voyez-vous, madame, je ne pourrais jamais ; comment oserais-je espérer de rendre cette blancheur-là et le brillant de ce tissu ? du satin, ce serait trop luisant ; la mousseline serait trop transparente ; oh jamais, jamais ! Et ce parfum ! qu’est-ce que c’est que ce parfum-là ? qui l’a mis dans cette fleur ? où en trouverais-je un pareil pour celles que je fais ? Le bon Dieu est plus habile que moi, ma chère dame !

En parlant ainsi, Geneviève, s’appuyant sur le vase de fleurs, pencha son front aussi blanc qu’elles sur les hémérocales, et resta comme absorbée par la délicieuse odeur qui s’en exhalait.

C’est alors seulement qu’André put voir son visage, et il reconnut sa dame d’amour, comme il l’appelait dans ses pensées, en souvenir des deux vers de la romance.

Geneviève ne ressemblait en rien à ses compagnes ; elle était petite, et plutôt jolie que belle ; elle avait une taille très mince et très gracieuse, quoiqu’elle se tînt droite à ne pas perdre une ligne de sa petite stature. Elle était très blanche, peu colorée, mais d’un ton plus fin et plus pur que la plus exquise rose musquée qui fût sortie de son atelier. Ses traits étaient délicats et réguliers, et, quoique son nez et sa bouche ne fussent pas d’une forme très distinguée, l’expression de ses yeux et la forme de son front lui donnaient l’air fier et intelligent. Sa toilette n’était pas non plus la même que celle des grisettes de son pays ; elle se rapprochait des modes parisiennes, car elle avait étudié son art à Paris. Aussi ses compagnes toléraient beaucoup d’innovations de sa part. Seule dans toute la ville, elle se permettait d’avoir un tablier de satin noir, et même de porter dans sa chambre un tablier de foulard ; ce qui, malgré toute la bienveillance possible, faisait bien un peu jaser. Elle avait hasardé de réduire les immenses dimensions du bonnet distinctif des artisanes de L…… ; elle convenait bien que sur le corps d’une grande femme cette fanfrelucherie de rubans et de dentelles ne manquait pas d’une grâce extravagante ; mais elle objectait que sa petite personne eût été écrasée par une semblable auréole, et elle avait adopté le petit bonnet parisien à ruche courte et serrée, dont la blancheur semblait avoir été mise au défi par celle du visage qu’elle entourait. Elle avait en outre une recherche de chaussure tout-à-fait ignorée dans le pays ; elle tricotait elle-même avec du fil extrêmement fin ses gants et ses bas à jour. André reconnut à ses mains des gants pareils à celui qu’il possédait ; il admira la petitesse de ses mains et celle des pieds que chaussaient d’étroits souliers de prunelle, à cothurnes rigidement serrés ; la robe, au lieu d’être collante comme celle de ses compagnes, était ample et flottante ; mais elle dessinait une ceinture dont une fille de dix ans eût été jalouse, et à travers la perkale fine et blanche on devinait des épaules et des bras couleur de rose.

Lorsqu’elle aperçut Joseph, qui lui adressa le premier la parole, elle le salua avec une politesse froide ; mais Joseph savait le moyen de l’adoucir.

— Oh ! mademoiselle Geneviève, lui dit-il, j’ai bien pensé à vous hier à la chasse ; imaginez qu’il y a auprès de l’étang du Château-Fondu des fleurs comme je n’en ai jamais vu ; si j’avais pu trouver le moyen de les apporter sans les faner, j’en aurais mis pour vous dans ma gibecière.

— Vous ne savez pas ce que c’est ?

— Non, en vérité ! mais cela a dix pieds de haut ; les feuilles sont comme tachées de sang, les fleurs sont d’un rose clair, avec de grandes taches lie de vin ; on dirait de grandes guêpes avec un dard, ou de petites vilaines figures qui vous tirent la langue ; j’en ai ri tout seul à m’en tenir les côtes, en les regardant.

— Voilà une plante fort singulière, dit Geneviève en souriant.

— Je crois, dit timidement André, autant que mon peu de savoir en botanique me permet de l’affirmer, que ce sont des plantes ophrydes appelées par nos bergers herbe aux serpens.

— Ah ! pourquoi ce nom-là ? dit Geneviève, qu’est-ce que ces pauvres fleurs ont de commun avec ces vilaines bêtes ?

— Ce sont des plantes vénéneuses, répondit André, et qui ont quelque chose d’affreux en elles malgré leur beauté, ces taches de sang d’abord, et puis une odeur repoussante ; si vous les aviez vues, vous auriez trouvé quelque chose de méchant dans leur mine, car les plantes ont une physionomie comme les hommes et les animaux.

— C’est drôle, ce que tu dis là, reprit Joseph ; mais c’est parbleu vrai ! quand je te dis que ces fleurs m’ont fait l’effet de me rire au nez, et que je n’ai pas pu m’empêcher d’en faire autant.

— D’autant plus que pour les cueillir dans cet endroit, répondit André, il faut courir un certain danger ; l’étang de Château-Fondu a des bords assez perfides.

— Où prenez-vous ce Château-Fondu ? demanda Henriette.

— Auprès du château de Morand, répondit Joseph : oh ! c’est un endroit singulier et assez dangereux en effet. Figurez-vous un petit lac au milieu d’une prairie ; l’eau est presque toute cachée par les roseaux et les joncs ; cela est plein de sarcelles et de canards sauvages ; c’est pourquoi j’y vais chasser souvent.

— Quand tu dis chasser, tu veux dire braconner, interrompit André.

— Soit ; je vous disais donc qu’on ne voit presque pas où l’eau commence, tant cela est plein d’herbes. Sur les bords, il y a une espèce de gazon mou où vous croyez pouvoir marcher ; pas du tout, c’est une vase verte où vous enfoncez au moins jusqu’aux genoux, et très souvent jusque par-dessus la tête.

— La tradition du pays, reprit André, est qu’autrefois il y avait un château à la place de cet étang. Une belle nuit, le diable, qui avait fait signer un pacte au châtelain, voulut emporter sa proie et planta sa fourche sous les fondations. Le lendemain on chercha le château dans tout le pays ; il avait disparu ; seulement on vit à la place une mare verte, dont personne ne pouvait approcher sans enfoncer dans la vase, et qui a gardé le nom de Château-Fondu.

— Voilà un conte comme je les aime, dit Geneviève.

— Ce qui accrédite celui-là, reprit André, c’est que dans les chaleurs, lorsque les eaux sont basses, on voit percer çà et là des amas de terres ou de pierres verdâtres que l’on prend pour des créneaux de tourelles.

— Je ne sais ce qui en est, dit Joseph, mais il est certain que mon chien, qui n’est pas poltron, qui nage comme un canard, et qui est habitué à barbotter dans les marais pour courir après les bécassines, a une peur effroyable du Château-Fondu ; il semble qu’il y ait là je ne sais quoi de surnaturel qui le repousse ; je le tuerais plutôt que de l’y faire entrer.

— C’est un endroit tout-à-fait merveilleux, dit Geneviève. Est-ce bien loin d’ici ?

— Oh ! mon Dieu, non, dit André, qui mourait d’envie de rencontrer encore Geneviève dans les prés.

— Pas bien loin, pas bien loin ! dit Joseph ; il y a encore trois bonnes lieues de pays. Mais voulez-vous y aller, mademoiselle Geneviève ?

— Non, monsieur, c’est trop loin.

— Il y aurait un moyen ; je mettrais mon gros cheval à la patache, et…

— Oh oui ! oui ! oui ! s’écrièrent Henriette et ses ouvrières ; menez-nous au Château-Fondu, monsieur Joseph !

— Et nous aussi, s’écrièrent les petites sœurs de Joseph, nous aussi, Joseph. En patache, ah ! quel plaisir !

— J’y consens, si vous êtes sages. Voyons, quel jour ?

— Pardine ! c’est demain dimanche, dit Henriette.

— C’est juste ; à demain, donc. Vous y viendrez avec nous, mademoiselle Geneviève !

— Oh ! je ne sais, dit-elle avec un peu d’embarras, je crois que je ne pourrai pas ; je ne vous suis pas moins reconnaissante, monsieur.

— Allons ! Allons ! voilà tes scrupules, Geneviève, dit Henriette. C’est ridicule, ma chère ; comment ! tu ne peux pas venir avec nous, quand les demoiselles Marteau y viennent ?

— Ces demoiselles, lui dit tout bas Geneviève, sont sous la garde de leur frère…

— Eh mon Dieu ! dit tout haut Henriette, tu seras sous la mienne ; ne suis-je pas une fille majeure, établie, maîtresse de ses actions ? y a-t-il, n’importe où, n’importe qui, assez malappris pour me regarder de travers ? est-ce qu’on ne se garde pas soi-même, d’ailleurs ? Tu es ennuyeuse, Geneviève, toi qui pourrais être si gentille ! Allons, tu viendras, ma petite ! Mesdemoiselles, venez donc la décider.

— Oh ! oui ! oui ! Geneviève, tu viendras, dirent toutes les petites filles ; nous n’irons pas sans toi.

Justine, l’aînée des filles de la maison, passa son bras sous celui de Geneviève, en lui disant :

— Je vous en prie, ma chère, venez-y ; et elle ajouta en se penchant à son oreille : Vous savez que je ne peux causer qu’avec vous.

— Eh bien ! j’irai, dit Geneviève toute confuse, puisque vous le voulez absolument.

— Comme vous êtes aimable ! dit Justine.

— Oh ! ne vous y fiez pas ! s’écria Henriette ; voilà comme elle fait toujours. Elle promet pour se débarrasser des gens, et au moment de partir, elle trouve mille prétextes pour rester. C’est une menteuse ; faites-lui donner sa parole d’honneur.

— Allez-y, mon enfant, dit madame Marteau à Geneviève. Je ne puis y aller, sans cela je vous accompagnerais. Mais si vous êtes obligeante, vous me remplacerez auprès de mes petites ; Joseph est un grand fou, ces jolies demoiselles-là sont un peu étourdies, elles s’amuseront, elles danseront, et elles feront bien ; mais pendant ce temps les petites filles pourraient bien se jeter dans ce vilain Château-Fondu. Vous, Geneviève, qui êtes sage et sérieuse comme une petite maman, vous les surveillerez, et je vous en saurai tout le gré possible.

— Cela me décide tout-à-fait, répondit Geneviève ; j’irai, ma chère dame ; mesdemoiselles, je vous en donne ma parole d’honneur.

— Oh ! quel bonheur ! s’écrièrent les petites Marteau, tu joueras avec nous, Geneviève, tu nous feras des couronnes de marguerites et des paniers de jonc, n’est-ce pas ?

— Un instant, un instant, dit Joseph, combien serons-nous ? Neuf femmes, André et moi ? Je ne peux mettre tout ce monde-là dans ma patache ; il faut nous mettre en quête d’une seconde voiture.

— Mon père a un char-à-bancs qu’il nous prêtera volontiers, dit André.

— À la bonne heure, voilà qui est convenu, reprit Joseph ; tu iras coucher ce soir chez toi, et tu seras revenu ici de grand matin avec ton équipage. Très bien ; maintenant préparons-nous à nous amuser demain, en nous amusant aujourd’hui. Voulez-vous danser ? voulez-vous jouer aux barres ? à cache-cache ? aux petits paquets ?

— Dansons ! dansons ! crièrent les jeunes filles.

Joseph tira sa flûte de sa poche, grimpa sur des gradins de pierre couverts d’hortensias, et se mit à jouer, tandis que ses sœurs et les grisettes prirent place sous les lilas. André mourait d’envie d’inviter Geneviève ; c’est pourquoi il ne l’osa pas, et s’adressa à Henriette, qui fut assez fière d’avoir accaparé le seul danseur de la société.

Néanmoins, guidée par un regard de Joseph, elle entraîna son cavalier vis-à-vis Geneviève, qui avait pris pour danseuse la plus petite des demoiselles Marteau.

Geneviève rougit beaucoup quand il fut question de toucher la main d’André : c’était la première fois de sa vie que pareille chose lui arrivait ; mais elle prit courageusement son parti, et montra une gaieté douce, qu’elle n’aurait pas espérée d’elle-même, si elle eût prévu une heure auparavant qu’elle dût sortir à ce point de ses habitudes.

— Eh bien ! savez-vous une chose ! s’écria Joseph à la fin de la contredanse, c’est que Mlle Geneviève passe pour ne pas savoir danser. Oui, mesdemoiselles, il y a dans la ville vingt mauvaises langues qui disent qu’elle a ses raisons pour ne pas aller au bal. Eh bien ! moi, je vous le dis, je n’ai jamais vu si bien danser de ma vie ; et cependant, Mlle Henriette, il n’y a pas beaucoup de prévôts qui pussent vous en remontrer.

Geneviève devint rouge comme une fraise, et Henriette s’approchant de Joseph, lui dit :

— Taisez-vous, vous allez la mettre en fuite. C’est un mauvais moyen pour l’apprivoiser que de faire attention à elle.

— Allons donc ! allons donc ! dit Joseph à voix basse en ricanant ; un petit compliment ne fait jamais de peine à une fille. Quand je vous dis, par exemple, que vous voilà jolie comme un ange, vous ne pouvez pas vous en fâcher, car vous savez bien que je le pense.

— Vous êtes un diseur de riens ! répondit Henriette, gonflée d’orgueil et de contentement.

