André (RDDM)/02
Henriette, en quittant Geneviève, était allée, pour calmer son petit ressentiment, écouter un sermon du vicaire. Ce vicaire avait beaucoup de réputation dans le pays, et passait pour un jeune Bourdaloue, quoique le moindre vieux curé de hameau prêchât beaucoup plus sensément dans son langage rustique. Mais heureusement pour sa gloire, le vicaire de L…… avait fait divorce avec le naturel et la simplicité. Son accent théâtral, son débit ronflant, ses comparaisons ampoulées, et surtout la sûreté de sa mémoire, lui avaient valu un succès incontesté, non-seulement parmi les dévotes, mais encore parmi les femmes érudites de l’endroit. Quant aux auditeurs des basses classes, ils ne comprenaient absolument rien à son éloquence, mais ils admiraient sur la foi d’autrui.
Ce jour-là, le prédicateur, faute de sujet, prêcha sur la charité. Ce n’était pas un bon jour ; il y avait peu de beau monde. Il y eut peu de métaphores, et l’amplification fut négligée ; le sermon fut donc un peu plus intelligible que de coutume, et Henriette saisit quelques lieux communs qui furent débités d’ailleurs avec aplomb, d’une voix sonore et sans le moindre lapsus linguæ. On sait qu’en province le lapsus linguæ est l’écueil des orateurs, et qu’il leur importe peu de manquer absolument d’idées, pourvu que les mots abondent toujours et se succèdent sans hésitation.
Henriette fut donc émue et entraînée, d’autant plus que le sujet du sermon s’appliquait précisément à la situation de son cœur. Ce cœur n’avait rien de méchant, et donnait de continuels démentis à un caractère arrogant et jaloux. La pensée de Geneviève malheureuse et méconnue le remplit de regrets et de remords. Le sermon terminé, Henriette résolut d’aller trouver son amie, et de réparer, autant qu’il serait en elle, le chagrin que ses consolations, moitié affectueuses, moitié amères, avaient dû lui causer.
Elle prit à peine le temps de souper, et courut chez la jeune fleuriste. Elle frappa, on ne lui répondit pas. La clef avait été retirée ; elle crut que Geneviève était sortie ; mais au moment de s’en aller, une autre idée lui vint : elle pensa que Geneviève était enfermée avec son amant, et elle regarda à travers la serrure.
Mais elle ne vit qu’une chandelle qui achevait de se consumer dans l’âtre de la cheminée, et le profond silence qui régnait dans l’appartement lui fit pressentir la réalité. Elle poussa donc la porte avec une force un peu mâle, et la serrure, faible et usée, céda bientôt. Elle trouva Geneviève assez malade pour avoir à peine la force de lui répondre ; et tandis qu’elle se rendormait avec l’apathie que donne la fièvre, la bonne couturière se hâta d’aller chercher les couvertures de son propre lit pour l’envelopper. Ensuite elle alluma du feu, fit bouillir des herbes, acheta du sucre avec l’argent gagné dans sa journée, et s’installant auprès de son amie, lui prépara des tisanes de sa composition, auxquelles elle attribuait un pouvoir infaillible.
La nuit était tout-à-fait venue, et le coucou de la maison sonnait neuf heures, lorsque Henriette entendit ouvrir la première porte de l’appartement de Geneviève. La pénétration naturelle à son sexe lui fit deviner la personne qui s’approchait, et elle courut à sa rencontre, dans la grande salle vide qui servait d’antichambre à l’atelier de la fleuriste.
Le lecteur n’est sans doute pas moins pénétrant qu’Henriette, et comprend fort bien qu’André, n’ayant pas vu Geneviève de la journée, et rôdant depuis deux heures sous sa fenêtre sans qu’elle s’en aperçût, ne pouvait se décider à retourner chez lui sans avoir au moins échangé un mot avec elle. Quoique l’heure fût indue pour se présenter chez une grisette, il monta, et s’approchait presque aussi tremblant que le jour où il avait frappé pour la première fois à sa porte.
Il fut contrarié de rencontrer Henriette, mais il espéra qu’elle se retirait, et il la saluait en silence, lorsqu’elle le prit presque au collet, et l’entraînant au bout de la chambre : — Il faut que je vous parle, monsieur André, dit-elle vivement ; asseyons-nous. André céda tout interdit, et Henriette parla ainsi :
— D’abord il faut vous dire que Geneviève est malade, bien malade.
André devint pâle comme la mort.
— Oh ! cependant ne soyez pas effrayé, reprit Henriette ; je suis là, j’aurai soin d’elle, je ne la quitterai pas d’une minute ; elle ne manquera de rien.
— Je le crois, ma chère demoiselle, dit André éperdu, mais ne pourrais-je savoir… quelle est donc sa maladie ? Depuis quand ?… Je vais…
— Non pas, non pas, dit Henriette en le retenant ; elle dort dans ce moment-ci, et vous ne la verrez pas avant de m’avoir entendue. Ce sont des choses d’importance que j’ai à vous dire, monsieur André, il faut y faire attention.
— Au nom du ciel, parlez, mademoiselle, s’écria André.
— Eh bien ! reprit Henriette d’un ton solennel, il faut que vous sachiez que Geneviève est perdue.
— Perdue ! Juste ciel ! elle se meurt !…
André s’était levé brusquement, il retomba anéanti sur sa chaise.
— Non, non ! vous vous trompez, dit Henriette en le secouant, elle ne se meurt pas ; c’est sa réputation qui est morte, monsieur, et c’est vous qui l’avez tuée !
— Mademoiselle ! dit André vivement, que voulez-vous dire ? Est-ce une méchante plaisanterie ?
— Non, monsieur, répondit Henriette en prenant son air majestueux. Je ne plaisante pas. Vous faites la cour à Geneviève, et elle vous écoute. Ne dites pas non ; tout le monde le sait, et Geneviève en est convenue avec moi aujourd’hui.
André confondu garda le silence.
— Eh bien ! reprit Henriette avec chaleur, croyez-vous ne pas faire tort à une fille en venant tous les jours chez elle, en lui donnant des rendez-vous dans les prés ? Vous droguez jour et nuit autour de sa maison, soit pour entrer, soit pour vous donner l’air d’être reçu à toutes les heures.
— Qui a dit cette impertinence ? s’écria André ; qui a inventé cette fausseté ?
— C’est moi qui ai dit cette impertinence, répondit Henriette intrépidement, et je n’invente aucune fausseté. Je vous ai vu vingt fois traverser le jardin d’en face, et je sais que tous les jours vous passez deux ou trois heures dans la chambre de Geneviève.
— Eh bien ! que vous importe ? s’écria André, chez qui la timidité était souvent vaincue par une humeur irritable. De quel droit vous mêlez-vous de ce qui se passe entre Geneviève et moi ? Êtes-vous la mère ou la tutrice de l’un de nous ?
— Non, dit Henriette en élevant la voix, mais je suis l’amie de Geneviève, et je vous parle en son nom.
— En son nom ! dit André effrayé de l’emportement qu’il venait de montrer.
— Et au nom de son honneur qui est perdu, je vous le dis.
— Et vous avez tort d’oser le dire, répartit André en colère, car c’est un mensonge infâme.
Henriette, en colère à son tour, frappa du pied.
— Comment ! s’écria-t-elle, vous avez le front de dire que vous ne lui faites pas la cour, quand cette pauvre enfant est diffamée et montrée au doigt dans toute la ville, quand les demoiselles de la première société refusent de dîner sur l’herbe avec elle, et lui tournent le dos dès qu’elle ouvre la bouche ; quand tous les garçons crient qu’il faut l’insulter en public, qu’elle le mérite pour avoir trompé tout le monde et pour avoir méprisé ses égaux ?
— Qu’ils y viennent ! s’écria André transporté de colère.
— Ils y viendront ; et vous aurez beau monter la garde et en assommer une douzaine, Geneviève l’aura entendu, tout le monde autour d’elle l’aura répété, la blessure sera sans remède : elle aura reçu le coup de la mort.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria André en joignant les mains, que je suis malheureux ! Quoi ! Geneviève est désolée à ce point ! sa vie est en danger peut-être, et j’en suis la cause !
— Vous devez en avoir du regret, dit Henriette.
— Ah ! si tout mon sang pouvait racheter sa vie ! si le sacrifice de toutes mes espérances pouvait assurer son repos !…
— Eh bien ! eh bien ! dit Henriette d’un air profondément ému, si cela est vrai, de quoi vous affligez-vous ? qu’y a-t-il de désespéré ?
— Mais que faire ? dit André avec angoisse.
— Comment ! vous le demandez ? Aimez-vous Geneviève ?
— Peut-on en douter ? Je l’aime plus que ma vie !
— Êtes-vous un homme d’honneur ?
— Pourquoi cette question, mademoiselle ?
— Parce que si vous aimiez Geneviève, et si vous étiez un honnête homme, vous l’épouseriez.
André, éperdu, fit une grande exclamation, et regarda Henriette d’un air effaré.
— Eh bien ! s’écria-t-elle, voilà votre réponse ? C’est celle de tous les hommes. Monstres que vous êtes ! que Dieu vous confonde !
— Ma réponse ! dit André lui prenant la main avec force ; ai-je répondu ? puis-je répondre ? Geneviève consentirait-elle jamais à m’épouser ?
— Comment ! dit Henriette avec un éclat de rire, si elle consentirait ! Une fille dans sa position, et qui, sans cela, serait forcée de quitter le pays ?
— Oh ! non, jamais ! si cela dépend de moi, s’écria André éperdu de terreur et de joie. L’épouser ! moi, elle consentirait à m’épouser !
— Ah ! vous êtes un bon enfant, s’écria Henriette se jetant à son cou, transportée de joie et d’orgueil en voyant le succès de son entreprise. Ah ça ! mon bon monsieur André, votre père donnera-t-il son consentement ?
André pâlit et recula d’épouvante au seul nom de son père. Il resta silencieux et attéré jusqu’à ce qu’Henriette renouvelât sa question ; alors il répondit non d’un air sombre, et ils se regardèrent tous deux avec consternation, ne trouvant plus un mot à dire pour se rassurer mutuellement.
Enfin Henriette, ayant réfléchi, lui demanda quel âge il avait.
— Vingt-deux ans, répondit-il. — Eh bien ! vous êtes majeur ; vous pouvez vous passer de son consentement.
— Vous avez raison, dit-il, enchanté de cet expédient ; je m’en passerai ; j’épouserai Geneviève sans qu’il le sache.