Cette fois André osa inviter Geneviève ; mais il la fit danser sans pouvoir lui dire un mot : à chaque instant, la parole expirait sur ses lèvres. Il craignait de manquer d’esprit, son cœur battait, il perdait la tête. Lorsqu’il avait à faire un avant-deux, il ne s’en apercevait pas et laissait son vis-à-vis aller tout seul ; puis tout à coup il s’élançait pour réparer sa faute, dansait une autre figure, et embrouillait toute la contredanse, aux grands éclats de rire des jeunes filles. Geneviève seule ne se moquait pas de lui ; elle était silencieuse et réservée. Cependant elle regardait André avec assez de bienveillance ; car il avait bien parlé sur la botanique, et cela devait abréger de beaucoup les timides préliminaires de leur connaissance. Mais si André avait osé se mêler à la conversation et s’adresser à elle d’une manière générale, il n’en était plus de même lorsqu’il s’agissait de lui dire quelques mots directement. Cette excessive timidité diminuait d’autant celle de Geneviève ; car elle était fière et non prude. Elle craignait les grosses fadeurs qu’elle entendait adresser à ses compagnes ; mais, en bonne compagnie, elle se fût sentie à l’aise comme dans son élément.

Il y a des natures choisies qui se développent d’elles-mêmes, et dans toutes les positions où il plaît au hasard de les faire naître. La noblesse de cœur est, comme la vivacité d’esprit, une flamme que rien ne peut étouffer, et qui tend sans cesse à s’élever, comme pour rejoindre le foyer de grandeur et de bonté éternelle dont elle émane. Quels que soient les élémens contraires qui combattent ces destinées élues, elles se font jour, elles arrivent sans effort à prendre leur place, elles s’en font une au milieu de tous les obstacles. Il y a sur leur front comme un sceau divin, comme un diadème invisible qui les appelle à dominer naturellement les essences inférieures ; on ne souffre pas de leur supériorité, parce qu’elle s’ignore elle-même ; on l’accepte parce qu’elle se fait aimer. Telle était Geneviève, créature plus fraîche et plus pure que les fleurs au milieu desquelles s’écoulait sa vie.

On dit que la poésie se meurt : la poésie ne peut pas mourir. N’eût-elle pour asile que le cerveau d’un seul homme, elle aurait encore des siècles de vie, car elle en sortirait comme la lave du Vésuve, et se fraierait un chemin parmi les plus prosaïques réalités. En dépit de ses temples renversés et des faux dieux adorés sur leurs ruines, elle est immortelle comme le parfum des fleurs et la splendeur des cieux. Exilée des hauteurs sociales, répudiée par la richesse, bannie des théâtres, des églises et des académies, elle se réfugiera dans la vie bourgeoise, elle se mêlera aux plus naïfs détails de l’existence. Lasse de chanter une langue que les grands ne comprennent pas, elle ira murmurer à l’oreille des petits des paroles d’amour et de sympathie. Et déjà n’est-elle pas descendue sous les voûtes des tavernes allemandes ? ne s’est-elle pas assise au rouet des femmes ? ne berce-t-elle pas dans ses bras les enfans du pauvre ? Compte-t-on pour rien toutes ces ames aimantes qui la possèdent et qui souffrent, qui se taisent devant les hommes et qui pleurent devant Dieu ? Voix isolées qui enveloppent le monde d’un chœur universel et se rejoignent dans les cieux, étincelles divines qui retournent à je ne sais quel astre mystérieux, peut-être à l’antique Phébus, pour en redescendre sans cesse sur la terre et l’alimenter d’un feu toujours divin ! Si elle ne produit plus de grands hommes, n’en peut-elle pas produire de bons ? Qui sait si elle ne sera pas la divinité douce et bienfaisante d’une autre génération, et si elle ne succédera pas au doute et au désespoir dont notre siècle est atteint ? Qui sait si, dans un nouveau code de morale, dans un nouveau catéchisme religieux, le dégoût et la tristesse ne seront pas flétris comme des vices, tandis que l’amour, l’espoir et l’admiration seront récompensés comme des vertus ?

La poésie révélée à toutes les intelligences serait un sens de plus que tous les hommes peut-être sont plus ou moins capables d’acquérir, et qui rendrait toutes les existences plus étendues, plus nobles et plus heureuses. Les mœurs de certaines tribus montagnardes le prouvent avec une évidence éclatante ; la nature, il est vrai, prodigue de grands spectacles dans de telles régions, s’est chargée de l’éducation de ces hommes, mais les chants des bardes sont descendus dans les vallées, et les idées poétiques peuvent s’ajuster à la taille de tous les hommes. L’un porte sa poésie sur son front, un autre dans son cœur ; celui-ci la cherche dans une promenade lente et silencieuse au sein des plaines, celui-là la poursuit au galop de son cheval, à travers les ravins ; un troisième l’arrose sur sa fenêtre, dans un pot de tulipes ; au lieu de demander où elle est, ne devrait-on pas demander : « Où n’est-elle pas ? » Si ce n’était qu’une langue, elle pourrait se perdre ; mais c’est une essence qui se compose de deux choses : la beauté répandue dans la nature extérieure, et le sentiment départi à toute intelligence ordinaire. Pour condamner à mort la poésie, et la porter au cercueil, il nous faudra donc arracher du sol jusqu’à la dernière des fleurettes dont Geneviève faisait ses bouquets.

Car elle aussi était poète, et croyez bien qu’il y a au fond des plus sombres masures, au sein des plus médiocres conditions, beaucoup d’existences qui s’achèvent sans avoir produit un sonnet, mais qui pourtant sont de magnifiques poèmes.

Il faut bien peu de chose pour éveiller ces esprits endormis dans l’épaisse atmosphère de l’ignorance, et pour les entourer à jamais d’une lumineuse auréole qui ne les quitte plus. Un livre tombé sous la main, un chant ou quelques paroles recueillies d’un passant, une étude entreprise dans un dessein prosaïque, ou par nécessité, le moindre hasard providentiel suffit à une ame élue pour découvrir un monde d’idées et de sentimens. C’est ce qui était arrivé à Geneviève. L’art frivole d’imiter les fleurs l’avait conduite à examiner ses modèles, à les aimer, à chercher dans l’étude de la nature un moyen de perfectionner son intelligence ; peu à peu elle s’était identifiée avec elle, et chaque jour, dans le secret de son cœur, elle dévorait avidement le livre immense ouvert devant ses yeux. Elle ne songeait pas à approfondir d’autre science que celle à laquelle tous ses instans étaient forcément consacrés ; mais elle avait surpris le secret de l’universelle harmonie. Ce monde inanimé qu’autrefois elle regardait sans le voir, elle le comprenait désormais ; elle le peuplait d’esprits invisibles, et son ame s’y élançait pour y embrasser sans cesse l’amour infini qui plane sur la création. Emportée par les ailes de son imagination toute puissante, elle apercevait, au-delà des toits enfumés de sa petite ville, une nature enchantée qui se résumait, sur sa table, dans un bouton d’aubépine. Un chardonneret familier, qui voltigeait dans sa chambre, lui apportait du dehors toutes les mélodies des bois et des prairies ; et lorsque sa petite glace lui renvoyait sa propre image, elle y voyait une ombre divine si accomplie, qu’elle était émue sans savoir pourquoi, et versait des pleurs délicieux comme à l’aspect d’une sœur jumelle.

Elle s’était donc habituée à vivre en dehors de tout ce qui l’entourait ; ce n’était pas, comme on le prétendait, une vertu sauvage et sombre : elle était trop calme dans son innocence pour avoir jamais cherché sa force dans les maximes farouches. Elle n’avait pas besoin de vertu pour garder sa sainte pudeur, et le noble orgueil d’elle-même suffisait à la préserver des hommages grossiers que recherchaient ses compagnes ; elle les fuyait, non par haine, mais par dédain ; elle ne craignait pas d’y succomber, mais d’en subir le dégoût et l’ennui. Heureuse avec sa liberté et ses occupations, orpheline, riche par son travail au-delà de ses besoins, elle était affable et bonne avec ses amies d’enfance : elle eût craint de leur paraître vaine de son petit savoir, et se laissait égayer par elles ; mais elle supportait cette gaieté plutôt qu’elle ne la provoquait ; et si jamais elle ne leur donnait le moindre signe de mépris et d’ennui, du moins son plus grand bonheur était de se retrouver seule dans sa petite chambre, et de faire sa prière en regardant la lune et en respirant les jasmins de sa fenêtre.

vi.

André avait un peu trop compté sur ses forces en se chargeant de demander le char-à-bancs et le cheval de son père. Il fit cette pénible réflexion en quittant, vers neuf heures, la famille Marteau, et son anxiété prit un caractère de plus en plus grave, à mesure qu’il approchait du toit paternel ; mais ce fut une bien autre consternation, lorsqu’il trouva son père dans un de ses accès de mauvaise humeur les plus prononcés : le plus beau de ses bœufs de travail était tombé malade en rentrant du pâturage, et le marquis, se promenant d’un air sombre dans la salle basse de son manoir, répétait d’une voix entrecoupée, en jetant des regards effarés sur son fils : « Des tranchées ! des tranchées épouvantables ! »

— Hélas ! mon père, êtes-vous malade ? s’écria André qui ne comprenait rien à son angoisse.

Le marquis haussa les épaules, et, lui tournant le dos, continua à marcher à grands pas.

André, n’osant renouveler sa question, resta fort troublé à sa place, suivant d’un œil timide tous les mouvemens de son père qu’il croyait atteint de vives souffrances.

Enfin le marquis, s’arrêtant tout à coup, lui dit d’une voix brusque :

— Quel a été l’effet de la thériaque ?

André rassuré, et comprenant à demi, courut vers la porte en disant qu’il allait le demander.

— Non, non, j’irai bien moi-même, reprit vivement le marquis ; restez ici, vous n’êtes bon à rien, vous.

André attendit pendant une heure le retour de son père, espérant trouver un moment plus favorable pour lui présenter sa demande, mais il attendit vainement. Le marquis passa la moitié de la nuit dans l’étable avec ses laboureurs, frictionnant le triste Vermeil (c’était le nom de l’animal), et lui administrant toute sorte de potions. André se hasarda plusieurs fois de s’informer de la santé du malade, et, partant, de l’humeur de son père ; mais lorsque le malade commença à se trouver mieux, le marquis, accablé de fatigue, et gardant sur ses traits l’empreinte des soucis de la journée, ne songea plus qu’à se reposer. Il rencontra André sous le péristyle de la maison, et lui dit avec la rudesse accoutumée de son affection :

— Pourquoi n’êtes-vous pas couché, gringalet ? est-ce qu’on a besoin de vous ici ? allons vite, que tout le monde dorme, je tombe de sommeil.

C’était peut-être la meilleure occasion possible pour obtenir le cheval et le char-à-bancs, mais André avait l’enfantillage de souffrir des mots grossiers ou communs que lui adressait souvent son père, et il prenait alors une sorte d’humeur qui le réduisait au silence. Il alla se coucher, en proie aux plus vives agitations. Le lendemain devait être à ses yeux le jour le plus important de sa vie, et pourtant sans le cheval et le char-à-bancs, tout était manqué, perdu sans retour. Il ne put dormir. Il fallait partir le lendemain avant le jour ; comment oserait-il aller trouver son père au milieu de son sommeil ? Affronter ce réveil en sursaut, si fâcheux chez les hommes replets, s’exposer peut-être à un refus ! Cette dernière pensée fit frémir André. Ah ! plutôt mourir victime de sa colère, s’écria-t-il, que de manquer à ma parole, et perdre le bonheur de passer un jour auprès de Geneviève !

Dès que trois heures sonnèrent, il se rhabilla, et, prenant sa désobéissance furtive pour un acte de courage, il attela lui-même le gros cheval au char-à-bancs, et partit sans bruit, grâce au fumier dont la basse-cour était garnie ; mais le plus difficile n’était pas fait : il fallait tourner autour du château, et passer sous les fenêtres du marquis. Impossible d’éviter ce terrible défilé ; le chemin était sec, et le mur du château sonore ; le char-à-bancs, rarement graissé, criait à chaque tour de roue d’une manière déplorable, et les larges sabots du gros cheval allaient avec maladresse sonner contre toutes les pierres du chemin. André était tremblant comme les feuilles de peupliers qu’agitait le vent du matin. Heureusement, il faisait encore sombre ; si son père, en proie à une de ces insomnies auxquelles sont sujets les propriétaires, était par hasard à sa fenêtre, il pourrait bien ne pas reconnaître son char-à-bancs ; mais il avait l’oreille si fine, si exercée ! Il connaissait si bien l’allure de son cheval et le son de ses roues ! André prit le parti de payer d’audace : il fouetta le cheval si vigoureusement, qu’il le força de galoper. C’était une allure inouie pour le paisible animal, et M. de Morand l’entendit passer sans rien soupçonner, et sans quitter la douce chaleur de son lit.

Lorsqu’André fut à cinq cents pas du manoir, il osa se retourner, et, voyant derrière lui la route qui commençait à blanchir, et qui était nue comme la main, il éprouva un bien-être inexprimable, et permit à son coursier de modérer son allure.

À sept heures du matin, le cheval avait eu le temps de se rafraîchir, et le char-à-bancs avec André, le fouet en main, était à la porte de Mme Marteau ; Joseph attelait sa carriole, et les voyageuses arrivaient une à une, dans leur plus belle toilette des dimanches, mais les yeux encore un peu gros de sommeil. On perdit bien une heure en préparatifs inutiles. Enfin Joseph régla l’ordre de la marche ; il prétendit que la volonté de sa mère était de confier les Mlles Marteau à André et à Geneviève, comme aux plus graves de la société. Quant à lui, il se chargeait d’Henriette et de ses ouvrières ; et pour prouver qu’on avait raison de le regarder comme un écervelé, il descendit au triple galop l’horrible pavé de la ville ; ses compagnes firent des cris perçans : tous les habitans mirent la tête à la fenêtre, et envièrent le plaisir de cette joyeuse partie.

André descendit la rue plus prudemment, et savoura le petit orgueil d’exciter une grande surprise. Quoi ! Geneviève, disaient tous les regards étonnés ! Oui, Geneviève avec M. de Morand ! Ah ! mon Dieu ! et pourquoi donc ? et comment ? savez-vous depuis quand ? Juste ciel ! comment cela finira-t-il ?

Geneviève, sous son voile de gaze blanche, s’aperçut aussi de tous ces commentaires ; elle était trop fière pour s’en affliger ; elle prit le parti de les dédaigner et de sourire.

Peu à peu André s’enhardit jusqu’à parler ; Mlle Marteau l’aînée était une bonne personne, assez laide, mais assez bien élevée, avec laquelle il aimait à causer. Peu à peu aussi Geneviève se mêla à la conversation, et ils étaient tous presque à l’aise en arrivant au Château-Fondu. Heureusement pour lui, André avait étudié avec assez de fruit les sciences naturelles, et il pouvait apprendre bien des choses à Geneviève ; elle l’écoutait avec avidité : c’était la première fois qu’elle rencontrait un jeune homme aussi distingué dans ses manières, et riche d’une aussi bonne éducation. Elle ne songea donc pas un instant à s’éloigner de lui et à s’armer de cette réserve qu’elle conservait toujours avec Joseph. Il lui était bien facile de voir qu’elle n’en avait pas besoin avec André, et qu’il ne s’écarterait pas un instant du respect le plus profond.

La matinée fut charmante : on cueillit des fleurs, on dansa au bord de l’eau, on mangea de la galette chaude dans une métairie ; tout le monde fut gai, et Mlle Henriette fut enchantée de voir Geneviève aussi bonne enfant. Cependant lorsque l’après-midi s’avança, Joseph fit observer que le besoin d’un repas plus solide se faisait sentir, qu’on avait assez admiré le Château-Fondu, et qu’il était convenable de chercher un dîner et une autre promenade dans les environs. André tremblait en songeant au voisinage du château de son père, et à l’orage qui l’y attendait, lorsque Joseph mit le comble à son angoisse en s’écriant : — Eh parbleu ! le château de notre ami André est à deux pas d’ici ; le père Morand est le meilleur des hommes, c’est mon ami intime, il nous recevra à merveille ; allons lui demander un dindon rôti et du vin de sa cave : André, montre-nous le chemin, et passe devant nous pour nous faire les honneurs.

André se crut perdu ; mais, comme tous les gens faibles, qui n’osent jamais s’arrêter, et s’embarquent toujours dans de nouvelles difficultés, il se résigna à braver toutes les conséquences de sa destinée, et remonta en voiture avec Geneviève et ses compagnes. Cependant, à mesure qu’il approchait des tourelles héréditaires, une sueur froide se répandait sur tous ses membres. Dans quelle colère il allait trouver le marquis ! car l’enlèvement du cheval et du char-à-bancs devait, depuis plusieurs heures, causer dans la maison un scandale épouvantable ; et le marquis était incapable, pour quelque raison humaine que ce fût, de sacrifier aux convenances le besoin d’exhaler sa colère. Quel accueil pour Geneviève, qu’il eût voulu recevoir à genoux dans sa demeure ! et quelle mortification pour lui, d’être traité devant elle comme un écolier pris en fraude ! Il arrêta son cheval à deux portées de fusil de la maison et descendit. Il s’approcha de la patache, pria Joseph de descendre aussi, et, l’emmenant à quelque distance, il lui confia ses embarras. — Ouais ! dit Joseph, ce vieux renard est-il sournois à ce point-là ? Lui qui fait semblant d’être si bonhomme ! Mais ne crains rien ; personne, fût-ce le diable, n’osera jamais regarder de travers celui qui s’appelle Joseph Marteau. Monte dans ma voiture, et donne-moi le fouet du char-à-bancs ; je passe le premier, et je prends tout sur moi.

En effet Joseph fouetta, d’une main arrogante, les flancs respectables du cheval du marquis, et il fit une entrée triomphale dans la cour du château. Le marquis était précisément à la porte de l’écurie. Depuis que l’évènement terrible était découvert, le marquis n’avait pas quitté la place ; il attendait son fils pour le recevoir à sa manière. De minute en minute sa fureur augmentait, et il se formait en lui un trésor d’injures qui devait mettre plus d’un jour à s’épuiser. Lorsqu’au lieu de la timide figure d’André sur le siége de sa voiture, il vit la mine fière et décidée de Joseph, il recula de trois pas, et avant qu’il eût articulé une parole, Joseph lui sautant au cou, l’embrassa si fort, qu’il faillit l’étouffer. — Vive Dieu ! s’écria le gai campagnard, que je suis heureux de revoir mon cher marquis ! Il y a plus de six semaines que j’ai le projet de vous amener ma famille, mais les femmes sont si longues à se décider pour la moindre chose ! Enfin je n’ai pas voulu marier ma grande sœur sans vous la présenter : la voilà, cher marquis. Ah ! il y a long-temps qu’elle entend parler de vous et de votre beau château, et de votre grand jardin, et de vos étables, les mieux tenues du pays. Ma sœur est une bonne campagnarde, qui s’entend à toutes ces choses-là, et puis voilà les petites, une, deux, trois : allons, mesdemoiselles, faites la révérence. Marie, essuie les pruneaux que tu as sur la joue, et va embrasser monsieur le marquis. Ah ! c’est que c’est un fier papa que le marquis ! demande-lui des dragées, il en a toujours plein ses poches. Ah ça ! cher voisin, vous voyez que j’avais une fière envie de venir vous voir : dès trois heures du matin, j’étais dans la chambre d’André. C’était une partie arrangée depuis hier avec ces demoiselles. Elles en grillaient d’envie. Moi, qui sais que vous êtes le plus galant homme et l’homme le plus galant de France, je voulais vous les amener toutes : car en voilà encore cinq ou six qui ne sont pas mes sœurs, mais qui n’en valent pas moins, et qui voulaient à toute force voir votre propriété. C’est une si belle chose ! il n’est question que de ça dans le pays. Or, je suis venu ce matin pour vous demander votre voiture, votre cheval et votre fils ; André m’a répondu que vous dormiez encore, que vous étiez fatigué de la veille. Je n’ai jamais voulu souffrir qu’on vous éveillât pour si peu de chose ; je n’ai même voulu déranger personne ; j’ai attelé moi-même le cheval, et j’ai emmené votre fils malgré lui, car c’est un paresseux !… Et à propos, comment se porte le bœuf malade ? mieux ? ah ! j’en suis charmé. Voilà donc comment j’ai enfin réussi à vous amener à dîner toutes ces petites alouettes. J’étais bien sûr que vous m’en remercieriez. Ce marquis est l’homme le plus aimable du département ! Allons, mesdemoiselles, n’ayez pas de honte. Dites à monsieur le marquis comme vous aviez envie de venir le voir.

Le marquis, tout étourdi d’un pareil discours et de l’apparition de toutes ces jeunes et jolies figures qui semblaient se multiplier par enchantement à chaque période de Joseph, ne put trouver de prétexte à son ressentiment. La demande inopinée d’un dîner ne le contraria pas trop : il était honorable, et en effet il avait des prétentions à la galanterie. Il prit le parti d’offrir un bras à mademoiselle Marteau, et l’autre à Geneviève, qu’à sa jolie tournure, il prit pour une personne de la meilleure société ; et priant poliment les autres de le suivre, il les conduisit à la salle à manger, où, en attendant le repas qu’il ordonna sur-le-champ, il leur fit servir des fruits et des rafraîchissemens.

André, charmé de voir les choses s’arranger aussi bien, prit courage, et fit lui-même les honneurs de la maison avec beaucoup de grâce. Son père le laissa faire, quoiqu’il jetât sur lui de temps en temps un regard de travers. Le hobereau n’était point avare, et voulait bien offrir tout ce qu’il possédait ; mais il voulait le faire lui-même, et ne pouvait souffrir qu’un autre, fût-ce son propre fils, touchât à une fleur sans sa permission.

André conduisit Geneviève à un petit jardin botanique qu’il cultivait dans un coin du grand verger de son père. Geneviève prit tant d’intérêt à ces fleurs et aux explications d’André, qu’elle oublia tout le reste, et s’aperçut en rougissant, lorsque la cloche du dîner sonna, qu’elle était seule avec lui, que le reste de la société était bien loin dans le fond du verger.

L’affabilité du marquis se soutint assez bien pendant tout le temps du dîner. Même au dessert, il s’égaya jusqu’à adresser quelques lourdes fadeurs aux beaux yeux d’Henriette et aux jolies petites mains blanches de Geneviève. Joseph était, selon lui, un convive excellent, un vigoureux buveur, capable de tenir tête à toute une noce, depuis midi jusqu’à trois heures du matin ; et jamais maussade après boire, point querelleur, point casseur d’écuelles, incapable de méconnaître ses amis dans l’ivresse. Il se conduisit si bien cette fois, et sans cesser d’être aux petits soins pour les dames, il fit si bien fête au petit vin de la côte Morand, que le marquis sortit de table la joue enluminée, l’œil brillant et la mâchoire lourde. Joseph croyait avoir triomphé de sa colère, et s’applaudissait intérieurement de son habileté ; mais André, qui connaissait mieux son père, augurait moins bien de cet état d’excitation. Il savait que jamais le marquis n’avait une clairvoyance plus implacable que dans ces momens-là. Il l’observait donc avec inquiétude, et s’observait lui-même scrupuleusement, dans la crainte de dire un mot, ou de faire un geste qui réveillât les souvenirs confus du cheval et du char-à-bancs enlevés.

Le marquis, jusque-là, ne comprenait pas trop clairement en quelle société Joseph et ses sœurs étaient venus le voir. La vérité est qu’il n’avait aucun préjugé, qu’il était poli et hospiialier envers tout le monde, mais qu’il avait une aversion invincible pour les grisettes. Il fallait que ce sentiment eut acquis chez lui une grande violence, car il était combattu par une habitude de courtoisie envers le beau sexe, la prétention de n’être pas absolument étranger à l’art de plaire. Mais autant il aimait à accueillir gracieusement les personnes des deux sexes qui reconnaissaient humblement l’infériorité de leur rang, autant il haïssait, dans le secret de son cœur, celles qui traitaient de pair à compagnon avec lui, sans daigner lui tenir compte de son affabilité et de ses manières libérales. Il consentait à être le meilleur bourgeois du monde, pourvu qu’on n’oubliât point qu’il était marquis et qu’il ne voulait pas le paraître.

Les artisanes de L…… avec leur jactance, leurs priviléges et leur affectation de familiarité, étaient donc nécessairement des natures antipathiques à la sienne, et il est très vrai qu’il les souffrait difficilement dans sa maison. Il ne pouvait supporter qu’elles s’arrogeassent le droit de s’asseoir à sa table sans son aveu, et il ne manquait pas, lorsque sa salle à manger était envahie par ces usurpateurs féminins, de leur céder la place et d’aller aux champs. Ce procédé lui avait aliéné la considération des grisettes les plus huppées, d’autant plus qu’elles voyaient fort bien l’adjoint de la commune, personnage revêtu d’une blouse et d’une paire de sabots, et même le garde-champêtre, dignitaire plus modeste encore, admis à l’honneur de boire un verre de vin et de s’asseoir sur un escabeau, lorsqu’ils apportaient des nouvelles à l’heure où le marquis finissait son souper. Cette préférence envers des paysans leur paraissait l’indice d’un caractère insolent et bas, tandis qu’il était au contraire le résultat d’un orgueil très bien raisonné.

Quoique Henriette et ses ouvrières eussent été fort bien traitées cette fois, il leur restait un vieux levain de ressentiment contre les manières habituelles du marquis envers leurs pareilles. La présence de Mlle Marteau, les manières douces d’André et le maintien grave et poli de Geneviève leur avaient un peu imposé pendant le dîner. Aussi, en sortant de table, leur nature bruyante et indisciplinée reprenant le dessus, elles se répandirent dans le verger, en caracolant comme des cavales débridées, et sautant sur les plates-bandes, écrasant sans pitié les marguerites et les tomates ; elles remplirent l’air de chants plus gais que mélodieux, et de rires qui sonnèrent mal à l’oreille du marquis. Celui-ci laissa André auprès de Geneviève et de Mlle Marteau ; et, tandis que Joseph prenait sa course de son côté pour aller embrasser Mlle Henriette, à la faveur d’un jour consacré à la folie, il longea furtivement le mur où ses plus beaux espaliers étendaient leurs grands bras chargés de fruits sur un treillage vert-pomme, et monta la garde autour de ses pêches et de ses raisins. Henriette s’en aperçut, et, décidée à déployer ce grand caractère d’audace et de fierté dont elle tirait gloire, elle coupa le potager en droite ligne, et vint, à trente pas du marquis, remplir lestement son tablier des plus beaux fruits de l’espalier. À son exemple, les grisettes s’élancèrent à la maraude, et firent main-basse sur le reste. Ce qui acheva d’enflammer le marquis d’une juste colère, c’est qu’au lieu de détacher de l’arbre le fruit qu’elles voulaient emporter, elles tiraient obstinément la branche, jusqu’à ce qu’elle cédât et leur restât à la main, toute chargée de fruits verts qu’elles jetaient avec dédain au milieu des allées, après y avoir enfoncé les dents. Moyennant ce procédé aristocratique, au lieu d’une douzaine de pêches et d’autant de grappes de raisin qu’elles eussent pu enlever, elles trouvèrent moyen de mutiler tous les arbres fruitiers, et de mettre en lambeaux ces belles treilles si bien suspendues, que le marquis lui-même avait courbées en berceaux, et qui faisaient l’admiration de tous les connaisseurs.