— Oh ! dit Henriette en secouant la tête, il faut pourtant bien qu’il vous donne le moyen de payer vos habits de noces… Mais, j’y pense, n’avez-vous pas l’héritage de votre mère ?
— Sans doute, répondit-il, frappé d’admiration : j’ai droit à soixante mille francs.
— Diable ! s’écria Henriette, c’est une fortune. Oh ! ma bonne Geneviève ! oh ! mon cher André ! comme vous allez être heureux ! et comme je serai contente d’avoir arrangé votre mariage !
— Excellente fille ! s’écria André à son tour, sans vous, je ne me serais jamais avisé de tout cela, et je n’aurais jamais osé espérer un pareil sort. Mais êtes-vous sûre que Geneviève ne refusera pas ?
— Que vous êtes fou ! Est-ce possible ? quand elle est malade de chagrin ! Ah ! cette nouvelle-là va lui rendre la vie !
— Je crois rêver, dit André en baisant les mains d’Henriette : oh ! je ne pouvais pas me le persuader ; j’aurais trop craint de me tromper ; et pourtant elle m’écoutait avec tant de bonté ! elle prenait ses leçons avec tant d’ardeur ! Geneviève, que ton silence et le calme de tes grands yeux m’ont donné de craintes et d’espérances ! Fou et malheureux que j’étais ! je n’osais pas me jeter à ses pieds et lui demander son cœur : le croiriez-vous, Henriette ? depuis un an je meurs d’amour pour elle, et je ne savais pas encore si j’étais aimé ! C’est vous qui me l’apprenez, bonne Henriette ! Ah ! dites-le-moi, dites-le-moi encore !
— Belle question ! dit Henriette en riant : après qu’une fille a sacrifié sa réputation à monsieur, il demande si on l’aime ! Vous êtes trop modeste, ma foi ! et à la place de Geneviève… car vous êtes tout-à-fait gentil avec votre air tendre… Mais chut… la voilà qui s’éveille… Attendez-moi là.
— Eh ! pourquoi n’irais-je pas avec vous ? Je suis un peu médecin, moi ; je saurai ce qu’elle a, car je suis horriblement inquiet…
— Ma foi, écoutez, dit Henriette, j’ai envie de vous laisser ensemble : elle n’a pas d’autre mal que le chagrin ; quand vous lui aurez dit que vous voulez l’épouser, elle sera guérie. Je crois que cette parole-là vaudra mieux que toutes mes tisanes… Allez, allez, dépêchez-vous de la rassurer… Je m’en vais… je reviendrai savoir le résultat de la conversation.
— Oh ! pour Dieu, ne me laissez pas ainsi, dit André effrayé ; je n’oserai jamais me présenter devant elle maintenant, et lui dire ce qui m’amène, si vous ne l’avertissez pas un peu.
— Comme vous êtes timide ! dit Henriette étonnée : vraiment, voilà des amoureux bien avancés ! et c’est bien la peine de dire tant de mal de vous deux ! Les pauvres enfans ! Allons, je vais toujours voir comment va la malade.
Henriette entra dans la chambre de son amie ; André resta seul dans l’obscurité, le cœur bondissant de trouble et de joie.
La maladie de Geneviève n’était pas sérieuse : une irritation momentanée lui avait causé un assez violent accès de fièvre ; mais déjà son sang était calmé, sa tête libre, et il ne lui restait de cette crise qu’une grande fatigue, et un peu de faiblesse dans la mémoire.
Elle s’étonna de voir Henriette la soulever dans ses bras, l’accabler de questions, et lui présenter son infaillible tisane. Sa surprise augmenta lorsque Henriette, toujours disposée à l’amplification, lui parla de sa maladie, du danger qu’elle avait couru. — Eh ! mon Dieu, dit la jeune fille, depuis quand donc suis-je ainsi ?
— Depuis trois heures au moins, répondit Henriette.
— Ah ! oui ! reprit Geneviève en souriant : mais, rassure-toi, je ne suis pas encore perdue, j’ai la tête un peu lourde, l’estomac un peu faible, et voilà tout. Je crois que si je pouvais avoir un bouillon, je serais tout-à-fait sauvée.
— J’ai un bouillon tout prêt sur le feu ; le voici, dit Henriette en s’empressant autour du lit de Geneviève avec la satisfaction d’une personne contente d’elle-même. Mais j’ai quelque chose de mieux que cela : c’est une grande nouvelle à t’annoncer.
— Ah ! merci, ma chère enfant ; donne-moi ce bouillon, mais garde ta grande nouvelle ; j’en ai assez pour aujourd’hui : tout ce qui peut se passer dans cette jolie ville m’est indifférent ; je ne veux que les soins et ton amitié. Pas de nouvelles, je t’en prie.
— Tu es une ingrate, Geneviève : si tu savais de quoi il s’agit !… Mais je ne veux pas te désobéir, puisque tu me défends de parler. Je suppose aussi que tu aimeras mieux entendre cela de sa bouche que de la mienne.
— De sa bouche ? dit Geneviève en levant vers elle sa jolie tête pâle coiffée d’un bonnet de mousseline blanche ; de qui parles-tu ? Es-tu folle ce soir ? C’est toi qui as la fièvre, ma chère fille.
— Oh ! tu fais semblant de ne pas me comprendre, répondit Henriette ; cependant, quand je parle de lui, tu sais bien que ce n’est pas d’un autre. Allons, apprends la vérité : il attend que tu veuilles le recevoir ; il est là.
— Comment ! il est là ? Qui est là ? chez moi, à cette heure-ci ?
— M. André de Morand : est-ce que tu as oublié son nom pendant ta maladie ?
— Henriette, Henriette ! dit tristement Geneviève, je ne vous comprends pas ; vous êtes en même temps bonne et méchante : pourquoi cherchez-vous à me tourmenter ? Vous me trompez ; M. de Morand ne vient jamais chez moi le soir : il n’est pas ici.
— Il est ici, dans la chambre à côté. Je te le jure sur l’honneur, Geneviève.
— En ce cas, dis-lui, je t’en prie, que je suis malade, et que j’aurai le plaisir de le voir un autre jour.
— Oh ! cela est impossible ; il a quelque chose de trop important à te dire : il faut qu’il te parle tout de suite, et tu en seras bien aise. Je vais le faire entrer.
— Non, Henriette, je ne le veux pas. Ne voyez-vous pas que je suis couchée ? et trouvez-vous qu’il soit convenable à une fille de recevoir ainsi la visite d’un homme ? Il est impossible que M. de Morand ait quelque chose de si pressé à me dire.
— Cela est certain, pourtant. Si tu le renvoies, il en sera désespéré, et toi-même tu t’en repentiras.
— Cette journée est un rêve, dit Geneviève d’un ton mélancolique, et je dois me résigner à tomber de surprise en surprise. Reste près de moi, Henriette ; je vais m’habiller et recevoir M. de Morand.
— Tu es trop faible pour te lever, ma chère : quand on est malade, on peut bien causer en bonnet de nuit avec son futur mari : vas-tu faire la prude ?
— Je consens à passer pour une prude, dit Geneviève avec fermeté ; mais je veux me lever.
En peu d’instans elle fut habillée, et passa dans son atelier. Henriette la fit asseoir sur le seul fauteuil qui décorât ce modeste appartement, l’enveloppa de son propre manteau, lui mit un tabouret sous les pieds, l’embrassa, et appela André. Geneviève ne comprenait rien à ses manières étranges et à ses affectations de solennité. Elle fut encore plus surprise lorsque André entra d’un air timide et irrésolu, la regarda tendrement sans rien dire, et, poussé par Henriette, finit par tomber à genoux devant elle.
— Qu’est-ce donc ? dit Geneviève embarrassée ; de quoi me demandez-vous pardon, monsieur le marquis ? vous n’avez aucun tort envers moi.
— Je suis le plus coupable des hommes, répondit André en tâchant de prendre sa main qu’elle retira doucement, et le plus malheureux, ajouta-t-il, si vous me refusez la permission de réparer mes crimes.
— Quels crimes avez-vous commis ? dit Geneviève avec une douceur un peu froide. Henriette, je crains bien que vous n’ayez fait ici quelque folie, et importuné M. de Morand des ridicules histoires de ce matin : s’il en est ainsi…
— N’accusez pas Henriette, interrompit André ; c’est notre meilleure amie : elle m’a averti de ce que j’aurais dû prévoir et empêcher ; elle m’a appris les calomnies dont vous étiez l’objet, grace à mon imprudence ; elle m’a dit le chagrin auquel vous étiez livrée.
— Elle a menti, dit Geneviève avec un rire forcé ; je n’ai aucun chagrin, monsieur André, et je ne pense pas que, dans tout ceci, il y ait le moindre sujet d’affliction pour vous et pour moi…
— Ne l’écoutez pas, dit Henriette : voilà comme elle est, orgueilleuse au point de mourir de chagrin plutôt que d’en convenir ! Au reste, je vois que c’est ma présence qui la rend si froide avec vous : je m’en vais faire un tour, je reviendrai dans une heure, et j’espère qu’elle sera plus gentille avec moi. Au revoir, Geneviève la princesse. Tu es une méchante ; tu méconnais tes amis.
Elle sortit en faisant des signes d’intelligence à André. Geneviève fut choquée de son départ autant que de ses discours ; mais elle pensa qu’il y aurait de l’affectation à la retenir, puisque tous les jours elle recevait André tête à tête.
Quand ils furent seuls ensemble, André se sentit fort embarrassé. L’air étonné de Geneviève n’encourageait guère la déclaration qu’il avait à lui faire : enfin, il rassembla tout son courage, et lui offrit son cœur, son nom et sa petite fortune, en réparation du tort immense qu’il lui avait fait par ses assiduités.
Geneviève fut moins étonnée qu’elle ne l’eût été la veille d’une semblable ouverture : le caquet d’Henriette l’avait préparée à tout. Elle n’entendit pas sans plaisir les offres du jeune marquis. Elle avait conçu pour lui une affection véritable, une haute estime ; et quoiqu’elle n’eût jamais désiré lui inspirer un sentiment plus vif, elle était flattée d’une résolution qui annonçait un attachement sérieux. Mais elle pensa bientôt qu’André cédait à un excès de délicatesse dont il pourrait avoir à se repentir. Elle lui répondit donc, avec calme et sincérité, qu’elle ne se croyait pas assez peu de chose pour que son honneur fût à la disposition des sots et des bavards, que leurs propos ne l’atteignaient point, et qu’il n’avait pas plus à réparer sa conduite qu’elle à rougir de la sienne.