Le marquis eut envie de prendre une des branches cassées dont elles jonchaient le sable, et de leur courir sus, en les poursuivant comme des chèvres malfaisantes ; mais il vit la grande taille de Joseph se dessiner auprès d’Henriette, et, quoique brave, il ne se soucia point d’engager avec lui une discussion qui pouvait devenir orageuse. D’ailleurs il aimait Joseph, et voyait bien qu’il n’approuvait pas ce dégât. Il prit un parti plus sage et plus cruel : il alla droit à l’écurie, fit sortir son cheval, atteler le char-à-bancs, et conduire l’un et l’autre à trois cents pas de la maison, dans une grange dont il prit la clé dans sa poche, puis il revint d’un air calme et rentra dans le salon. Il n’y trouva personne ; mais la vengeance, qui le protégeait, lui fit apercevoir, du premier coup d’œil, quatre ou cinq grands bonnets de tulle et deux ou trois schalls de barége étalés avec soin sur le canapé. Ces demoiselles avaient déposé là leurs atours pour courir plus à l’aise dans le jardin. Le marquis n’en fit ni une ni deux. Il s’étendit tout de son long sur les rubans et sur les dentelles, et ne manqua pas d’allonger ses grosses guêtres crottées sur le fichu de crêpe rose de Mlle Henriette. Il attendit ainsi, dans un repos délicieux, que ces demoiselles eussent fini de dévaster son verger.

Quand elles rentrèrent, elles trouvèrent en effet le malicieux campagnard qui feignait de dormir en écrassant les précieux chiffons ; elles le maudirent mille fois, et prononcèrent, assez haut pour qu’il l’entendît, les mots de vieil ivrogne.

— Fort bien ! disait Henriette d’un ton aigre, il faut de la dentelle à M. le marquis pour dormir en cuvant son vin !

— Ma foi, disait Joseph en se pinçant le nez pour ne pas éclater de rire, je trouve la chose singulière et si drôle, qu’il m’est impossible de m’en affliger. Vraiment, c’est dommage de réveiller ce bon marquis, quand il dort si bien, l’aimable homme !

En parlant ainsi, Joseph secouait doucement la main du marquis. Celui-ci feignit long-temps de ne pouvoir se réveiller. Enfin, il se décida à quitter le canapé, et à laisser les grisettes ramasser les débris de leur toilette. Dans quel état, hélas !… Henriette écumait de rage. M. de Morand feignit de ne s’apercevoir de rien. Il prit le bras de Joseph, et sortit sous prétexte de le mener à son pressoir. Mais sa véritable vengeance ne tarda pas à éclater. Le soleil était couché, on parla de retourner à la ville ; la patache de Joseph se trouva prête devant la porte aussitôt qu’il l’eût demandée. — Prends mes sœurs et Geneviève, dit Joseph à André, et monte dans ma patache ; je me charge des grisettes et du char-à-bancs. Va, pars tout de suite ; car, si tu restes là, et que ton père ait de l’humeur, cela tombera sur toi, tandis qu’il n’osera pas me faire de difficultés. Va-t’en vite.

André ne se le fit pas répéter ; il offrit la main à ses compagnes de voyage, prit les rênes et disparut. Il était à cinq cents pas, que Joseph attendait encore le char-à-bancs sur le seuil de la maison. Il avait glissé quelque monnaie dans la main du garçon d’écurie en lui disant d’amener son équipage ; mais l’équipage n’arrivait pas ; le garçon d’écurie ne se montrait plus, et le marquis avait subitement disparu. Au bout d’un quart d’heure d’attente, Joseph prit le parti d’aller à l’écurie : elle était vide ; il cherche le char-à-bancs sous le hangar : le hangar était désert ; il appelle, personne ne lui répond. Il parcourt la ferme, et trouve enfin le garçon d’écurie qui semble accourir tout essoufflé, et qui lui répond avec toute la sincérité apparente d’un paysan astucieux : — Hélas ! mon bon monsieur, il n’y a ni char-à-bancs ni cheval ; le métayer est parti avec pour la foire de Saint-Denis, qui commence demain matin ; il ne savait pas qu’on en aurait besoin au château. M. le marquis lui avait dit hier de les prendre s’il en avait besoin… Qu’est-ce qui savait ? qu’est-ce qui pouvait prévoir… ?

— Mille diables ! s’écria Joseph ; il est parti ! et depuis quand ? est-il bien loin ?

— Oh ! monsieur, dit le garçon en souriant d’un air piteux, il y a plus de deux heures ! Il doit être à présent auprès de L……, s’il ne l’a point dépassé.

— Eh bien ! dit Joseph, c’est une histoire à mourir de rire ! Et il alla rejoindre les grisettes, sans s’affliger autrement d’un évènement qui devait les transporter de colère. Henriette jeta les hauts cris ; elle refusa de croire au départ du métayer ; elle maudit mille fois la malice du marquis ; elle le chercha dans toute la maison pour lui faire des reproches, pour lui demander s’il n’avait pas un autre cheval et une autre voiture ; le marquis fut introuvable. Le garçon d’écurie se lamenta d’un air désespérant sur ce fâcheux contre-temps. Enfin il fallut prendre un parti ; le jour baissait de plus en plus, il fallut partir à pied et entreprendre, à l’entrée de la nuit, une promenade de trois lieues, par des chemins assez rudes, et avec des bonnets et des fichus en marmelade. Les grisettes pleuraient, et Henriette en fureur faisait de durs reproches à Joseph sur son insouciance. Celui-ci se résignait de bonne grâce à lui offrir son bras jusqu’à la ville ; elle le refusa d’abord avec dépit, et l’accepta bientôt par lassitude. Elles s’en allèrent ainsi clopin-clopant, se heurtant les pieds contre les cailloux, et détestant dans leur ame l’abominable marquis, auteur de leur désastre, tandis que celui-ci, enfermé dans sa chambre et plongé dans le duvet, fredonnait en s’endormant un vieil air à la mode peut-être dans sa jeunesse : Allez-vous-en, gens de la noce, etc.

vii.

De leur côté, André et Geneviève et Mlle Marteau continuaient paisiblement leur route, sans entendre les cris de détresse dont Joseph, à tout hasard, faisait retentir la plaine. Enfin, une des petites filles ayant laissé tomber son sac, André arrêta le cheval et descendit pour chercher dans l’obscurité l’objet perdu. Pendant ce temps, il lui sembla entendre mugir au loin une voix de Stentor qui prononçait son nom. Il consulta ses compagnons, et Geneviève décida qu’il fallait retourner en arrière, parce qu’un accident était probablement arrivé aux voyageurs du char-à-bancs. André obéit, et, au bout de dix minutes, il rencontra les tristes piétons qui gagnaient le haut de la colline. Henriette voulut raconter la malheureuse aventure ; mais, suffoquée par sa colère, elle s’arrêta pour respirer, et Joseph, profitant de l’occasion, se mit à raconter à sa manière. Il déclara que c’était un plaisant tour du marquis, et que ces demoiselles l’avaient bien mérité pour la manière dont elles s’étaient comportées dans le verger.

— C’est une infamie ! s’écria Henriette ; votre marquis est un vieil avare, un sournois et un ivrogne.

— Allons, allons, interrompit Joseph impatienté, vous oubliez que vous parlez devant son fils, et qu’il est trop poli pour vous donner un démenti ; mais si vous étiez un homme, jarni Dieu !…

— Et c’est parce que M. André ne peut pas imposer silence à une femme, dit Geneviève assez vivement, que l’on ne doit pas abuser de sa politesse, et lui faire entendre un langage qu’il ne peut supporter sans souffrir. Allons, Henriette, calme-toi, prends ma place dans la voiture ; tâchez de vous y arranger toutes, et de prendre seulement la petite Marie sur vos genoux ; pour nous, qui avons fait la moitié de la route en voiture, nous ferons bien le reste à pied, n’est-ce pas, ma chère Justine ?

La chose fut bientôt convenue. Joseph voulut un instant faire les honneurs de sa voiture à André, et achever la route à pied ; mais il comprit bien vite qu’André aimait beaucoup mieux accompagner Geneviève, et il prit sa place dans la patache, qui continua le voyage au pas. André offrit son bras à Justine Marteau, afin d’avoir l’occasion d’offrir l’autre à Geneviève au bout de quelques minutes ; mais à peine l’eut-elle accepté, qu’André, qui se croyait fort en train de dire les choses les plus sensées du monde, ne trouva plus même à placer un mot insignifiant, pour diminuer le malaise d’un silence qui dura près d’un quart d’heure sans aucune cause appréciable.

Ce fut Mlle Marteau qui le rompit la première, dès qu’elle eut fini de penser à autre chose ; car elle était préoccupée soit de la pensée de son trousseau, soit de celle de son fiancé. — Eh bien ! dit-elle, qu’avons-nous donc tous les trois à regarder les étoiles ? Je vous assure, répondit André, que je ne pensais pas aux étoiles, et que je les regardais encore moins. Et vous, mademoiselle Geneviève ?

— Moi je les regardais sans penser à rien, répondit-elle.

— Permettez-moi de ne pas vous croire, reprit André ; je suis sûr, au contraire, que vous réfléchissez beaucoup et à propos de tout.

— Oh ! oui, je réfléchis, répondit-elle ; mais je n’en pense pas plus pour cela, car je ne sais rien, et quand j’ai bien rêvé, je n’en suis pas plus avancée.

— Cela est impossible. Quand vous regardez les étoiles, vous pensez à quelque chose.

— Je pense quelquefois à Dieu, qui a mis toutes ces lumières là-haut : mais comme on ne peut pas toujours penser à Dieu, il arrive que je continue à les regarder sans savoir pourquoi ; et pourtant je reste des heures entières à ma fenêtre sans pouvoir m’en arracher. D’où cela vient-il ? Sans doute les étoiles font cet effet-là à tout le monde : n’est-ce pas, Justine ?

— Je crois, dit Justine, que ton amie Henriette ne les regarde jamais. Pour moi, je suis comme toi, je ne peux pas en détacher mes yeux ; mais c’est que cela me fait penser à des milliers de choses.

— Oh ! c’est que vous êtes savante, vous, Justine ; vous êtes bien heureuse ! Mais, dites-moi donc à quoi les étoiles vous font penser : j’aurai peut-être eu les mêmes idées sans pouvoir m’en rendre compte.

— Mais, dit Justine, à quoi ne pense-t-on pas en regardant ces milliards de mondes, auprès desquels le nôtre n’est qu’une tache lumineuse dans l’espace ?

Geneviève s’arrêta toute étonnée, et regarda Justine, attendant avec impatience qu’elle s’expliquât davantage.

André s’était imaginé, en voyant le beau front de Geneviève plein d’intelligence, et en écoutant son langage toujours si raisonnable et si pur, qu’elle devait savoir toutes choses, et l’idée de son infériorité l’avait rendu jusque-là timide et tremblant devant elle. Il fut donc surpris à son tour, et chercha, dans les grands yeux de Geneviève, la cause de cet étonnement naïf.

— Est-ce que tu ne sais pas, dit Justine qui n’était pas fâchée de déployer son petit savoir, que toutes ces lumières, comme tu les appelles, sont autant de soleils et de mondes ?

— Oh ! j’ai entendu parler de cela à Paris, par une de mes compagnes qui avait un livre… mais je prenais tout cela pour des rêves… et je ne peux pas croire encore… Dites-nous donc ce que vous en pensez, monsieur André.

Cette interpellation fit sur André un effet singulier. Il venait d’être presque choqué de l’ignorance de Geneviève ; il se sentit tout à coup comme attendri. Jusque-là son amour avait été dans sa tête ; il lui sembla qu’il descendait dans son cœur. Il regarda Geneviève à la faible clarté du ciel étoilé : il distinguait à peine ses traits ; mais une blancheur incomparable faisait ressortir sa figure ovale sous ses cheveux noirs, et une sérénité angélique semblait résider sur ce visage délicat et pâle. André fut si ému, qu’il resta quelques instans sans pouvoir répondre. Enfin il lui dit d’une voix altérée : « Oui, je crois que notre monde n’est qu’un lieu de passage et d’épreuve, et qu’il y a, parmi tous ceux que vous voyez au ciel, quelque monde meilleur où les ames qui s’entendent peuvent se réunir et s’appartenir mutuellement. »

Geneviève s’arrêta encore, et le regarda à son tour comme elle avait regardé Justine. Tout ce qu’on lui disait lui semblait obscur ; elle en attendait l’explication.

— Croyez-vous donc, lui dit André, que tout s’achève ici-bas ?

— Oh non ! dit-elle, je crois en Dieu et en une autre vie.

— Eh bien ! ne pensez-vous pas que le paradis puisse être dans quelqu’une de ces belles étoiles ?

— Mais je n’en sais rien. Vous-même, qu’en savez-vous ?

— Oh rien ! Je ne sais pas où Dieu a caché le bonheur qu’il fait espérer aux hommes. Croyez-vous, mesdemoiselles, qu’on puisse obtenir tout ce qu’on désire en cette vie ?

— Mais non ! dit Justine ; on peut désirer l’impossible. Le bonheur et la raison consistent à régler nos besoins et nos souhaits.

— Cela est très bien dit, répondit André ; mais pensez-vous qu’il existe trois personnes au monde qui puissent atteindre à la sagesse ? Nous voici trois : répondez-vous de nous trois ?