— Je le sais, lui répondit-il, mais souvenez-vous de ce que vous m’avez dit un jour. Vous êtes sans famille, sans protection ; les méchans peuvent vous nuire et rendre votre position insoutenable. Vous aviez raison, mademoiselle : vous voyez qu’on vous menace ; j’aurai beau me multiplier pour vous défendre, l’insulte n’en arrivera pas moins jusqu’à vous. Il suffit d’un mot pour que mon bras vous soit une égide, et vos ennemis réduits au silence. Ce mot fera en même temps le bonheur de ma vie ; si ce n’est par amitié pour moi, dites-le au moins par intérêt pour vous-même.
— Non, monsieur André, répondit doucement Geneviève en lui laissant prendre sa main, ce mot ne ferait pas le bonheur de votre vie ; au contraire, il vous rendrait peut-être éternellement malheureux. Je suis pauvre, sans naissance ; malgré vos soins, j’ai encore bien peu d’éducation ; je vous serais trop inférieure, et comme je suis orgueilleuse, je vous ferais peut-être souffrir beaucoup. D’ailleurs votre famille ferait sans doute des difficultés pour me recevoir, et je ne pourrais me résoudre à supporter ses dédains.
— Ô froide et cruelle Geneviève ! s’écria André, vous ne pourriez rien supporter pour moi, quand moi je traverserais l’univers pour contenter un de vos caprices, pour vous donner une fleur ou un oiseau. Ah ! vous ne m’aimez pas.
— Pourquoi me dites-vous cela ? répondit Geneviève ; avez-vous bien besoin de mon amitié ?
— Cœur de glace ! s’écria André ; vous m’avez parlé avec tant de confiance et de bonté, nous avons passé ensemble de si douces heures d’étude et d’épanchement, et vous n’aviez pas même de l’amitié pour moi !
— Vous savez bien le contraire, André, lui répondit Geneviève d’un ton ferme et franc, en lui tendant sa main qu’il couvrit de baisers, mais ne pouvez-vous croire à mon amitié sans m’épouser ? Si l’un de nous doit quelque chose à l’autre, c’est moi qui vous dois une vive reconnaissance pour vos leçons.
— Eh bien ! s’écria André, acquittez-vous avec moi, et soyez, généreuse ? acquittez-vous au centuple, soyez ma femme…
— C’est un prix bien sérieux, répondit-elle en souriant, pour des leçons de botanique et de géographie ! Je ne savais pas qu’en apprenant ces belles choses-là je m’engageais au mariage…
— Nous nous y engagions l’un et l’autre aux yeux du monde, dit André ; nous ne l’avions pas prévu, mais puisqu’on nous le rappelle, cédons, vous par raison, moi par amour.
Il prononça ce dernier mot si bas, que Geneviève l’entendit à peine.
— Je crains, lui dit-elle, que vous ne preniez un mouvement de loyauté romanesque pour un sentiment plus fort. Si nous étions du même rang, vous et moi, si notre mariage était une chose facile et avantageuse à tous deux, je vous dirais que je vous aime assez pour y consentir sans peine. Mais ce mariage sera traversé par mille obstacles. Il causera du scandale ou au moins de l’étonnement. Votre père s’y opposera peut-être, et je ne vois pas quelle raison assez forte nous avons l’un et l’autre pour braver tout cela. Une grande passion nous en donnerait et la force et la volonté ; mais il n’y a rien de tout cela entre nous, nous n’avons pas d’amour l’un pour l’autre.
— Juste ciel ! que dit-elle donc ? s’écria André au désespoir. Elle ne m’aime pas, et elle ne sait pas seulement que je l’aime !
— Pourquoi pleurez-vous ? lui dit Geneviève avec amitié. Je vous afflige donc beaucoup ? ce n’est pas mon intention.
— Et ce n’est pas votre faute non plus, Geneviève. Je suis malheureux de n’avoir pas senti plus tôt que vous ne m’aimiez pas ; je croyais que vous compreniez mon amour, et que vous en aviez quelque pitié, puisque vous ne me repoussiez pas.
— Est-ce un reproche, André ? hélas ! je ne le mérite pas. Il aurait fallu être vaine pour croire à votre amour ; vous ne m’en avez jamais parlé.
— Est-ce possible ? je ne vous ai jamais dit, jamais fait comprendre que je ne vivais que pour vous, que je n’avais que vous au monde ?
— Ce que vous dites est singulier, dit Geneviève après un instant d’émotion et de silence. Pourquoi m’aimez-vous tant ? comment ai-je pu le mériter ? qu’ai-je fait pour vous ?
— Vous m’avez fait vivre, répondit André ; ne m’en demandez pas davantage, mon cœur sait pourquoi il vous aime, mais ma bouche ne saurait pas vous l’expliquer ; et puis vous ne me comprendriez pas. Si vous m’aimiez, vous ne demanderiez pas pourquoi je vous aime ; vous le sauriez comme moi, sans pouvoir le dire.
Geneviève garda encore un instant le silence, ensuite elle lui dit :
— Il faut que je sois franche. Je vous l’avoue, dans les premiers jours vous étiez si ému en entrant ici, et vous paraissiez si affligé quand je vous priais de cesser vos visites, que je me suis presque imaginé une ou deux fois que vous étiez amoureux ; cela me faisait une espèce de chagrin et de peur. Les amours que je conçois m’ont toujours paru si malheureux ou si coupables, que je craignais d’inspirer une passion trop frivole ou trop sérieuse. J’ai voulu vous fuir et me défendre de vos leçons. Mais l’envie d’apprendre a été plus forte que moi, et…
— Quel aveu cruel vous me faites, Geneviève ! C’est à votre amour pour l’étude que je dois le bonheur de vous avoir vue pendant ces deux mois ! Et moi je n’y étais donc pour rien !…
— Laissez-moi achever, lui dit Geneviève en rougissant, comment voulez-vous que je réponde à cela ? je vous connaissais si peu ; … à présent c’est différent. Je regretterais le maître autant que la leçon…
— Autant ? pas davantage ? Ah ! vous n’aimez que la science, Geneviève ; vous avez une intelligence avide, un cœur bien calme…
— Mais non pas froid, lui dit-elle ; je ne mérite pas ce reproche-là. Que vous disais-je donc ?
— Que vous aviez presque deviné mon amour dans les commencemens, et qu’ensuite…
— Ensuite, je vous revis tout changé, vous aviez l’air grave ; vous causiez tranquillement, et si vous vous attendrissiez, c’était en m’expliquant la grandeur de Dieu et la beauté de la terre ; alors je me rassurai. J’attribuai vos anciennes manières à la timidité ou à quelques idées de roman, qui s’étaient effacées à mesure que vous m’aviez mieux connue.
— Et vous vous êtes trompée, dit André : plus je vous ai vue, plus je vous ai aimée. Si j’étais calme, c’est que j’étais heureux, c’est que je vous voyais tous les jours et que tous les jours je comptais sur un heureux lendemain, c’est que les seuls beaux momens de ma vie sont ceux que j’ai passés ici et aux Prés-Girault. Ah ! vous ne savez pas depuis combien de temps je vous aime, et combien, sans cet amour, je serais resté malheureux.
Alors André, encouragé par le regard doux et attentif de Geneviève, lui raconta les ennuis de sa jeunesse, lui peignit la situation de son esprit et de son cœur avant le jour où il l’avait vue pour la première fois au bord de la rivière. Il lui raconta aussi l’amour qu’il avait eu pour elle depuis ce jour-là, et Geneviève n’y comprit rien.
— Comment cela peut-il se passer dans la tête d’une personne raisonnable ? lui dit-elle. J’ai souvent entendu lire à Paris, dans notre atelier, des passages de roman qui ressemblaient à cela. Mais je croyais que les livres avaient seuls le privilége de nous amuser avec de semblables folies.
— Ah ! Geneviève, lui dit André tristement, il y a dans votre ame une étincelle encore enfouie. Vous avez la candeur d’un enfant, et ce qu’il y a de plus cruel et de plus doux dans la vie, vous l’ignorez ! Ce qu’il y a de plus beau en vous-même, rien ne vous l’a encore révélé. C’est que vous n’avez pas encore entendu une voix assez pure pour vous charmer et vous convaincre ; c’est que l’amour n’a parlé devant vous qu’une langue grossière ou puérile. Oh ! qu’il serait heureux celui qui vous ferait comprendre ce que c’est qu’aimer ! Si vous l’écoutiez, Geneviève, s’il pouvait vous initier à ces grands secrets de l’ame, comme à une merveille de plus dans les œuvres du Tout-Puissant, il vous le dirait à genoux, et il mourrait de bonheur le jour où vous lui diriez : « J’ai compris. »
Geneviève regarda André en silence, comme le jour où il lui avait parlé pour la première fois des étoiles et de la pluralité des mondes : elle pressentait encore un monde nouveau, et elle cherchait à le deviner avant d’y engager son cœur. André vit sa curiosité, et il espéra.
— Laissez-moi vous expliquer encore ce mystère. Je n’oserai guère parler moi-même, je serais trop au-dessous de mon sujet ; mais je vous lirai les poètes qui ont su le mieux ce que c’est que l’amour ; et si vous m’interrogez, mon cœur essaiera de vous répondre.
— El pendant ce temps, lui dit Geneviève en souriant, les médisans se tairont ! on les priera d’attendre, pour recommencer leurs injures, que j’aie appris ce que c’est que l’amour, et que je puisse leur dire si je vous aime ou non !
— Non, Geneviève, on leur dira dès demain que je vous adore ; que vous avez un peu d’amitié pour moi ; que je demande à vous épouser, et que vous y consentez
— Mais si l’amour ne me vient pas ? dit Geneviève.
— Alors vous ferez un mariage de raison, et je mettrai tous mes soins à vous assurer le bonheur calme que vous craignez de perdre en aimant.
— Oh ! André, vous êtes bon ! dit Geneviève en serrant doucement les mains brûlantes d’André ; mais je vous crains sans savoir pourquoi. Je ne sais si c’est moi qui suis trop indifférente, ou vous qui êtes trop passionné : j’ai peur de mon ignorance même, et ne sais quel parti prendre.
— Celui que vous dictera votre cœur : n’avez-vous pas seulement un peu de compassion ?
— Mon cœur me conseille de vous écouter, répondit Geneviève avec abandon : voilà ce qu’il y a de vrai.
André baisait encore ses mains avec transport lorsque Henriette rentra.
— Eh bien ! s’écria-t-elle en voyant la joie de l’un et la sérénité de l’autre, tout est arrangé : à quand la noce ?
— C’est Geneviève qui fixera le jour, répondit André. Vous pouvez, ma chère Henriette, le dire demain dans toute la ville.
— Oh ! s’il ne s’agit que de cela, soyez en paix. Il n’est pas minuit : demain, avant midi, il n’y aura pas une mauvaise langue qui ne soit mise à la raison. Oh ! quelle joie ! quelle bonne nouvelle pour ceux qui t’aiment ! car tu as encore des amis, ma bonne Geneviève ! M. Joseph, qui ne t’aimait pas beaucoup autrefois, il faut l’avouer, se conduit comme un ange maintenant à ton égard ; il ne souffre pas qu’on dise un mot de travers devant lui sur ton compte ; et c’est un gaillard… Qu’est-ce que je dis donc ? c’est un brave jeune homme, qui sait se faire écouter quand il parle.
— C’est par amitié pour M. André qu’il agit ainsi, dit Geneviève ; je ne l’en remercie pas moins : tu le lui diras de ma part, car je suppose que tu lui parles quelquefois, Henriette ?
— Ah ! des malices ? Comment ! tu t’en mêles aussi, Geneviève ? Il n’y a plus d’enfans ! Il faut bien te passer cela, puisque te voilà bientôt marquise.
— Ne te presse pas tant de me faire ton compliment, ma chère, et ne publie pas si vite cette belle nouvelle ; c’est encore une plaisanterie, et nous ne savons pas si nous ne ferons pas mieux, M. André et moi, de rester amis comme nous sommes.
— Qu’est-ce qu’elle dit là ? s’écria Henriette ; est-ce que vous vous jouez de nous, monsieur le marquis ? est-ce que ce n’était pas sérieusement que vous parliez ?
Elle était au moment de lui faire une scène ; mais il la rassura, et lui dit qu’il espérait vaincre les hésitations de Geneviève ; il la pria même de l’aider, et Henriette, en se rengorgeant, répondit de tout. N’ai-je pas déjà bien avancé vos affaires ? dit-elle : sans moi, cette petite sucrée que voilà aurait toujours fait semblant de ne pas vous comprendre, et vous seriez encore là à vous morfondre sans oser parler.
Les plaisanteries d’Henriette embarrassaient Geneviève ; elle se plaignit d’être un peu fatiguée, refusa les offres de sa compagne qui voulait passer la nuit auprès d’elle, l’embrassa tendrement, et toucha légèrement la main d’André, en signe d’adieu.
— Comment ! c’est comme cela que vous vous séparez ? s’écria Henriette ; un jour de fiançailles ! Par exemple ! Vous ne vous aimez donc pas ?
— Qu’est-ce qu’elle veut dire ? demanda André à Geneviève, en s’efforçant de prendre de l’assurance, mais en tremblant malgré lui.
— Eh ! vraiment, on s’embrasse ! dit Henriette. De beaux amoureux, qui ne savent pas seulement cela !
— Si l’usage l’ordonne, dit André avec émotion, est-ce que vous n’y consentirez pas, mademoiselle ?
— Mais savez-vous, dit Geneviève gaiement, qu’Henriette ira le dire demain dans toute la ville !
— Raison de plus, dit André un peu rassuré ; ce sera un engagement que vous aurez signé, et qui donnera plus de poids à la nouvelle de notre mariage.
— Oh ! en ce cas, je refuse, dit-elle ; je ne veux rien signer encore.
— Eh bien ! par amitié, reprit André, qui déjà la tenait dans ses bras, comme vous avez embrassé Henriette tout-à-l’heure.
— Par amitié seulement, répondit Geneviève en se laissant embrasser.
André fut si troublé de ce baiser, qu’il comprit à peine ensuite comment il était sorti de la chambre. Il se trouva dans la rue avec Henriette sans savoir ce qu’était devenu l’escalier. Cependant, lorsqu’il se rappela plus tard cet instant d’enivrement, il s’y mêla un souvenir pénible. Geneviève avait un peu rougi, par pudeur ; mais son regard était resté serein, sa main fraîche, et son cœur n’avait pas tressailli. C’est ma Galatée, se disait-il, mais elle ne s’est animée que pour regarder les cieux. Descendra-t-elle de son piédestal, et voudra-t-elle poser ses pieds sur la terre auprès de moi ?
Cependant l’espérance, qui ne manque jamais à la jeunesse, le consola bientôt. Geneviève, avec un si noble esprit, ne pouvait pas avoir un cœur insensible ; cette tranquillité d’ame tenait à la chasteté exquise de ses pensées, à ses habitudes solitaires et recueillies. Il avait déjà vu se réaliser un de ses plus beaux rêves : il était le conseil et la lumière de cette sainte ignorance ; maintenant un vœu plus enivrant lui restait à accomplir, c’était de se placer entre elle et la divinité universelle qu’il lui avait fait connaître. Il fallait cesser d’être le prêtre et devenir le dieu lui-même. L’enthousiasme d’André, les palpitations de son cœur allaient au-devant d’un pareil triomphe, et son ame, avide d’émotions tendres, ne pouvait pas croire à l’inertie d’une autre ame.
De son côté, Geneviève ressentait un peu d’effroi. Les paroles d’André, ses caresses timides, son accent passionné, lui avaient causé une sorte de trouble ; et quoiqu’elle désirât presque éprouver les mêmes émotions, elle avait, par instant, comme une certaine méfiance de cette exaltation dont elle n’avait jamais conçu l’idée, et dont elle craignait de n’être pas capable.
Cependant il est si doux de se sentir aimé, que Geneviève s’abandonna sans peine à ce bien-être nouveau : elle s’habitua à penser qu’elle n’était plus seule au monde ; qu’une autre ame sympathisait à toute heure avec la sienne, et que désormais elle ne porterait plus seule le poids des ennuis et des maux de la vie. Elle fit ces réflexions en s’habillant le lendemain ; et en comparant cette matinée à la journée précédente, elle s’avoua qu’il lui avait fallu un certain courage pour supporter les soucis de la veille, et que cette nouvelle journée s’annonçait douce et calme sous la protection d’un cœur dévoué. Après tout, se dit-elle, André est sincère ; s’il s’exagère à lui-même aujourd’hui l’amour qu’il a pour moi, du moins il lui restera toujours assez d’honnêteté dans le cœur pour me garder son amitié. Je ne cesserai pas de la mériter : pourquoi me l’ôterait-il ? Et puis, que sais-je ? pourquoi refuserais-je de croire aux belles paroles qu’il me dit ? Il en sait bien plus que moi sur toutes choses, et il doit mieux juger que moi de l’avenir.
En se parlant ainsi à elle-même, et tout en se coiffant devant une petite glace, elle regardait ses traits avec curiosité, et prit même son miroir pour l’approcher de la fenêtre : là elle contempla de près ses joues fines et transparentes comme le tissu d’une fleur, et elle s’aperçut qu’elle était jolie. Quelquefois je l’avais cru, pensa-t-elle, mais je ne savais pas si c’était de la jeunesse ou de la beauté. Cependant pour qu’André, après m’avoir vue un instant, soit resté amoureux de moi tout un an, il faut bien que j’aie quelque chose de plus que la fraîcheur de mon âge. André aussi a une jolie figure : comme il avait de beaux yeux hier soir ! et comme ses mains sont blanches ! comme il parle bien ! quelle différence entre lui et Joseph, et tous les autres !
Elle resta long-temps pensive devant sa glace, oubliant de relever ses cheveux épars ; ses joues étaient animées, et un sourire charmant l’embellissait encore. Elle s’était levée tard, et la matinée était avancée. André entra dans la première pièce sans qu’elle l’entendît, et elle s’aperçut tout à coup qu’il était passé dans l’atelier : il avait toussé pour l’appeler.
Alors elle se leva si précipitamment, qu’elle fit tomber son miroir, et poussa un cri. André, effrayé du bruit que fit la glace en se brisant, et surtout du cri échappé à Geneviève, crut qu’elle se trouvait mal, et s’élança dans sa chambre. Il la trouva debout, vêtue de sa robe blanche, et toute couverte de ses longs cheveux noirs. Le premier mouvement de Geneviève fut de rire, en voyant la terreur d’André pour une si faible cause ; mais bientôt elle fut toute confuse de la manière dont il la regardait. Il ne l’avait jamais vue si jolie. Le bonnet qu’elle portait toujours, comme les grisettes de L……, avait empêché André de savoir si sa chevelure était belle : en découvrant cette nouvelle perfection, il resta naïvement émerveillé, et Geneviève devint toute rouge sous les longs cheveux fins et lisses qui tombaient le long de ses joues.
— Allez-vous-en, lui dit-elle, et, pendant que je vais me coiffer, cherchez dans l’atelier une rose que j’ai faite hier soir. La nuit est venue, et la fièvre m’a prise comme je l’achevais ; je ne sais où je l’aurai laissée : vous l’avez peut-être écrasée sous vos pieds, dans vos conférences avec Henriette.
— Dieu m’en préserve ! dit André ; et, obéissant à regret, il chercha sur la table de l’atelier. La précieuse rose y était négligemment couchée au milieu des outils qui avaient servi à la créer. André fit un grand cri, et Geneviève épouvantée s’élança à son tour dans l’atelier, avec ses cheveux toujours dénoués : elle trouva André qui tenait la rose entre deux doigts et la contemplait dans une sorte d’extase.
— Ah ça ! vous avez voulu me rendre la pareille, lui dit-elle ; à quel jeu jouons-nous ?
— Geneviève, Geneviève ! répondit-il, voici un chef-d’œuvre ! à quelle heure, et sous l’influence de quelle pensée avez-vous fait cette rose du Bengale ? Quel sylphe a chanté pendant que vous y travailliez ? Quel rayon du soleil en a coloré les feuilles ?
— Je ne sais pas ce que c’est qu’un sylphe, répondit Geneviève ; mais il y avait dans ma chambre un rayon de soleil qui me brûlait les yeux, et qui, je crois, m’a donné la fièvre. Je ne sais pas comment j’ai pu travailler et penser à tant de choses en même temps. Voyons donc cette rose, je ne vois pas comment elle est.