— Oh ! c’est tout au plus si je réponds de moi-même, dit Justine en riant ; comment répondrais-je de vous ? Cependant je répondrais de Geneviève ; je crois qu’elle sera toujours calme et heureuse.

— Et vous, mademoiselle Geneviève, dit André, en répondez-vous ?

— Pourquoi pas ? dit-elle avec une tranquillité naïve. Mais parlez-moi donc des étoiles, cela m’inquiète davantage. Pourquoi Justine dit-elle que ce sont des mondes et des soleils ?

André, heureux et fier, pour la première fois de sa vie, d’avoir quelque chose à enseigner, se mit à lui expliquer le système de l’univers, en ayant soin de simplifier toutes les démonstrations, et de les rendre abordables à l’intelligence de son élève. Malgré la soumission attentive et la curiosité confiante de Geneviève, André fut frappé du bon sens et de la netteté de ses idées. Elle comprenait rapidement ; il y avait des instans où André, transporté, lui croyait des facultés extraordinaires, et d’autres où il croyait parler à un enfant. Quand ils furent arrivés aux premières maisons de la ville, Henriette descendit de voiture, et dit qu’elle se chargeait de reconduire Geneviève chez elle. André n’osa pas aller plus loin ; il prit congé d’elle, et, se dérobant aux instances de Joseph qui voulait l’emmener boire du punch, il reprit légèrement le chemin de son castel. Tout ce qu’il désirait désormais, c’était de se trouver seul et de n’être pas distrait de ses pensées. Elles se pressaient tellement dans son cerveau, qu’il s’assit bientôt sur le bord du chemin, et posant son front dans ses mains, il resta ainsi, jusqu’à ce que le froid de la nuit le saisit et l’avertit de reprendre sa marche.

viii.

Le lendemain, lorsque André se retrouva seul dans son grand verger, il s’était passé bien des choses dans sa tête, mais il avait trouvé une solution à sa plus grande incertitude, et il éprouvait une joie et une impatience tumultueuses. Il s’était demandé bien des fois, depuis douze heures, si Geneviève était un ange du ciel, exilé sur une terre ingrate et pauvre, ou si elle était simplement une grisette plus décente et plus jolie que les autres. Cependant il n’avait pu réprimer une émotion tendre et presque paternelle, lorsqu’elle lui avait naïvement demandé de l’instruire. Cet aveu paisible de son ignorance, ce désir d’apprendre, cette facilité de compréhension, devaient lui gagner le cœur d’un homme simple et bon comme elle. Il y avait, sous cette inculte végétation, une terre riche et fertile où la parole divine pourrait germer et fructifier. Une ame sympathique, une voix amie pouvait développer cette noble nature et la révéler à elle-même. Telle fut la conclusion que tira André de toutes ces rêveries, et il se sentit transporté d’enthousiasme à l’idée de devenir le Prométhée de cette précieuse argile. Il bénit le ciel qui lui avait accordé les moyens de s’instruire. Il remercia dans son cœur son bon maître, M. Forez, qui lui avait ouvert le trésor de ses connaissances ; et, dans son exaltation, peu s’en fallut qu’il n’allât aussi remercier son père, qui avait consenti à faire de lui autre chose qu’un paysan. Dans ses jours de spleen, il lui était arrivé souvent de maudire l’éducation qui, en lui créant des besoins nouveaux, lui rendait sa condition réelle plus triste encore. Maintenant il demandait pardon à Dieu d’un tel blasphème. Il reconnaissait tous les avantages de l’étude, et se sentait maître du feu sacré qui devait embraser l’ame de Geneviève.

Mais toutes ces fumées de bonheur et de gloire se dissipèrent, lorsqu’il songea à la difficulté de revoir prochainement Geneviève, et à la possibilité effrayante de ne la revoir jamais. Il avait fait, avec sa liberté de la veille, mille romans délicieux, en parcourant à pas lents les allées humides de la rosée du matin ; mais, à force de se créer un bonheur imaginaire, le besoin de réaliser ses rêves devint un malaise et un tourment. Son cœur battait violemment, et, à chaque instant, semblait s’élancer hors de son sein pour rejoindre l’objet aimé. Il s’étonna de ces agitations. Il n’avait pas prévu qu’arrivé à ce point, l’amour devait devenir une souffrance de toutes les heures. Il avait cru, au contraire, que du moment où il aurait retrouvé l’objet d’une si longue attente, sa vie s’écoulerait calme, pleine et délicieuse ; qu’un jour de bonheur suffirait à ses rêveries et à ses souvenirs pendant un mois, et qu’il aurait autant de douceur à savourer le passé qu’à jouir du présent. Maintenant, la veille lui semblait s’être envolée trop rapidement ; il se reprochait de n’en avoir pas profité ; il se rappelait cent circonstances où il aurait pu dire à propos un mot qui lui eût obtenu la bienveillance de Geneviève, et il éprouvait un regret mortel de sa timidité. Il brûlait de trouver l’occasion de la réparer ; mais quand viendrait cette occasion ? dans huit jours, dans quatre ? un seul lui paraissait éternellement long, et l’ennui dévorait déjà sa vie.

La crainte de se montrer trop empressé et d’effaroucher l’austérité de Geneviève lui faisait seule renoncer aux mille projets romanesques qu’il enfantait presque malgré lui. Mais bientôt, il était forcé de se déclarer que vivre sans la voir était impossible, et qu’il fallait sortir de son inaction ou devenir fou.

Il alla vers le soir à la ville. Il s’assit à l’écart sur un des bancs de la promenade, espérant qu’elle passerait peut-être ; mais il vit défiler par groupes toutes les filles de la ville, sans apercevoir le petit pied de Geneviève. Il se rappela qu’elle ne sortait jamais à ces heures-là ; il rôda autour de la maison Marteau, sans oser y entrer, car il éprouvait une répugnance infinie à laisser deviner ce qui se passait en lui. À l’entrée de la nuit, il vit sortir Henriette et ses ouvrières. Geneviève n’était point avec elles. S’il avait su où elle demeurait, il se serait glissé sous sa fenêtre, il l’eût peut-être aperçue ; mais il ne le savait pas, et pour rien au monde il ne l’eût demandé à qui que ce fût.

Le lendemain il revint dans la journée, et, tâchant de prendre l’air le plus indifférent, il alla voir Joseph. Joseph ne fut pas dupe de ce maintien grave. Voyons, lui dit-il, pourquoi ne parles-tu pas de la seule chose qui t’intéresse maintenant ? Tu voudrais bien voir Geneviève, n’est-ce pas ? Ce n’est pas aisé ; j’y pensais ce matin ; je cherchais un expédient pour avoir accès dans sa maison, et je n’en ai pas trouvé. Il faudra bien pourtant que nous en venions à bout. Henriette nous aidera.

L’obligeance indiscrète de Joseph choqua cruellement son ami. Il se mit à rire d’un air sec et forcé, en lui déclarant qu’il ne comprenait rien à cette plaisanterie, et qu’il le priait de ne pas l’y mêler davantage.

— Ah ! tu fais le fier ! Tu te méfies de moi ! dit Joseph un peu piqué. Eh bien ! comme tu voudras, mon cher, tire-toi d’affaire tout seul, puisque tu n’as pas besoin d’aide.

André s’affligea d’avoir offensé un ami si dévoué ; mais il lui fut impossible de revenir sur son refus et sur son désaveu. Il se retira assez triste. Le bon Joseph s’en aperçut, et, pour lui prouver qu’il n’avait pas de rancune, il le reconduisit jusqu’au bout de l’avenue de peupliers qui termine la ville. Avant de sortir d’une petite rue tortueuse et déserte, il lui montra une vieille maison de briques, dont tous les pans étaient encadrés de bois noir grossièrement sculpté. Un toit en auvent s’étendait à l’entour, et ombrageait les étroites fenêtres. — Tiens, dit Joseph, en lui montrant deux de ces fenêtres, éclairées par le soleil couchant et couvertes de pots de fleurs, c’est là que Rose respire. Monter l’escalier, ce n’est pas le plus difficile ; mais franchir le palier et passer la porte, c’est pire que d’entrer dans le jardin des Hespérides.

André, troublé, s’efforça de prendre un air dégagé et de sourire.

— Aurais-je dit quelque sottise ? dit Joseph ; cela est possible ; j’aime trop la mythologie, je ne suis pas toujours heureux dans mes citations.

— Celle-là est fort bonne, au contraire, répondit André ; j’en ris parce qu’elle est plaisante, et que je ne me sens point le courage d’Alcide et de Jason.

Quoi qu’il en soit, André était le lendemain sur l’escalier de la vieille maison rouge. Où allait-il ? Il le savait à peine. Serait-il reçu ? Il ne l’espérait pas. Il avait à la main un énorme bouquet des plus belles fleurs qu’il avait pu réunir : c’était toute sa recommandation. Il était tour à tour pâle comme ses narcisses et vermeil comme ses adonis. Il se soutenait à peine, et, à la dernière marche, il fut forcé de s’asseoir. C’était déjà beaucoup d’avoir pu arriver jusque-là sans attrouper toute la maison et sans causer un scandale qui eût indisposé Geneviève contre lui. Il avait passé adroitement le long de l’arrière-boutique du chapelier, qui occupait le rez-de-chaussée, sans être aperçu d’aucun des apprentis ; au premier étage, il avait évité un atelier de lingères, dont la porte était ouverte, et d’où partait le refrain de plusieurs romances très aimées des grisettes de tous les pays, tel que


Bocage que l’aurore
Embellit de ses feux, etc.


Ou bien


Il ne vient pas, où peut-il être ? etc.


Ou bien encore


Fleuve du Tage, etc., etc.


André cacha son bouquet dans son chapeau, et, tournant le dos à la porte entr’ouverte, il franchit cet étage comme un éclair et ne s’arrêta qu’au troisième. Là, tout palpitant, se recommandant à Dieu, il s’approcha de la porte à trois reprises différentes, et s’en éloigna aussitôt, incertain s’il ne laisserait pas son bouquet et ne s’enfuirait pas à toutes jambes. Enfin une quatrième résolution l’emporta. Il frappa bien doucement, et près de s’évanouir, s’appuya contre le mur.

Cinq minutes d’un profond silence lui donnèrent le temps de se reconnaître. Il pensa que Geneviève était sortie, et il se réjouit presque d’échapper à la terrible émotion qu’il avait résolu de braver. Cependant le désir de la voir fut plus fort que sa poltronnerie, et il allait frapper de nouveau lorsque ses yeux, accoutumés à l’obscurité de l’escalier, distinguèrent un petit carré de papier collé sur la porte. Il l’examina quelques instans et réussit à lire :


Geneviève, fleuriste.


Et un peu plus bas, en plus petits caractères : Tournez le bouton, s’il vous plaît.

André, transporté d’une joie étourdie, ouvrit la porte et entra dans une vieille salle proprement tenue, meublée de quatre chaises de paille, d’une petite provision de raisins suspendue au plafond, et d’une toile noire et usée, où l’on retrouvait quelques vestiges d’une figure de Vierge tenant un enfant Jésus dans ses bras. Une petite porte, sur laquelle était encore écrit le nom de Geneviève, était placée au bout de cette salle. Cette fois André sentit toutes ses terreurs se réveiller ; mais, après tout ce qu’il avait déjà osé, il n’était plus temps de renoncer lâchement à son entreprise : il frappa donc à cette dernière porte qui s’ouvrit aussitôt, et Geneviève parut.

Elle devint toute rouge, et le salua avec un embarras où André crut distinguer un peu de mécontentement. Il balbutia quelques mots, mais il perdit tout-à-fait contenance en s’apercevant que Geneviève n’était pas seule. Mme Privat était debout auprès d’un carton de fleurs, et se composait un bouquet de bal. Elle jeta sur André un regard de surprise et d’ironie : c’eût été une si bonne fortune pour elle de pouvoir publier une jolie médisance bien cruelle sur le compte de la vertueuse Geneviève ! Geneviève sentit le danger de sa position, et, prenant aussitôt une assurance pleine de fierté : Entrez, dit-elle, monsieur le marquis, ayez la bonté de vous asseoir et d’attendre un instant. Vous voudrez bien me faire votre commande après que j’aurai servi madame.

Et, se rapprochant de Mme Privat, elle ouvrit tous ses cartons avec une dignité calme qui en imposa un instant à la merveilleuse provinciale. Mais l’occasion était trop bonne pour y renoncer aisément. Après avoir choisi quelques boutons de rose mousseuse, Mme Privat se retourna vers André, qu’elle déconcerta tout-à-fait avec son regard curieux et impertinent. — Vraiment, dit-elle, en s’efforçant de prendre un ton enjoué, c’est la première fois que je vois un jeune homme venir commander des fleurs artificielles. Vous ne recevez pas souvent la visite de ces messieurs, n’est-ce pas, mademoiselle Geneviève ?

— Pardonnez-moi, madame, répondit froidement Geneviève, je reçois très souvent des commandes de bouquets pour les mariages et pour les présens de noces ; et ces messieurs m’apportent quelquefois les fleurs qu’ils veulent me faire faire.

— Ah ! M. de Morand se marie ? dit vivement Mme Privat en fixant sur lui un regard scrutateur.

Son impertinence étonna tellement André, qu’il hésita un instant à répondre ; mais l’indignation l’emportant sur sa timidité naturelle, il répondit effrontément : Non, madame, je m’occupe de botanique, et je désire avoir une collection de certaines fleurs que mademoiselle a le talent d’imiter parfaitement. C’est un herbier de nouvelle espèce, auquel M. Forez, mon ancien précepteur, s’intéresse beaucoup. Quant au mariage, les pauvres maris sont tellement ridicules pour le moment dans ce pays-ci, que j’attendrai un temps plus favorable.