— C’est une chose aussi belle dans son genre, répondit André, que l’œuvre d’un grand maître : c’est la nature rendue dans toute sa vérité et dans toute sa poésie. Quelle grace dans ces pétales mous et pâles ! Quelle finesse dans l’intérieur de ce calice ! Quelle souplesse dans tout ce travail ! Quelles étoffes merveilleuses employez-vous donc pour cela, Geneviève ? certainement les fées s’en mêlent un peu !
— Les demoiselles de la ville me font présent de leurs plus fins mouchoirs de baptiste, quand ils sont usés ; et avec de la gomme et de la teinture…
— Je ne veux pas savoir comment vous faites, ne me le dites pas, mais donnez-moi cette rose, et ne mettez pas votre bonnet.
— Vous êtes fou aujourd’hui ! Prenez cette rose : c’est en effet la meilleure que j’aie faite ; je ne pensais pas à vous en la faisant.
André la regarda d’un air boudeur, et vit sur sa figure une petite grimace moqueuse ; il courut après elle, et la saisit au moment où elle lui jetait la porte au nez. Quand il la tint dans ses bras, il fut fort embarrassé, car il n’osait ni l’embrasser, ni la laisser aller. Il vit sur son épaule ses beaux cheveux qu’il baisa.
— Quel être singulier ! dit Geneviève en rougissant : est-ce qu’on a jamais baisé des cheveux ?
On pense bien qu’André, dans ses nouvelles leçons, ne s’en tint pas à la seule science. Ses regards, l’émotion de sa voix, sa main tremblante en effleurant celle de Geneviève, disaient plus que ses paroles ; peu à peu Geneviève comprit ce langage, et les battemens de son cœur y répondirent en secret. Après lui avoir révélé les lois de l’univers et l’histoire des mondes, il voulut l’initier à la poésie, et par la lecture des plus belles pages, sut la préparer à comprendre Goëthe, son poète favori. Cette éducation fut encore plus rapide que la précédente. Geneviève saisissait à merveille tous les côtés poétiques de la vie. Elle dévorait avec ardeur les livres qu’André prenait pour elle, dans la petite bibliothèque de M. Forez. Elle se relevait souvent la nuit pour y rêver en regardant le ciel. Elle appliquait à son amour et à celui d’André les plus belles pensées de ses poètes chéris ; et cette affection, d’abord paisible et douce, se revêtit bientôt d’un éclat inconnu. Geneviève s’éleva jusqu’à son amant ; mais cette égalité ne fut pas de longue durée. Plus neuve encore et plus forte d’esprit, elle le dépassa bientôt. Elle apprit moins de choses, mais elle lui prouva qu’elle sentait plus vivement que lui ce qu’elle savait ; et André fut pénétré d’admiration et de reconnaissance : il se sentit heureux, bien au-delà de ses espérances. Il vit naître l’enthousiasme dans cette ame virginale, et reçut dans son sein les premiers épanchemens de cet amour qu’il lui avait appris.
Cependant Henriette avait été colporter en tous lieux la nouvelle du prochain mariage d’André avec Geneviève. Le premier à qui elle en fit part fut Joseph Marteau, et, au grand étonnement de la couturière, celui-ci fit une exclamation de surprise où n’entrait pas le moindre signe de joie ou d’approbation.
— Comment ! cela ne vous fait pas plaisir ? dit Henriette ; vous ne me remerciez pas d’avoir réussi à marier votre ami avec la plus jolie et la plus aimable fille du pays ?
Joseph secoua la tête. — Cela me paraît, dit-il, la chose la plus folle que vous ayez pu inventer. Quelle diable d’idée avez-vous eue là ?
— Fi ! monsieur, je ne comprends pas l’indifférence que vous y mettez.
— Cela ne m’est pas indifférent, répondit Joseph. J’en suis fort contrarié, au contraire.
— Êtes-vous fou aujourd’hui ? s’écria Henriette. Ne vous ai-je pas entendu, hier encore, dire que vous n’estimiez réellement Geneviève que depuis qu’elle aimait M. André ? N’avez-vous pas travaillé vous-même à rendre M. André amoureux d’elle ? Qui est cause de leur première entrevue ? Est-ce vous ou moi ? Ne m’avez-vous pas priée d’amener Geneviève chez vous, pour que M. André pût la voir ?…
— Mais non pas l’épouser ! reprit Joseph avec une franchise un peu brusque.
— Oh ! quelle horreur ! s’écria Henriette ; je vous comprends maintenant, monsieur ; vous êtes un scélérat, et je ne vous reparlerai de ma vie. Juste Dieu ! séduire une fille et l’abandonner, cela vous paraîtrait naturel et juste ; mais l’épouser quand on l’a perdue de réputation, vous appelez cela une diable d’idée, une invention folle !… Ah ! je vois le danger où je m’exposais en souffrant vos galanteries ; mais, Dieu merci, il est encore temps de m’en préserver. Pauvres filles que nous sommes ! c’est ainsi qu’on abuse de notre candeur et de notre crédulité ! Vous n’abuserez pas ainsi de moi, monsieur Joseph ; adieu, adieu, pour toujours !
Et Henriette s’enfuit furieuse et désespérée. Joseph se promit de l’apaiser une autre fois, et il chercha André. Mais, pendant bien des jours, André fut introuvable. Il passait le temps où il était forcé de quitter Geneviève, à courir les prés comme un fou, et à pleurer d’amour et de joie à l’ombre de tous les buissons. Enfin Joseph le joignit un matin, comme il allait franchir la porte de sa bien-aimée, et, à son grand déplaisir, il l’entraîna dans le jardin voisin.
— Ah ça ! lui dit-il, es-tu fou ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Dois-je en croire les bavardages d’Henriette et ceux de toute la ville ? As-tu l’intention sérieuse d’épouser Geneviève ?
— Certainement, répondit André avec candeur. Quelle question me fais-tu là ?
— Allons, dit Joseph, c’est une folie de jeune homme, à ce que je vois ; mais heureusement il est encore temps d’y songer. As-tu réfléchi un peu, mon cher André ? sais-tu quel âge tu as ? connais-tu ton père ? Espères-tu lui faire accepter une grisette pour belle-fille ? Crois-tu que tu auras seulement le courage de lui en parler ?
— Je n’en sais rien, répondit André un peu troublé de cette dernière question ; mais je sais que j’ai droit à un petit héritage de ma mère, et que cela suffira pour m’enrichir, au-delà de mes besoins et de ceux de Geneviève.
— Idée de roman, mon cher ! On peut vivre avec moins ; mais quand on a vécu dans une certaine aisance, il est dur de se voir réduit au nécessaire. Songes-tu que ton père est jeune encore ? qu’il peut se remarier, avoir d’autres enfans, te déshériter ? Songes-tu que tu auras des enfans toi-même, que tu n’as pas d’état, que tu n’auras pas de quoi les élever convenablement, et que la misère te tombera sur le corps, à mesure que l’amour te sortira du cœur ?
— Jamais il n’en sortira ! s’écria André ; il me donnera le courage de supporter toutes les privations, toutes les souffrances…
— Bah ! bah ! reprit Joseph ; tu ne sais pas de quoi tu parles : tu n’as jamais souffert, jamais jeûné.
— Je l’apprendrai, s’il le faut.
— Et Geneviève l’apprendra aussi ?
— Je travaillerai pour elle.
— À quoi ? Fais-moi le plaisir de me dire à quelle profession tu es propre ! As-tu fait ton droit ? As-tu étudié la médecine ? Pourrais-tu être professeur de mathématiques ? Saurais-tu au moins faire des bottes, ou même tracer un sillon droit avec la charrue ?
— Je ne sais rien d’utile, je l’avoue, répartit André. Je n’ai vécu jusqu’ici que de lectures et de rêveries. Je ne suis pas assez fort pour exercer un métier ; mais le peu que je sais, avec le peu que je possède, pourra me mettre à l’abri du besoin.
— Essaies-en, et tu verras…
— Je compte en essayer.
Joseph frappa du pied avec chagrin.
— Et c’est moi qui t’ai mis cette sottise d’amour en tête, s’écria-t-il, je ne me le pardonnerai jamais ! Pouvais-je penser que tu prendrais au sérieux la première occasion de plaisir offerte à ta jeunesse ?
— J’étais donc un lâche et un misérable à tes yeux ? Tu croyais que je consentirais à voir diffamer Geneviève, sans prendre sa défense, et sans réparer le mal que je lui aurais fait !
— On n’est pas un lâche et un misérable pour cela, dit Joseph en haussant les épaules ; je ne crois être ni l’un ni l’autre, et pourtant je fais la cour à Henriette : tout le monde le sait, et je la laisse tant qu’elle veut se bercer de l’espoir d’être un jour madame Marteau. Je veux être son amant, et voilà tout.
— Vous pouvez parler d’Henriette avec légèreté ; quoique je n’approuve pas le mensonge, je vous trouve excusable jusqu’à un certain point. Mais établissez-vous la moindre comparaison entre elle et Geneviève ?
— Pas la moindre : j’aime Henriette à la folie, et il n’y a pas un cheveu de Geneviève qui me tente ; je n’entends rien à ces sortes de femmes. Mais je comprends ta situation. Tu es le premier amant de Geneviève, et tu lui dois plus qu’à toute autre ; rassure-toi cependant : tu ne seras pas le dernier, et il n’y a pas de fille inconsolable.
— Je ne connais pas les autres filles, et vous ne connaissez pas Geneviève. Nous ne pouvons pas raisonner ensemble là-dessus ; agis avec Henriette comme tu voudras, je me conduirai avec Geneviève comme Dieu m’ordonne de le faire.
Joseph s’épuisa en remontrances sans ébranler la résolution de son ami ; il le quitta pour aller faire la paix avec Henriette, et se consola de l’imprudence d’André, en se disant tout bas : Heureusement ce n’est pas encore fait ; la grosse voix du marquis n’a pas encore parlé.
Cet évènement ne se fit pas long-temps attendre. Des amis officieux eurent bientôt informé M. de Morand de la passion de son fils pour une grisette. Malgré sa haine pour cette espèce de femmes, il s’en inquiéta peu d’abord. Il fut même content, jusqu’à un certain point, de voir André renoncer à ses rêves d’expatriation. Mais quand on lui eut répété plusieurs fois que son fils avait manifesté l’intention sérieuse d’épouser Geneviève, quoiqu’il lui fût encore impossible de le croire, il commença à se sentir mécontent de cette espèce de bravade, et résolut d’y mettre fin sur-le-champ. Un matin donc, au moment où André franchissait, joyeux et léger, le seuil de sa maison, pour aller trouver Geneviève, une main vigoureuse saisit la bride de son petit cheval, et le fit même reculer. Comme il faisait à peine jour, André ne reconnut pas son père au premier coup d’œil, et, pour la première fois de sa vie, il se mit à jurer contre l’insolent qui l’arrêtait.
— Doucement, monsieur, répondit le marquis ; vous me semblez bien mal appris pour un bel esprit comme vous êtes. Faites-moi le plaisir de descendre de cheval et d’ôter votre chapeau devant votre père.
André obéit, et quand il eut mis pied à terre, le marquis lui ordonna de renvoyer son cheval à l’écurie.
— Faut-il le débrider ? demanda le palefrenier.
— Non, dit André, qui espérait être libre au bout d’un instant.
— Il faut le débrider, cria le marquis d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.
André se sentit gagner par le froid de la peur, il suivit son père jusqu’à sa chambre.
— Où alliez-vous ? lui dit celui-ci en s’asseyant lourdement sur son grand fauteuil de toile d’Orange.
— À L……, répondit André timidement.
— Chez qui ?
— Chez Joseph, répondit André après un peu d’hésitation.
— Où allez-vous tous les matins ?
— Chez Joseph.
— Où passez-vous toutes les après-midi ?
— À la chasse.
— D’où venez-vous si tard tous les soirs ? de chez Joseph et de la chasse, n’est-ce pas ?
— Oui, mon père.
— Avec votre permission, monsieur le savant, vous en avez menti. Vous n’allez ni chez Joseph, ni à la chasse. Auriez-vous en votre possession quelque beau livre écrit sur l’art de mentir ? Faites-moi le plaisir d’aller l’étudier dans votre chambre, afin de vous en acquitter un peu mieux à l’avenir. M’entendez-vous ?
André, révolté de se voir traité comme un enfant, hésita, rougit, pâlit et obéit. Son père le suivit, l’enferma à double tour, mit la clé dans sa poche et s’en fut à la chasse.
André, furieux et désolé, maudit mille fois son sort, et finit par sauter par la fenêtre. Il s’en alla passer une heure aux pieds de Geneviève. Mais, dans la crainte de l’effrayer de la dureté de son père, il lui cacha son aventure, et lui donna, pour raison de sa courte visite, une prétendue indisposition du marquis.
Le marquis fit bonne chasse, oublia son prisonnier, et rentra assez tard pour lui laisser le temps de rentrer le premier. Lorsqu’il le retrouva sous les verroux, il se sentit fort apaisé, et l’emmena souper assez amicalement avec lui, croyant avoir remporté une grande victoire, et signalé sa puissance par un acte éclatant. André, de son côté, ne montra guère de rancune ; il croyait avoir échappé à la tyrannie, et s’applaudissait de sa rébellion secrète comme d’une résistance intrépide. Ils se réconcilièrent en se trompant l’un l’autre et en se trompant eux-mêmes, l’un se flattant d’avoir subjugué, l’autre s’imaginant avoir désobéi.
Le lendemain, André s’éveilla long-temps avant le jour, et, se croyant libre, il allait reprendre la route de L…, quand son père parut comme la veille, un peu moins menaçant seulement.
— Je ne veux pas que tu ailles à la ville aujourd’hui, lui dit-il ; j’ai découvert un taillis tout plein de bécasses. Il faut que tu viennes avec moi en tuer cinq ou six.
— Vous êtes bien bon, mon père, répondit André ; mais j’ai promis à Joseph d’aller déjeuner avec lui…
— Tu déjeunes avec lui tous les jours, répondit le marquis d’un ton calme et ferme. Il se passera fort bien de toi pour aujourd’hui. Va prendre ton fusil et ta carnassière.
Il fallut encore qu’André se résignât. Son père le tint à la chasse toute la journée, lui fit faire dix lieues à pied, et l’écrasa tellement de fatigue, qu’il eut une courbature le lendemain, et que le marquis eut un prétexte excellent pour lui défendre de sortir. Le jour suivant, il l’emmena dans sa chambre, et, ouvrant les livres de ses domaines sur une table, il le força de faire des additions jusqu’à l’heure du dîner. Vers le soir, André espérait être libre : son père le mena voir tondre des moutons.
Le quatrième jour, Geneviève, ne pouvant résister à son inquiétude, lui écrivit quelques lignes, les confia à un enfant de son voisinage, et le chargea d’aller les lui remettre. Le message arriva à bon port, quoique Geneviève, ne prévoyant pas la situation de son amant, n’eût pris aucune précaution contre la surveillance du marquis. Le hasard protégea le petit page aux pieds nus de Geneviève, et André lut ces mots, qui le transportèrent d’amour et de douleur :
« Ou votre père est dangereusement malade, ou vous l’êtes vous-même, mon ami. Je m’arrête à cette dernière supposition avec raison et avec désespoir. Si vous étiez bien portant, vous m’écririez pour me donner des nouvelles de votre père, et pour m’expliquer les motifs de votre absence. Vous êtes donc bien mal, puisque vous n’avez pas la force de penser à moi et de m’épargner les tourmens que j’endure ! Oh ! André ! quatre jours sans te voir, à présent c’est impossible à supporter sans mourir ! »
André sentit renaître son courage. Il viola sans hésitation la consigne de son père, et courut à travers champs jusqu’à la ville. Il arriva plus fatigué par les terres labourées, les haies et les fossés qu’il avait franchis, qu’il ne l’eut été par le plus long chemin. Poudreux et haletant, il se jeta aux pieds de Geneviève et lui demanda pardon en la serrant contre son cœur.
— Pardonne-moi, pardonne-moi, lui disait-il, oh ! pardonne-moi de t’avoir fait souffrir.
— Je n’ai rien à vous pardonner, André, lui répondit-elle ; quels torts pourriez-vous avoir envers moi ? Je ne vous accuse pas, je ne vous interroge même pas. Comment pourrais-je supposer qu’il y a de votre faute dans ceci ? Je vous vois, et je remercie Dieu.
Cette sainte confiance donna de véritables remords à André. Il savait bien qu’avec un peu plus de courage, il aurait pu s’échapper plus tôt, mais il n’osait avouer ni son asservissement ni la tyrannie de son père. Déclarer à Geneviève les traverses qu’elle avait à essuyer pour devenir sa femme, était au-dessus de ses forces. Bien des jours se passèrent sans qu’il pût se décider à sortir de cette difficulté, soit en affrontant la colère du marquis, soit en éveillant l’effroi et le chagrin dans l’ame tranquille de Geneviève. Il erra pendant un mois. On le rencontrait, à toutes les heures du jour et de la nuit, courant, ou plutôt fuyant à travers prés et bois, de la ville au château et du château à la ville : ici, cherchant à apaiser les inquiétudes de sa maîtresse ; là, tâchant d’éviter les remontrances paternelles. Au milieu de ces agitations, la force lui manqua ; il ne sentit plus que la fatigue de lutter ainsi contre son cœur et contre son caractère ; la fièvre le prit et le plongea dans le découragement et l’inertie.
Jusque-là, il avait réussi à faire accepter à Geneviève toutes les mauvaises raisons qu’il avait pu inventer pour excuser l’irrégularité et la brièveté de ses visites. Il éprouva une sorte de satisfaction paresseuse et mélancolique à se sentir malade : c’était une excuse irrécusable à lui donner de son absence ; c’était une manière d’échapper à la surveillance et aux reproches du marquis. Le besoin égoïste du repos parla plus haut, un instant, que les empressemens et les impatiences de l’amour : il ferma les yeux et s’endormit presque joyeux de n’avoir pas six lieues à faire et autant de mensonges à inventer dans sa journée.
Un soir, comme Joseph Marteau, en attendant quelqu’un, fumait un cigare à sa fenêtre, il vit une robe blanche traverser furtivement l’obscurité de la ruelle, et s’arrêter comme incertaine à la petite porte de la maison. Joseph se pencha vers cette ombre mystérieuse, et, le feu de son cigare l’ayant signalé dans les ténèbres, une petite voix tremblante l’appela par son nom.
— Oh ! dit Joseph, ce n’est point la voix d’Henriette ; que signifie cela ?
En deux secondes il franchit l’escalier, et, s’élançant dans la rue, il saisit une taille délicate, et, à tout hasard, voulut embrasser sa nouvelle conquête.
— Par amitié et par charité, monsieur Marteau, lui dit-elle en se dégageant, épargnez-moi, reconnaissez-moi : je suis Geneviève.
— Geneviève ! Au nom du diable, comment cela se fait-il ?
— Au nom de Dieu, ne faites pas de bruit et écoutez-moi. André est sérieusement malade. Il y a trois jours que je n’ai reçu de ses nouvelles, et je viens d’apprendre qu’il est au lit, avec la fièvre et le délire. J’ai cherché Henriette sans pouvoir la rencontrer. Je ne sais où m’informer de ce qui se passe au château de Morand. D’heure en heure, mon inquiétude augmente ; je me sens tour à tour devenir folle et mourir. Il faut que vous ayez pitié de moi, et que vous alliez savoir des nouvelles d’André. Vous êtes son ami, vous devez être inquiet aussi… Il peut avoir besoin de vous…
— Parbleu ! j’y vais sur-le-champ, répondit Joseph en prenant le chemin de son écurie. Diable ! diable ! qu’est-ce que tout cela ?
Préoccupé de cette fâcheuse nouvelle, et partageant, autant qu’il était en lui, l’inquiétude de Geneviève, il se mit à seller son cheval, tout en grommelant entre ses dents et jurant contre son domestique et contre lui-même à chaque courroie qu’il attachait. En mettant enfin le pied sur l’étrier, il s’aperçut, à la lueur d’une vieille lanterne de fer suspendue au plafond de l’écurie, que Geneviève était là et suivait tous ses mouvemens avec anxiété. Elle était si pâle et si brisée, que, contre sa coutume, Joseph fut attendri.
— Soyez tranquille, lui dit-il, je serai bientôt arrivé.
— Et revenu ? lui demanda Geneviève d’un air suppliant.
— Ah ! diable ! cela est une autre affaire. Six lieues ne se font pas en un quart d’heure. El puis, si André est vraiment mal, je ne pourrai pas le quitter !
— Ô mon Dieu ! que vais-je devenir ? dit-elle en croisant ses mains sur sa poitrine. Joseph ! Joseph ! s’écria-t-elle avec effusion, en se rapprochant de lui, sauvez-le, et laissez-moi mourir d’inquiétude.