Mme Privat se mordit la lèvre et sortit brusquement. La réponse d’André faisait allusion à une aventure récente de son ménage ; et, quoique André ne fût pas méchant, il n’avait pu résister au désir de lui fermer la bouche. Quand elle fut sortie, il regarda Geneviève en souriant, espérant que cet incident allait faire oublier l’audace de sa visite ; mais il trouva Geneviève froide et sévère. — Puis-je savoir, monsieur, lui dit-elle, ce qui me procure l’honneur de votre présence ?

André se troubla. — Je mérite que vous me receviez mal, répondit-il. J’ai été étourdi et imprudent, mademoiselle, en m’imaginant que c’était une chose toute simple que de venir vous offrir ces fleurs. L’impertinente personne qui sort d’ici m’a fait sentir mon tort ; me le pardonnerez-vous ?

— Oui, monsieur, répondit Geneviève, s’il est vrai que vous n’en ayez pas prévu les suites, et si vous me promettez de ne pas m’y exposer une seconde fois.

— J’aimerais mieux renoncer au bonheur de vous revoir jamais que de vous causer une contrariété, répondit André ; et, laissant son bouquet sur la table, il se leva tristement pour se retirer ; mais une larme vint au bord de sa paupière, et Geneviève, qui s’en aperçut, se troubla à son tour.

— Au moins, lui dit-elle avec douceur, je ne vous chasse pas, et puisque vous n’avez eu que de bonnes intentions aujourd’hui, je vous remercie de votre bouquet.

En même temps, elle le prit et l’examina. André s’arrêta, et resta debout et incertain.

— Il est bien joli, dit Geneviève. Comment appelez-vous ces fleurs roses si rondes et si petites ?

— Ce sont des hépatiques, répondit-il en se rapprochant ; voici des belles de nuit à odeur de vanille, de la giroflée-mahon blanche, et des mauves couleur de rose.

— Oh ! celles-là se fanent vite, dit Geneviève. Je vais les mettre dans l’eau.

Elle délia le bouquet et le mit dans un vase plein d’eau fraîche, en arrangeant chaque fleur avec soin. Pendant ce temps, André examinait les cartons ouverts et admirait la perfection des ouvrages de Geneviève. Cependant il lui échappa une exclamation de blâme qui faillit faire tomber le vase de fleurs des mains de la jeune fille.

— Qu’est-ce donc ? s’écria-t-elle.

— Ô ciel ! répondit André, des fuxias à calice vert. Cela n’existe pas. C’est une invention gratuite.

— Hélas ! vous avez raison, dit Geneviève en rougissant, ce n’est pas ma faute. Une demoiselle de la ville, pour qui j’ai fait cette branche de fuxia, l’a voulu ainsi. En vain je lui ai montré l’original ; elle s’est obstinée à trouver ce bouquet trop rouge. Feuilles, tiges, fleurs, tout, disait-elle, était de la même teinte. Elle m’a forcée d’ajouter ces feuilles, qui sont d’un ton faux, et de doubles calices…

— Qui sont d’une monstruosité épouvantable, dit André avec chaleur. Quoi ! mutiler une si jolie plante, si gracieuse, si délicate !

— Il y a des gens de si mauvais goût ! reprit Geneviève ; tous les jours on me demande des choses extravagantes. J’avais fait des millepertuis de Chine assez jolis ; aussitôt toutes ces dames en ont demandé : mais l’une les voulait bleus, l’autre rouges, selon la couleur de leurs rubans et de leurs robes. Que voulez-vous que devienne la vérité devant de pareilles considérations ? Je suis bien forcée, pour gagner ma vie, de céder à tous ces caprices ; aussi je ne fais que pour moi des fleurs dont je sois contente. Celles-là, je ne les vends pas, ce sont mes études et mes vrais plaisirs. Je vous les ferais voir si…

— Oh ! voyons-les, je vous en supplie, dit André, montrez-moi ces trésors.

Geneviève alla ouvrir une armoire réservée, et montra à son jeune pédant une collection de fleurs admirablement faites. — Voici du véritable fuxia, dit-elle, en lui désignant avec orgueil une branche de cette jolie plante.

— Ceci est un chef-d’œuvre, dit André en la prenant avec précaution. Vous ne savez pas quelles immenses ressources vous offre votre talent. Un amateur paierait cette fleur un prix exorbitant. Cependant on pourrait y faire encore une légère critique ; les fleurs sont trop régulièrement parfaites ; la nature est plus capricieuse, plus sans façon. Ainsi, le calice du fuxia a souvent cinq pétales et souvent trois, au lieu de quatre qu’il doit avoir. Les caryophyllées sont sujettes à ces erreurs continuelles et n’en sont que plus belles. Voyez ce violier jaune qui est sous votre fenêtre.

— Vous avez peut-être raison, dit Geneviève. Moi, j’évitais cela dans la crainte de mal faire. Aimez-vous ces pois de senteur ?

— Il n’y manque que le parfum ; cependant voici un petit défaut. Toutes les légumineuses ont dix étamines, mais neuf seulement sont réunies dans une sorte de gaîne ; la dixième est indépendante des autres, et vous n’avez pas observé cette particularité.

— Êtes-vous sûr de cela ?

— Il y a du genêt d’Espagne dans mon bouquet. Déchirez-en une fleur.

— En vérité vous avez raison, mais vous êtes bien sévère. Tant mieux pourtant, il y a beaucoup à profiter avec vous. Continuez donc à m’instruire, je vous en prie.

André examina tous les cartons, et trouva peu à critiquer, beaucoup à louer ; mais il ne négligea aucune occasion de relever les fautes légères de l’artiste, car il sentit que c’était le moyen de captiver l’attention et de rendre sa présence désirable.

— Puisqu’il en est ainsi, dit Geneviève quand il eut fini, je n’oserai plus achever une fleur nouvelle sans vous consulter ; car vous en savez plus que moi.

— Vous en sauriez bien vite autant, si vous vouliez faire de votre art une étude un peu méthodique. Certainement, à force de recherches et d’observations, vous savez une infinité de choses que je ne saurai jamais ; mais l’ordre qu’on m’a fait mettre dans cette étude, m’a appris des choses très simples que vous ignorez. M. Forez avait pour cela une méthode admirable et d’une clarté parfaite.

— Et comment faire pour savoir ? dit Geneviève.

— Laissez-moi vous apporter mes cahiers et mon herbier ; avec une heure d’application par jour, vous en saurez dans un mois plus que M. Forez lui-même.

— Oh ! que je le voudrais ! dit Geneviève ; mais cela est impossible. Orpheline et seule comme je suis, je ne puis recevoir vos visites, sans m’exposer aux plus méchans propos.

— N’êtes-vous pas au-dessus de ces puériles attaques ? dit André. À quoi vous a servi toute une vie de retraite et de prudence, si vous êtes aussi vulnérable que la plus étourdie de vos compagnes, et si, au premier acte d’indépendance que votre raison voudra tenter, l’opinion ne vous tient aucun compte d’une sagesse que vous avez si bien prouvée ?

— L’opinion, l’opinion !… dit Geneviève en rougissant. Ce n’est pas que je la respecte ; je sais ce qu’elle vaut, dans ce pays du moins ! mais je la crains. Je n’ai pas de famille, personne pour me protéger ; la méchanceté peut me prendre à partie, comme elle a fait tant de fois pour de pauvres filles qui avaient bien peu de torts à se reprocher. Elle peut me rendre bien malheureuse…

— Oui, si vous manquez de caractère ; mais si vous avez le juste orgueil de la vertu, si vous êtes pénétrée de votre propre dignité…

— Ne me dites pas cela, on me reproche déjà d’être trop fière.

— Si j’avais le droit de vous faire un reproche, ce ne serait pas celui-là

— Et lequel donc ? dit Geneviève vivement, puis elle s’arrêta tout à coup, et André lut sur son visage qu’elle était fâchée d’avoir laissé échapper cette question, et qu’elle craignait une réponse trop significative.

— Je n’ai pas ce droit, répondit-il tristement, et je ne me flatte pas de l’avoir jamais. Vous craignez le blâme, quelle raison assez forte auriez-vous pour le braver ? Ne faites pas attention à ce que je vous ai dit. Je déraisonne souvent.

— Cet aveu n’est pas rassurant, dit Geneviève en s’efforçant de sourire, pour quelqu’un qui comptait vous demander souvent des conseils.

— Sur la botanique ? reprit André. Je vous enverrai mes cahiers. Si quelque passage vous embarrasse, veuillez faire un signe sur la marge, et me le renvoyer ; je demanderai une explication détaillée à M. Forez et le prierai de la rédiger lui-même. Je vous la ferai parvenir par Mlle Marteau ou par Mlle Henriette, ou par telle autre personne que vous me désignerez. De cette manière, il me sera impossible de vous compromettre, et je ne serai pour personne un sujet de trouble et de scandale.

Geneviève fut affligée de l’entendre s’exprimer d’un ton froid et blessé. Sa douceur et sa sensibilité naturelles parlèrent plus vite que sa raison.

— J’aimerais mieux, dit-elle, recevoir ces explications de vous directement ; je comprendrais plus vite et je pourrais vous remercier moi-même de votre complaisance. Je ne sais pas comment il me deviendra possible de recevoir vos avis ; mais j’en chercherai le moyen… S’il me faut y renoncer, croyez que j’en aurai du regret, et que je conserverai de la reconnaissance pour vous.

Elle s’arrêta toute troublée, et André se sentit si ému, qu’il craignit de se mettre à pleurer devant elle. C’est pourquoi il se retira précipitamment, en faisant de profonds saluts et en attachant sur elle des regards pleins de douleur et de tendresse.

Quand il fut sorti, Geneviève se laissa tomber sur une chaise, mit les deux mains sur son cœur, et le sentit battre avec violence. Alors, épouvantée de ce qu’elle éprouvait et n’osant s’interroger elle-même, elle se jeta à genoux et demanda au ciel de lui laisser le calme dont elle avait joui jusqu’alors.

Elle fut presque malade le reste de la journée, et ne toucha point au frugal dîner qu’elle avait préparé elle-même comme à l’ordinaire. Vers le soir, elle s’enveloppa de son petit schall et alla se promener derrière la ville, dans un lieu solitaire où elle était sûre de pouvoir rêver en liberté. Quand la nuit vint, elle s’assit sur une éminence plantée de néfliers, et elle contempla le lever de ces planètes dont André lui avait expliqué la marche. Peu à peu ses idées prirent un cours extraordinaire, et les connaissances nouvelles que la conversation d’André lui avait révélées, portèrent son esprit vers des pensées plus vagues, mais plus élevées. Lorsqu’elle revint sur elle-même, elle s’étonna de trouver à ses agitations de la journée moins d’importance qu’elle ne l’avait craint d’abord. Elle ressentait déjà l’effet de ces contemplations où l’ame semble sortir de sa prison terrestre et s’envoler vers des régions plus pures ; mais elle ne se rendait raison d’aucune de ces impressions nouvelles, et marchait dans ce pays inconnu avec la surprise et le doute d’un enfant qui lit pour la première fois un conte de fées.

Geneviève n’était point romanesque. Elle n’avait jamais désiré d’aimer ou d’être aimée. Elle ne pensait aux passions qu’avec crainte, et s’était promis de s’y soustraire à la faveur d’une vie solitaire et laborieuse. Naturellement aimante et bonne, elle commençait à pressentir vaguement l’amour d’André pour elle. Elle n’eût pas osé se l’expliquer à elle-même, mais elle avait compris instinctivement ses tourmens, ses craintes et son chagrin de la matinée. Elle en avait été émue sans savoir pourquoi, et elle lui avait parlé avec une bienveillance qui ne cachait pas un sentiment plus vif. Geneviève n’avait pas d’amour, et quand elle chercha consciencieusement la cause de son trouble, elle reconnut en elle-même le regret d’avoir commis une imprudence. Qu’avais-je donc ce matin, en effet ? se demanda-t-elle. Et pourquoi me suis-je laissé émouvoir si vite par les idées et les discours de ce jeune homme ? Pourquoi l’ai-je tant remercié ? Qu’a-t-il fait pour moi ? Il m’a expliqué des choses bien intéressantes, il est vrai ; mais il l’a fait pour soutenir la conversation ou pour le plaisir de voir mon étonnement. Et puis il m’a apporté un bouquet que j’aurais pu cueillir moi-même dans les prés, et fait une visite dont, grâce à Mme Privat, toute la ville jase déjà. Pourquoi m’a-t-il fait cette visite ? Si c’était par amitié, il aurait dû prévoir à quels dangers il m’exposait. Et moi qui l’ai si bien senti tout de suite, d’où vient que sur deux ou trois grandes paroles qu’il m’a dites, j’ai presque promis de braver, pour le voir, les railleries des méchans et des sots ? Ah ! je suis une folle. Je désire m’élever au-dessus de ma fortune et de mon état. Qu’y gagnerai-je ? Quand j’aurai appris tout ce que mes compagnes ignorent, en serai-je plus heureuse ?… Hélas ! il me semble que oui ; mais c’est peut-être un conseil du démon. Déjà j’étais prête à sacrifier ma réputation au plaisir d’apprendre la botanique et de causer avec un jeune homme savant. Mon Dieu, mon Dieu ! défendez-moi de ces idées-là, et apprenez-moi à me contenter de ce que vous m’avez donné.

Geneviève rentra plus calme et résolue à ne plus revoir André. Elle se tint parole, car elle reçut les cahiers et les herbiers par Henriette, et ne les ouvrit pas, dans la crainte d’y trouver trop de tentations. Elle s’habitua, en peu de jours, à penser à lui sans trouble et sans émotion. Une quinzaine s’écoula sans qu’elle sortît de sa retraite, et sans qu’elle entendît parler du désolé jeune homme, qui passait une partie des nuits à pleurer sous ses fenêtres.

ix.