— Ma chère demoiselle, reprit Joseph, tranquillisez-vous ; le mal n’est peut-être pas si grand que vous croyez.
— Je ne me tranquilliserai pas ; j’attendrai, je souffrirai, je prierai Dieu. Allez vite… Attendez, Joseph, ajouta-t-elle en posant sa petite main sur la main rude du cavalier ; s’il meurt, parlez-lui de moi, faites-lui entendre mon nom ; dites-lui que je ne lui survivrai pas d’un jour.
Geneviève fondit en larmes ; les yeux de Joseph s’humectèrent malgré lui.
— Écoutez, dit-il ; si vous restez à m’attendre, vous souffrirez trop. Venez avec moi.
— Oui ! s’écria Geneviève. Mais comment faire ?
— Montez en croupe derrière moi. Il fait une nuit du diable ; personne ne vous verra. Je vous laisserai dans la métairie la plus voisine du château. Je courrai m’informer de ce qui s’y passe, et vous le saurez au bout d’un quart d’heure, soit que j’accoure vous le dire et que je retourne vite auprès d’André, soit que je le trouve assez bien pour le quitter et vous ramener avant le jour.
— Oui, oui, mon bon Joseph, s’écria Geneviève.
— Eh bien ! dépêchons-nous, dit Joseph ; car j’attends Henriette d’un moment à l’autre, et si elle nous voit partir ensemble, elle nous tourmentera pour venir avec nous, ou elle me fera quelque scène de jalousie absurde.
— Partons ! partons vite ! dit Geneviève.
Joseph plia son manteau et l’attacha derrière sa selle, pour faire un siége à Geneviève. Puis il la prit dans ses bras et l’assit avec soin sur la croupe de son cheval ; ensuite il monta adroitement sans la déranger, et piquant des deux, il gagna la campagne ; mais, en traversant une petite place, son malheur le força de passer sous un des six réverbères dont la ville était éclairée ; le rayon tombant d’aplomb sur son visage, il fut reconnu d’Henriette, qui venait droit à lui. Soit qu’il craignît de perdre en explications un temps précieux, soit qu’il se fit un malin plaisir d’exciter sa jalousie, il poussa son cheval et passa rapidement auprès d’elle avant qu’elle pût reconnaître Geneviève. En voyant le perfide, à qui elle avait donné rendez-vous, s’enfuir à toute bride avec une femme en croupe, Henriette, frappée de surprise, n’eut pas la force de faire un cri, et resta pétrifiée jusqu’à ce que la colère lui suggéra un déluge d’imprécations que Joseph était déjà trop loin pour entendre. C’était la première fois de sa vie que Geneviève montait sur un cheval ; celui de Joseph était vigoureux, mais peu accoutumé à un double fardeau, il bondissait dans l’espoir de s’en débarrasser.
— Tenez-moi bien, criait Joseph.
Geneviève ne songeait pas à avoir peur ; en toute autre circonstance, rien au monde ne l’eût déterminée à une semblable témérité. Courir les chemins la nuit, seule avec un libertin reconnu comme l’était Joseph, c’était encore une chose aussi contraire à ses habitudes qu’à son caractère ; mais elle ne pensait à rien de tout cela : elle serrait son bras autour de son cavalier, sans se soucier qu’il fût un homme, et se sentait emportée dans les ténèbres, sans savoir si elle était enlevée par un cheval ou par le vent de la nuit.
— Voulez-vous que nous prenions le plus court ? lui dit Joseph.
— Certainement, répondit-elle.
— Mais le chemin n’est pas bon, lui dit-il ; la rivière sera un peu haute, je vous en avertis : vous n’aurez pas peur ?
— Non, dit Geneviève, prenons le plus court.
— Cette diable de petite fille n’a peur de rien, se dit Joseph, pas même de moi. Heureusement que la situation d’André m’ôte l’envie de rire, et que d’ailleurs mon amitié pour lui…
— Que dites-vous donc ? il me semble que vous parlez tout seul, lui demanda Geneviève.
— Je dis que le chemin est mauvais, répondit Joseph, et que si je tombais, vous seriez obligée de tomber aussi.
— Dieu nous protégera, dit Geneviève avec ferveur, nous sommes déjà assez malheureux.
— Il faut que j’aie bien de l’amitié pour vous, reprit Joseph au bout d’un instant, pour avoir chargé de deux personnes le dos de ce pauvre François ; savez-vous que la course est longue ? et j’aimerais mieux aller toute ma vie à pied, que de surmener François.
— Il s’appelle François ? dit Geneviève préoccupée, il va bien doucement.
— Oh diable ! patience ! patience ! nous voici au gué.
— Tenez-moi bien, et relevez un peu vos pieds ; je crois que la rivière sera forte.
François s’avança dans l’eau avec précaution ; mais quand il fut arrivé vers le milieu de la rivière, il s’arrêta, et se sentant trop embarrassé de ses deux cavaliers pour garder l’équilibre sur les pierres mouvantes, il refusa d’aller plus avant : l’eau montait déjà presqu’aux genoux de Joseph, et Geneviève avait bien de la peine à préserver ses petits pieds.
— Diable ! dit Joseph, je ne sais si nous pourrons traverser : François commence à perdre pied, et le brave garçon n’ose pas se mettre à la nage à cause de vous.
— Donnez-lui de l’éperon, dit Geneviève.
— Cela vous plaît à dire, un cheval chargé de deux personnes ne peut guère nager : si j’étais seul, je serais déjà à l’autre bord ; mais avec vous, je ne sais que faire. Il fait terriblement nuit, je crains de prendre sur la droite et d’aller tomber dans la prise d’eau, ou de me jeter trop sur la gauche et d’aller donner contre l’écluse. Il est vrai que François n’est pas une bête, et qu’il saura peut-être se diriger tout seul.
— Tenez ! dit Geneviève, Dieu veille sur nous : voici la lune qui paraît entre les buissons, et qui nous montre le chemin ; suivez cette ligne blanche qu’elle trace sur l’eau.
— Je ne m’y fie pas ! c’est de la vapeur, et non de la vraie lumière ; ah ça ! prenez garde à vous.
Il donna de l’éperon à François, qui, après quelque hésitation, se mit à la nage et gagna un endroit moins profond où il prit pied de nouveau ; mais il fit de nouvelles difficultés pour aller plus loin, et Joseph s’aperçut qu’il avait perdu le gué.
— Le diable sait où nous sommes, dit-il ; pour moi, je ne m’en doute guère, et je ne vois pas où nous pourrons aborder.
— Allons tout droit, dit Geneviève.
— Tout droit ? la rive a cinq pieds de haut ; et si François s’engage dans les joncs qui sont par là, je ne sais où, nous sommes perdus tous les trois. Ces diables d’herbes nous prendront comme dans un filet, et vous aurez beau savoir tous leurs noms en latin, mademoiselle Geneviève, nous n’en serons pas moins pâture à écrevisses.
— Retournons en arrière, dit Geneviève.
— Cela ne vaudra pas mieux, dit Joseph. Que voulez-vous faire au milieu de ce brouillard ? Je vous vois comme en plein jour, et à deux pieds plus loin, votre serviteur ; il n’y a plus moyen de savoir si c’est du sable ou de l’écume.
En parlant, Joseph se retourna vers Geneviève, et vit distinctement sa jambe, qu’à son insu elle avait mise à découvert, en relevant sa robe pour ne pas se mouiller. Cette petite jambe, admirablement modelée et toujours chaussée avec un si grand soin, vint se mettre en travers dans l’imagination de Joseph, avec toutes ses perplexités ; et en la regardant, il oublia entièrement qu’il avait lui-même les jambes dans l’eau, et qu’il était en grand danger de se noyer, au premier mouvement que ferait son cheval.
— Allons donc, dit Geneviève, il faut prendre un parti ; il ne fait pas chaud ici.
— Il ne fait pas froid, dit Joseph.
— Mais il se fait tard, André meurt peut-être. Joseph, avançons, et recommandons-nous à Dieu, mon ami.
Ces paroles mirent une étrange confusion dans l’esprit de Joseph : l’idée de son ami mourant, les expressions affectueuses de Geneviève, et l’image de cette jolie jambe, se croisaient singulièrement dans son cerveau.
— Allons, dit-il enfin, donnez-moi une poignée de main, Geneviève, et si un de nous seulement en réchappe, qu’il parle de l’autre quelquefois avec André.
Geneviève lui serra la main, et laissant retomber sa robe, elle frappa elle-même du talon le flanc de sa monture. François se remit courageusement à la nage, avança jusqu’à une éminence, et au lieu de continuer, revint sur ses pas.
— Il cherche le chemin ; il voit qu’il s’est trompé, dit Joseph. Laissons-le faire, il a la bride sur le cou.
Après quelques incertitudes, François retrouva le gué, et parvint glorieusement au rivage.
— Excellente bête ! s’écria Joseph ; puis, se retournant un peu, il étouffa une espèce de soupir, en voyant la jupe de Geneviève retomber jusqu’à sa cheville ; et il ne put s’empêcher de murmurer entre ses dents : « Ah ! cette petite jambe ! »
— Qu’est-ce que vous dites ? demanda l’ingénue jeune fille.
— Je dis que François a de fameuses jambes, répondit Joseph.
— Et que la Providence veillait sur nous, reprit Geneviève avec un accent si sincère et si pieux, que Joseph se retourna tout-à-fait ; et, en voyant son regard inspiré, son visage pâle et presque angélique, il n’osa plus penser à sa jambe, et sentit comme une espèce de remords de l’avoir tant remarquée en un semblable moment.
Ils arrivèrent sans autre accident à la métairie où Joseph voulait laisser Geneviève. Cette métairie lui appartenait, et il croyait être sûr de la discrétion de ses métayers ; mais Geneviève ne put se décider à affronter leurs regards et leurs questions. Elle pria Joseph de la déposer sur le bord du chemin, à un quart de lieue du château.
— C’est impossible, lui dit-il. Que ferez-vous seule ici ? vous aurez peur, et vous mourrez de froid.
— Non, répondit-elle ; donnez-moi votre manteau. J’irai m’asseoir là-bas, sous le porche de Saint-Sylvain, et je vous attendrai.
— Dans cette chapelle abandonnée ? vous serez piquée par les vipères ; vous rencontrerez quelque sorcier, quelque meneur de loups !
— Allons, Joseph, est-ce le moment de plaisanter ?