Mais la Providence voulait consoler André, et le hasard peut-être voulait faire échouer les résolutions de Geneviève. Un matin elle se laissa tenter par le lever du soleil et par le chant des alouettes, et alla chercher des iris dans les Prés-Girault ; elle ne savait pas qu’André l’y avait vue un certain jour qui avait marqué dans sa vie comme une solennité, et qui avait décidé de tout son avenir. Elle se flattait d’avoir trouvé là un refuge contre tous les regards, un asile contre toutes les poursuites. Elle y arriva joyeuse et s’assit au bord de l’eau en chantant. Mais aussitôt des pas firent crier le sable derrière elle. Elle se retourna et vit André.

Un cri lui échappa, un cri imprudent qui l’eût perdue si André eût été un homme plus habile. Mais le bon et crédule enfant n’y vit rien que de désobligeant, et lui dit d’un air abattu : Ne craignez rien, mademoiselle ; si ma présence vous importune, je me retire. Croyez que le hasard seul m’a conduit ici ; je n’avais pas l’espoir de vous y rencontrer, et je n’aurai pas l’audace de déranger votre promenade…

La pâleur d’André, son air triste et doux, son regard plein de reproche et pourtant de résignation, produisirent un effet magnétique sur la faible Geneviève. — Non, monsieur, lui dit-elle, vous ne me dérangez pas, et je suis bien aise de trouver l’occasion de vous remercier de vos cahiers… Ils m’intéressent beaucoup, et tous les jours… Geneviève se troubla et ne put achever, car elle mentait et s’en faisait un grave reproche. André, un peu rassuré, lui fit quelques questions sur ses lectures. Elle les éluda en lui demandant le nom d’une jolie fleurette bleue qui croissait comme un tapis étendu sur l’eau. — C’est, répondit André, le bécabunga, qu’il faut se garder de confondre avec le cresson, quoiqu’il croisse pêle-mêle avec lui. — En parlant ainsi, il se mit dans l’eau jusqu’à mi-jambes pour cueillir la fleur que Geneviève avait regardée ; il s’y fût mis jusqu’au cou, si elle avait eu envie de la feuille sèche qu’emportait le courant un peu plus loin. Il parlait si bien sur la botanique, qu’elle ne put y résister. Au bout d’un quart d’heure, ils étaient assis tous deux sur le gazon. André jonchait le tablier de Geneviève de fleurs effeuillées dont il lui démontrait l’organisation. Elle l’écoutait en fixant sur lui ses grands yeux attentifs et mélancoliques. André était parfois comme fasciné et perdait tout-à-fait le fil de son discours. Alors il se sauvait par une digression sur quelque autre partie des sciences naturelles, et Geneviève, toujours avide de s’élancer dans les régions inconnues, le questionnait avec vivacité. André voulut, pour lui rendre ses dissertations plus claires, remonter au principe des choses, lui expliquer la forme de la terre, la différence des climats, l’influence de l’atmosphère sur la végétation, les diverses régions où les végétaux peuvent vivre, depuis le pin des sommets glacés du nord, jusqu’au bananier des Indes brûlantes. Mais ce cours de géographie botanique effrayait l’imagination de Geneviève.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle à plusieurs reprises, la terre est donc bien grande ?

— Voulez-vous en prendre une idée ? lui dit André ; je vous apporterai demain un atlas ; vous apprendrez la géographie et la botanique en même temps.

— Oui, oui, je le veux ! dit vivement Geneviève ; et puis elle songea à ses résolutions, hésita, voulut se rétracter et céda encore, moitié au chagrin d’André, moitié à l’envie de voir s’entrouvrir les feuillets mystérieux du livre de la science.

Elle revint donc le lendemain, non sans avoir livré un rude combat à sa conscience ; mais cette fois la leçon fut si intéressante ! Le dessin de ces mers qui enveloppent la terre, le cours de ces fleuves immenses, la hauteur de ces plateaux d’où les eaux s’épanchent dans les plaines, la configuration de ces terres échancrées, entassées, disjointes, rattachées par des isthmes, séparées par des détroits, ces grands lacs, ces forêts incultes, ces terres nouvelles aperçues par des voyageurs, perdues pendant des siècles et soudainement retrouvées, toute cette magie de l’immensité jeta Geneviève dans une autre existence. Elle revint aux Prés-Girault tous les jours suivans, et souvent le soleil commençait à baisser quand elle songeait à s’arracher à l’attrait de l’étude. André goûtait un bonheur ineffable à réaliser son rêve, et à verser, dans cette ame intelligente, les trésors que la sienne avait recelés jusque-là sans en connaître le prix. Son amour croissait de jour en jour avec les facultés de Geneviève. Il était fier de l’élever jusqu’à lui, et d’être à la fois le créateur et l’amant de son Ève.

Leurs matinées étaient délicieuses. Libres et seuls dans une prairie charmante, tantôt ils causaient, assis sous les saules de la rivière, tantôt ils se promenaient le long des sentiers bordés d’aubépines. Tout en devisant sur les mondes inconnus, ils regardaient de temps en temps autour d’eux, et se regardant aussi l’un l’autre, ils s’éveillaient des magnifiques voyages de leur imagination, pour se retrouver dans une oasis paisible, au milieu des fleurs, et le bras enlacé l’un à l’autre. Quand la matinée était un peu avancée, André tirait de sa gibecière un pain blanc et des fruits, ou bien il allait acheter une jatte de crème dans quelque chaumière des environs, et il déjeunait sur l’herbe avec Geneviève. Cette vie pastorale établit promptement entre eux une intimité fraternelle ; et leurs plus beaux jours s’écoulèrent sans que le mot d’amour fût prononcé entre eux, et sans que Geneviève songeât que ce sentiment pouvait entrer dans son cœur avec l’amitié.

Mais les pluies du mois de mai, toujours abondantes dans ce pays-là, vinrent suspendre leurs rendez-vous innocens.

Une semaine s’écoula sans que Geneviève pût hasarder sa mince chaussure dans les prés humides. André n’y put tenir. Il arriva un matin chez elle avec ses livres. Elle voulut le renvoyer. Il pleura ; et refermant son atlas, il allait sortir : Geneviève l’arrêta, et heureuse de le consoler, heureuse en même temps de ne pas voir enlever ce cher atlas de sa chambre, elle lui donna une chaise auprès d’elle et reprit les leçons du Pré-Girault. Le jeune professeur, à mesure qu’il se voyait compris, se livrait à son exaltation naturelle et devenait éloquent.

Pendant deux mois, il vint tous les jours passer plusieurs heures avec son écolière. Elle travaillait tandis qu’il parlait, et de temps en temps, elle laissait tomber, sur la table, une tulipe ou une renoncule à demi faite, pour suivre de l’œil les démonstrations que son maître traçait sur le papier ; elle l’interrompait aussi de temps en temps pour lui demander son avis sur la découpure d’une feuille ou sur l’attitude d’une tige : mais l’intérêt qu’elle mettait à écouter les autres leçons l’emportant de beaucoup sur celui-là, elle négligea un peu son art, contenta moins ses pratiques par son exactitude, et vit le nombre des acheteuses diminuer autour de ses cartons. Elle était lancée sur une mer enchantée et ne s’apercevait pas des dangers de la route. Chaque jour, elle trouvait, dans le développement de son esprit, une jouissance enthousiaste qui transformait entièrement son caractère, et devant laquelle sa prudence timide s’était envolée, comme les terreurs de l’enfance devant la lumière de la raison. Cependant elle devait être bientôt forcée de voir les écueils au milieu desquels elle s’était engagée.

Mlle Marteau se maria ; et le surlendemain de ses noces, lorsque les voisins et les parens furent rentrés chez eux satisfaits et malades, elle invita ses amies d’enfance à venir dîner sur l’herbe, à une métairie qui lui avait servi de dot, et qui était située auprès de la ville. Ces jeunes personnes faisaient toutes partie de la meilleure bourgeoisie de la province ; néanmoins Geneviève y fut invitée. Ce n’était pas la première fois que ses manières distinguées et sa conduite irréprochable lui valaient cette préférence. Déjà plusieurs familles honorables l’avaient appelée à leurs réunions intimes, non pas comme ses compagnes, à titre d’ouvrière en journée, mais en raison de l’estime et de l’affection qu’elle inspirait. Toute la sévère étiquette, derrière laquelle se retranche la société bourgeoise aux jours de gala pour se venger des mesquineries forcées de sa vie ordinaire, s’était depuis long-temps effacée devant le mérite incontesté de la jeune fleuriste : elle n’était regardée précisément ni comme une demoiselle, ni comme une ouvrière ; le nom intact et pur de Geneviève répondait à toute objection à cet égard. Geneviève n’appartenait à aucune classe, et avait accès dans toutes.

Mais cette gloire, acquise au prix de toute une vie de vertu, cette position brillante où jamais aucune fille de sa condition n’avait osé aspirer, Geneviève l’avait perdue à son insu : elle était devenue savante, mais elle ignorait encore à quel prix.

Justine Marteau, aimable et bonne fille, étrangère aux caquets de la ville, lui fit le même accueil qu’à l’ordinaire : mais les autres jeunes personnes, au lieu de l’entourer, comme elles faisaient toujours, pour l’accabler de questions sur la mode nouvelle et de demandes pour leur toilette, laissèrent un grand espace entre elles et la place où Geneviève s’était assise. Elle ne s’en aperçut pas d’abord ; mais le soin que prit Justine de venir se placer auprès d’elle lui fit remarquer l’abandon et l’espèce de mépris que les autres affectaient de lui témoigner. Geneviève était d’une nature si peu violente, qu’elle n’éprouva d’abord que de l’étonnement ; aucun sentiment d’indignation ni même de douleur ne s’éveilla en elle. Mais lorsque le repas fut fini, plusieurs demoiselles, qui semblaient n’attendre que le moment de fuir une si mauvaise compagnie, demandèrent leurs bonnes et se retirèrent ; les autres se divisèrent par groupes et se dispersèrent dans le jardin, en évitant avec soin d’approcher de la réprouvée. En vain Justine s’efforça d’en rallier quelques-unes ; elles s’enfuirent, ou se tinrent un instant près d’elle dans une attitude si altière et avec un silence si glacial, que Geneviève comprit son arrêt. Pour éviter d’affliger la bonne Justine, elle feignit de ne pas s’en affecter elle-même, et se retira sous prétexte d’un travail qu’elle avait à terminer. À peine était-elle seule et commençait-elle à réfléchir à sa situation, qu’elle entendit frapper à sa porte, et qu’elle vit entrer Henriette, avec un visage composé et une espèce de toilette qui annonçait une intention cérémonieuse et solennelle dans sa visite. Geneviève était fort pâle, et même l’émotion qu’elle venait d’éprouver lui causait des suffocations : elle fut très contrariée de ne pouvoir être seule, et, de son côté, elle se composa un visage aussi calme que possible ; mais Henriette était résolue à ne tenir aucun compte de ses efforts, et, après l’avoir embrassée avec une affectation de tendresse inusitée ; elle la regarda en face d’un air triste, en lui disant :

— Eh bien ?

— Eh bien, quoi ? dit Geneviève, à qui la fierté donna la force de sourire.

— Te voilà revenue ? reprit Henriette du même ton de condoléance.

— Revenue de quoi ? Que veux-tu dire ?

— On dit qu’elles se sont conduites indignement… Ah ! c’est une horreur ! Mais, va, sois tranquille, nous te vengerons : nous savons aussi bien des choses que nous dirons, et les plus bégueules auront leur paquet.

— Doucement ! doucement ! dit Geneviève ; je ne te demande vengeance contre personne, et je ne me crois pas offensée.

— Ah ! dit Henriette avec un mouvement de satisfaction méchante que son amitié pour Geneviève ne put lui faire réprimer, il est bien inutile de m’en faire un secret ; je sais tout ce qui s’est passé : il y a assez long-temps que j’entends comploter l’affront qui t’a été fait. Ces belles demoiselles ne cherchaient qu’une occasion, et tu as été au-devant de leur méchanceté avec bien de la complaisance. Voilà ce que c’est, Geneviève, que de vouloir sortir de son état ! Si tu n’avais jamais fréquenté que tes pareilles, cela ne te serait pas arrivé : non, non, ce n’est pas parmi nous que tu aurais été insultée ; car nous savons toutes ce que c’est que d’avoir une faiblesse, et nous sommes indulgentes les unes pour les autres. Le grand crime, en effet, que d’avoir un amant ! et toutes ces princesses-là en ont bien deux ou trois ! Nous leur dirons leur fait. Laisse-les faire, nous aurons notre tour.

Geneviève se sentit si offensée de ces consolations, qu’elle faillit se trouver mal. Elle s’assit toute tremblante, et ses lèvres devinrent aussi pâles que ses joues.

— Il ne faut pas te désoler, ma pauvre enfant, lui dit Henriette avec toute la sincérité de son indiscrète amitié ; le mal n’est pas sans remède : le mariage arrange tout, et tu vaux bien ce petit marquis. Seulement, ma chère, il faudrait de la prudence : tu en avais tant autrefois ! Comment as-tu fait pour la perdre si vite ?

— Laissez-moi, Henriette, dit Geneviève en lui serrant la main. Je crois que vous avez de bonnes intentions, mais vous me faites beaucoup de mal. Nous reparlerons de tout ceci ; mais pour le moment je serais bien aise de me mettre au lit. Je suis un peu malade.

— Eh bien ! eh bien ! je vais t’aider ! Comment ! je te quitterais dans un pareil moment ! non pas certes ! Va, Geneviève, tu apprendras à connaître tes vraies amies, tu as trop compté sur les demoiselles à grande éducation. Les livres ne rendent pas meilleur, sois en sûre. On n’apprend pas à avoir bon cœur ; cela vient tout seul, et il n’y a pas besoin d’avoir étudié pour valoir quelque chose. Veux-tu que je bassine ton lit ? quelle tisane veux-tu boire ?

— Rien, rien, Henriette ; tu es une bonne fille, mais je ne veux rien.

— Il faut cependant te soigner ! Veux-tu te laisser surmonter par le chagrin ? Pauvre Geneviève, elles ont donc été bien insolentes, ces bégueules ! Qu’est-ce qu’on t’a dit ? raconte-moi tout : cela te soulagera.

— Je n’ai vraiment rien à raconter ; on ne m’a rien dit de désobligeant, et je ne me plains de personne.

— En ce cas, tu es bien bonne, Geneviève, ou tu ne te doutes guère du mal qu’on te fait. Si tu savais comme on te déchire ! quelle haine on a pour toi !

— De la haine ? de la haine contre moi ? Eh pourquoi, au nom du ciel ?

— Parce qu’on est enchanté de trouver l’occasion de te rabaisser. Tu excitais tant de jalousie, dans le temps où on disait : Geneviève première et dernière, Geneviève sans reproche, Geneviève sans pareille ! Ah ! que d’ennemies tu avais déjà ! mais elles n’osaient rien dire. Qu’auraient-elles dit ? Aujourd’hui, elles ont leur revanche. Geneviève par-ci, Geneviève par-là ! Il n’y a pas de filles perdues qu’on n’excuse pour avoir le plaisir de te mettre au-dessous d’elles. Ah ! cela devait arriver. Tu étais montée si haut ! à présent on ne te laisse pas descendre à moitié. On te roule en bas sous les pieds. Et pourquoi ? tu es peut-être aussi sage que par le passé, mais on ne veut plus le croire, on est si content d’avoir une raison à donner ! C’est une infamie, la manière dont on te traite. Les hommes sont peut-être encore plus déchaînés contre toi que les femmes. C’est incroyable ! Ordinairement les hommes nous défendent un peu pourtant. Eh bien ! ils sont tous tes ennemis. Ils disent que ce n’était pas la peine de faire tant la dédaigneuse pour écouter ce petit monsieur, parce qu’il est noble et qu’il parle latin. J’ai beau leur dire qu’il te fait la cour dans de bonnes intentions, qu’il t’épousera. Ah bah ! ils secouent la tête en disant que les marquis n’épousent pas les grisettes ; car après tout, disent-ils, Geneviève la savante est une grisette comme les autres. Son père était ménétrier, et sa mère faisait des gants ; sa tante allait chez les bourgeois raccommoder les vieilles dentelles, et sa belle-sœur est encore repasseuse de fin à la journée…

— Tout cela n’est pas bien méchant, dit Geneviève : je ne vois pas en quoi j’en puis être blessée ; après tout, qu’importe à ces messieurs que je me marie avec un marquis ou que je reste Geneviève la fleuriste ? Si les visites de M. de Morand me font du tort, qui donc a le droit de s’en plaindre ? Quel motif de ressentiment peut-on avoir contre moi ? À qui ai-je jamais fait du mal ?

— Ah ! ma pauvre Geneviève ! c’est bien à cause de cela. C’est qu’on sait que tu es bonne, et qu’on ne te craint pas. On n’oserait pas m’insulter comme on t’a insultée aujourd’hui. On sait bien que j’ai bec et ongles pour me défendre, et on ne se risquerait pas à jeter de trop grosses pierres dans mon jardin ; tandis qu’on en jette dans tes fenêtres, et qu’un de ces jours on te lapidera dans les rues. Pauvre agneau sans mère, toi qui vis toute seule dans un petit coin, sans menacer et sans supplier personne, on aura beau jeu avec toi.

— Ma chère amie, je vois que vous vous affectez du mal qu’on essaie de me faire ; vous êtes bien bonne pour moi, mais vous l’auriez été encore davantage, si vous ne m’aviez pas appris toutes ces mauvaises nouvelles… Je ne les aurais peut-être jamais sues…

— Tu te serais donc bouché les oreilles ? car tu n’aurais pas pu traverser la rue sans entendre dire du mal de toi. Et quand même tu aurais été sourde, cela ne t’aurait servi à rien ; il aurait fallu être aveugle aussi pour ne pas voir un rire malhonnête sur toutes les figures. Ah ! Geneviève ! tu ne sais pas ce que c’est que la calomnie. Je l’ai appris plusieurs fois à mes dépens !… et je te plains, ma petite !… mais j’ai su prendre le dessus et forcer les mauvaises langues à se taire.

— En parlant plus haut qu’elles, n’est-ce pas ? dit Geneviève en souriant.

— Oui, oui, en parlant tout haut, répondit Henriette un peu piquée, et en jouant jeu sur table. Tu aurais été plus sage, si tu avais fait comme moi, ma chère.

— Et qu’appelles-tu jouer jeu sur table ?

— Agir hardiment et sans mystère ; se servir de sa liberté et narguer ceux qui le trouvent mauvais ; avoir des sentimens pour quelqu’un et n’en pas rougir, car après tout, n’avons-nous pas le droit d’accepter un galant, en attendant un mari ?

— Eh bien ! ma chère, dit Geneviève un peu sèchement, en supposant que je me sois servie de ce droit réservé aux grisettes, et que j’aie les sentimens qu’on m’attribue, pourquoi donc ma conduite cause-t-elle tant de scandale ?

— Ah ! c’est que tu n’y as pas mis de franchise. Tu as eu peur, tu t’es cachée, et l’on fait sur ton compte des suppositions qu’on ne fait pas sur le nôtre.

— Et pourquoi ? s’écria Geneviève irritée enfin ; de quoi me suis-je cachée ? de qui pense-t-on que j’aie peur ?

— Ah ! voilà ! voilà ton orgueil ! c’est cela qui te perdra, Geneviève ! tu veux trop te distinguer. Pourquoi n’as-tu pas fait comme les autres ? Pourquoi, du moment que tu as accepté les hommages de ce jeune homme, ne t’es-tu pas montrée avec lui au bal et à la promenade ? Pourquoi ne t’a-t-il pas donné le bras dans les rues ? Pourquoi n’as-tu pas confié à tes amies, à moi par exemple, qu’il te faisait la cour ? Nous aurions su à quoi nous en tenir ; et quand on serait venu nous dire : Geneviève a donc un amoureux ? nous aurions répondu : Certainement ; pourquoi Geneviève n’aurait-elle pas un amoureux ? Croyez-vous qu’elle ait fait un vœu ? Êtes-vous son héritier ? Qu’avez-vous à dire ? Et l’on n’aurait rien dit, parce qu’après tout cela aurait été tout simple. Au lieu de cela, tu as agi sournoisement. Tu as voulu conserver ta grande réputation de vertu, et en même temps écouter les douceurs d’un homme. Tu as gardé ton petit secret fièrement. Tu as accordé des rendez-vous aux Prés-Girault. Tu as beau rougir ! Pardine ! tout le monde le sait, va ! Ce grand flandrin de bourrelier qui demeure en face, et qui ne fait pas d’autre métier que de boire et de bavarder, t’a suivie un beau matin. Il a vu M. André de Morand qui t’attendait au bord de la rivière, et qui est venu t’offrir son bras que tu as accepté tout de suite. Le lendemain et tous les jours de la semaine, le bourrelier t’a vu sortir à la même heure et rentrer tard dans le jour. Il n’était pas bien difficile de deviner où tu allais ; toute la ville l’a su au bout de deux jours. Alors on a dit : Voyez-vous cette petite effrontée qui veut se faire passer pour une sainte, qui fait semblant de ne pas oser regarder un homme en face, et qui court les champs avec un marjolet ! C’est une hypocrite, une prude ; il faut la démasquer.

— Et puis on a vu M. André se glisser par les petites rues et venir de ce côté-ci. Il est vrai que pour n’être pas trop remarqué, il sautait le fossé du potager de Mme Gaudon, et arrivait à ta porte par le derrière de la ville. Mais vraiment cela était bien malin ! Je l’ai vu plus de dix fois sauter ce fossé, et je savais bien qu’il n’allait pas faire la cour à Mme Gaudon qui a 90 ans. Cela me fendait le cœur. Je disais à ces demoiselles : Geneviève ne ferait-elle pas mieux de venir avec nous au bal, et de danser toute une nuit avec M. André, que de le faire entrer chez elle par-dessus les fossés ?

— Je vous remercie de cette remarque, Henriette ; mais n’auriez-vous pas pu la garder pour vous seule ou me l’adresser à moi-même, au lieu d’en faire part à quatre petites filles ?

— Crois-tu que j’eusse quelque chose à leur apprendre sur ton compte ? Allons donc ! quand il n’est question que de toi dans tout le département depuis deux mois ! Mais je vois que tout cela te fâche ; nous en reparlerons une autre fois. Tu es malade, mets-toi au lit.

— Non, dit Geneviève, je me sens mieux, et je vais me mettre à travailler. Je te remercie de ton zèle, Henriette ; je crois que tu as fait pour moi ce que tu as pu. Dorénavant, ne t’en inquiète plus. Je ne m’exposerai pas à être insultée ; et en vivant libre et tranquille chez moi, il me sera fort indifférent qu’on s’occupe au dehors de ce qui s’y passe.

— Tu as tort, Geneviève, tu as tort, je t’assure, de prendre la chose comme tu fais. Je t’en prie, écoute un bon conseil…

— Oui, ma chère, un autre jour, dit Geneviève, en l’embrassant d’un air un peu impérieux, pour lui faire comprendre qu’elle eut à se retirer. Henriette le comprit en effet et se retira assez piquée. Elle avait trop bon cœur pour renoncer à défendre ardemment Geneviève en toute rencontre ; mais elle était femme et grisette. Elle avait été souvent, comme elle le disait elle-même, victime de la calomnie, et elle ne se méfiait pas assez d’un certain plaisir involontaire, en voyant Geneviève, dont la gloire l’avait si long-temps éclipsée, tomber dans la même disgrâce aux yeux du public.

Geneviève, restée seule, s’aperçut que la franchise d’Henriette lui avait fait du bien. En élargissant la blessure de son orgueil, les reproches et les consolations de la couturière lui avaient inspiré un profond dédain pour les basses attaques dont elle était l’objet. Deux mois auparavant, Geneviève, heureuse surtout d’être ignorée et oubliée, n’eût pas aussi courageusement méprisé la sotte colère de ces oisifs. Mais depuis qu’une rapide éducation avait retrempé son esprit, elle sentait de jour en jour grandir sa force et sa fierté. Peut-être se glissait-il secrètement un peu de vanité dans la comparaison qu’elle faisait entre elle et toutes ces mesquines jalousies de province, où les plus importans étaient les plus sots, et où elle ne trouvait, à aucun étage, un esprit à la hauteur du sien. Mais ce sentiment involontaire de sa supériorité était bien pardonnable au milieu de l’effervescence d’un cerveau subitement éclairé du jour étincelant de la science. Geneviève gravissait si vite des hauteurs inaccessibles aux autres, qu’elle avait le vertige et ne voyait plus très clairement ce qui se passait au-dessous d’elle.

Elle se persuada que les clameurs d’une populace d’idiots ne monteraient pas jusqu’à elle, et qu’elle était invulnérable à de pareilles atteintes. Elle aurait eu raison, s’il y avait au ciel ou sur la terre une puissance équitable occupée de la défense des justes et de la répression des impudens ; mais elle se trompait, car les justes sont faibles et les impudens sont en nombre. Elle s’assit tranquillement auprès de la fenêtre et se mit à travailler. Le soleil couchant envoyait de si vives lueurs dans sa chambre, que tout prenait une couleur de pourpre : et les murailles blanches de son modeste atelier, et sa robe de guingamp, et les pâles feuilles de rose que ses petites mains étaient en train de découper. Cette riche lumière eut une influence soudaine sur ses idées. Geneviève avait toujours eu un vague sentiment de la poésie ; mais elle n’avait jamais aussi nettement aperçu le rapport qui unit les impressions de l’esprit et les beautés extérieures de la nature. Cette puissance se révéla soudainement à elle en cet instant. Une émotion délicieuse, une joie inconnue, succédèrent à ses ennuis. Tout en travaillant avec ardeur, elle s’éleva au-dessus d’elle-même et de toutes les choses réelles qui l’entouraient, pour vouer un culte enthousiaste au nouveau Dieu du nouvel univers déroulé devant elle : et tout en s’unissant à ce Dieu, dans un transport poétique, ses mains créèrent la fleur la plus parfaite qui fut jamais éclose dans son atelier.

Quand le soleil fut caché derrière les toits de briques et les massifs de noyers qui encadraient l’horizon, Geneviève posa son ouvrage et resta long-temps à contempler les tons orangés du ciel, et les lignes d’or pâle qui le traversaient. Elle sentit ses yeux humides et sa tête brûlante. Quand elle quitta sa chaise, elle éprouva de vives douleurs dans tous les membres et quelques frissons nerveux. Geneviève était d’une complexion extrêmement délicate : les émotions de la journée, la surprise, la colère, la fierté, l’enthousiasme, en se succédant avec rapidité, l’avaient brisée de fatigue. Elle s’aperçut qu’elle avait réellement la fièvre, et se mit au lit. Alors elle tomba dans les rêveries vagues d’un demi-sommeil, et perdit tout-à-fait le sentiment de la réalité.