— Ma foi, je ne plaisante pas. Je ne crois guère au diable ; mais je crois à ces voleurs de bestiaux qui font le métier de fantômes, la nuit, dans les pâturages. Ces gens-là n’aiment pas les témoins, et les maltraitent quand ils ne peuvent pas les effrayer.
— Ne craignez rien pour moi, Joseph, je me cacherai d’eux comme ils se cacheront de moi. Allez, et, pour l’amour de Dieu, revenez vite me dire ce qu’il a.
Elle sauta légèrement à terre, prit le manteau de Joseph sur son épaule, et s’enfonça dans les longues herbes du pâturage.
— Drôle de fille ! se dit Joseph en la regardant fuir comme une ombre vers la chapelle. Qui est-ce qui l’aurait jamais crue capable de tout cela ? Henriette le ferait certainement pour moi, mais elle ne le ferait pas de même. Elle aurait peur, elle crierait à propos de tout ; elle serait ennuyeuse à périr… elle l’est déjà passablement…
Et tout en devisant ainsi, Joseph Marteau arriva au château de Morand.
Il trouva André assez sérieusement malade et en proie à un violent accès de délire. Le marquis passait la nuit auprès de lui, avec le médecin, la nourrice et M. Forez. Joseph fut accueilli avec reconnaissance, mais avec tristesse. On avait des craintes graves : André ne reconnaissait personne ; il appelait Geneviève, il demandait à la voir ou à mourir. Le marquis était au désespoir, et, ne pouvant pas imaginer de plus grand sacrifice pour soulager son fils que l’abjuration momentanée de son autorité, il se penchait sur lui, et, lui parlant comme à un enfant, il lui promettait de lui laisser aimer et épouser Geneviève ; mais, lorsqu’il se rapprochait de ses hôtes, il maudissait devant eux cette misérable petite fille qui allait être cause de la mort d’André, et disait qu’il la tuerait, s’il la tenait entre ses mains. Au bout d’une heure, Joseph, voyant André un peu mieux, partit pour en informer Geneviève, et pour calmer, autant que possible, l’inquiétude où elle devait être plongée. Il prit à travers prés, et, en dix minutes, arriva à la chapelle de Saint-Sylvain : c’était une masure abandonnée depuis longtemps aux reptiles et aux oiseaux de nuit, La lune en éclairait faiblement les décombres, et projetait des lueurs obliques et tremblantes sous les arceaux rompus des fenêtres. Les angles de la nef restaient dans l’obscurité ; et Joseph se défendit mal d’une certaine impression désagréable en passant auprès d’une statue mutilée qui gisait dans l’herbe, et qui se trouva sous ses pieds, au moment où il traversait un de ces endroits sombres. Il était fort et brave : dix hommes ne lui auraient pas fait peur ; mais son éducation rustique lui avait laissé, malgré lui, quelques idées superstitieuses. Il ne s’y complaisait point, comme font parfois les cerveaux poétiques ; il en rougissait au contraire, et cachait ce penchant sous une affectation d’incrédulité philosophique ; mais son imagination, moins forte que son orgueil, ne pouvait étouffer les terreurs de son enfance, et surtout le souvenir du passage de la grand’bête dans la métairie, où il était resté six ans en nourrice. La grand’bête apparaît tous les dix ans dans le pays, et sème l’effroi de famille en famille. Elle s’efforce de pénétrer dans les métairies pour empoisonner les étables et faire périr les troupeaux. Les habitans sont forcés de soutenir, chaque soir, une espèce de siége, et c’est avec bien de la peine qu’ils parviennent à l’éloigner, car les balles de fusil ne l’atteignent point, et les chiens fuient, en hurlant, à son approche. Au reste, la bête, ou plutôt l’esprit malin qui en emprunte la forme, est d’un aspect indéfinissable : plusieurs l’ont portée toute une nuit sur leur dos (car elle se livre à mille plaisanteries diaboliques avec les imprudens qu’elle rencontre dans les prés, au clair de la lune) ; mais nul ne l’a jamais vue distinctement. On sait seulement qu’elle change de stature à volonté. Dans l’espace de quelques instans, elle passe de la taille d’une chèvre à celle d’un lapin, et de celle d’un loup à celle d’un bœuf ; mais ce n’est ni un lapin, ni une chèvre, ni un bœuf, ni un loup, ni un chien enragé, c’est la grand’bête ; c’est le fléau des campagnes, la terreur des habitans, et le triste présage d’une prochaine épidémie parmi les bestiaux.
Joseph se rappelait, malgré lui, toutes ces traditions effrayantes ; mais s’il n’avait pas l’esprit assez fort pour les repousser, du moins il se sentait assez de courage et le bras assez prompt pour ne jamais reculer devant le danger.
Il s’étonnait de ne point trouver Geneviève au lieu qu’elle lui avait indiqué, lorsqu’un bruit de chaînes lui fit brusquement tourner la tête, et il vit, à trois pas de lui, une vague forme de quadrupède, dont la longue face pâle semblait l’observer attentivement. Le premier mouvement de Joseph fut de lever le manche de son fouet pour frapper l’animal redoutable ; mais, à sa grande confusion, il vit une jeune pouliche blanche, à demi sauvage, qui était venue là pour paître l’herbe autour des tombeaux, et qui s’enfuit épouvantée en traînant ses enferges sur les dalles de la chapelle.
Joseph, tout honteux de sa terreur, pénétra au fond de la nef : une croix de bois marquait la place où avait été l’autel. Geneviève était agenouillée devant cette croix ; elle avait roulé son fichu de mousseline blanche comme un voile autour de sa tête ; et, penchée dans l’immobilité du recueillement, un cerveau plus exalté que celui de Joseph l’aurait prise pour une ombre. Étonné de trouver Geneviève dans une attitude si calme, et ne comprenant pas l’émotion que cette femme agenouillée, la nuit, au milieu des ruines, lui causait à lui-même, le bon campagnard eut comme un sentiment de respect qui le fit hésiter à troubler cette sainte prière ; mais au bruit des pas de Joseph, Geneviève se retourna, et se levant à demi, le questionna d’un air inquiet.
Il eut presque envie de la tromper et de lui cacher la vérité ; mais elle interpréta son silence, et s’écria en joignant les mains :
— Au nom du ciel, ne me faites pas languir… s’il est mort !… ah ! oui… je le vois… il est mort !… Et elle s’appuya en chancelant contre la croix.
— Non, non ! répondit vivement Joseph ; il vit, on peut le sauver encore.
— Ah ! merci ! merci ! dit Geneviève ; mais dites-moi bien la vérité, est-il bien mal ?
— Mal ? certainement. Voici la réponse ambiguë du médecin : peu de chose à craindre, peu de chose à espérer, c’est-à-dire que la maladie suit son cours ordinaire et ne présente pas d’accident impossible à combattre, mais que par elle-même c’est une maladie grave et qui ne pardonne pas souvent.
— En ce cas, dit Geneviève après un instant de silence, retournez auprès de lui, je vais encore prier ici.
Elle se remit à genoux, et laissa tomber sa tête sur ses mains jointes, dans une attitude de résignation si triste, que Joseph en fut profondément touché.
— Je vais y retourner en effet, répondit-il ; mais je reviendrai certainement vers vous aussitôt qu’il y aura un peu de mieux.
— Écoutez, Joseph, lui dit-elle, s’il doit mourir cette nuit, il faut que je le voie, que je lui dise un dernier adieu. Tant que j’aurai un peu d’espoir, je ne me sentirai pas la hardiesse de me montrer dans sa maison ; mais si je n’ai plus qu’un instant pour le voir sur la terre, rien au monde ne pourra m’empêcher de profiter de cet instant-là. Jurez-moi que vous m’avertirez quand tout sera perdu, quand lui et moi n’aurons plus qu’une heure à vivre.
Joseph le jura.
— Je ne sais ce qu’elle a dans la voix, ni de quels mots elle se sert, pensait-il en s’éloignant ; mais elle me ferait pleurer comme un enfant.
Geneviève pria long-temps ; puis elle s’enveloppa du manteau de Joseph, et s’assit sur une tombe, morne et résignée ; puis elle pria de nouveau, et marcha parmi les ruines, interrogeant avec anxiété le sentier par où Joseph devait revenir. Peu à peu, une inquiétude plus poignante surmontait son courage et faisait saigner son cœur. Elle regardait la lune qu’elle avait vue se lever, et qui maintenant s’abaissait vers l’horizon. L’air, en devenant plus humide et plus froid, lui annonçait l’approche de l’aube, et Joseph ne revenait pas.
Après avoir lutté aussi long-temps que ses forces le lui permirent, elle perdit courage, et, s’imaginant qu’André était mort, elle s’enveloppa la tête dans le manteau de Joseph pour étouffer ses cris. Puis elle s’apaisa un peu, en songeant que, dans ce cas, Joseph, n’ayant plus rien à faire auprès de son ami, serait de retour vers elle. Mais alors elle se persuada qu’André était mourant, et que Joseph ne pouvait se résoudre à l’abandonner, dans la crainte de revenir trop tard et de le trouver mort. Cette idée devint si forte, que les minutes de son impatience se traînèrent comme des siècles. Enfin, elle se leva avec égarement, jeta le manteau de Joseph sur le pavé, et se mit à courir de toutes ses forces dans le sentier de la prairie.
Elle s’arrêta deux ou trois fois pour écouter si Joseph n’arrivait pas à sa rencontre ; mais n’entendant et ne voyant personne, elle reprit sa course avec plus de précipitation, et franchit comme un trait les portes du château de Morand.
Dans l’agitation d’une si triste veillée, tous les serviteurs étaient debout, toutes les portes étaient ouvertes. On vit passer une femme, vêtue de blanc, qui ne parlait à personne et semblait voler, mais non pas courir à travers les cours. La vieille cuisinière se signa en disant :
— Hélas ! notre jeune maître est acheté. Voilà son esprit qui passe.
— Non, dit le bouvier, qui était un homme plus éclairé que la cuisinière. Si c’était l’ame de notre jeune maître, nous l’aurions vue sortir de la maison et aller au cimetière, tandis que cette chose-là vient du côté du cimetière, et entre dans la maison. Ça doit être sainte Solange ou sainte Sylvie qui vient le guérir.
— M’est avis, observa la laitière, que c’est plutôt l’ame de sa pauvre mère qui vient le chercher.
— Disons un ave pour tous les deux, reprit la cuisinière ; et ils s’agenouillèrent tous les trois sous le portail de la grange.
Pendant ce temps, Geneviève, guidée par les lumières qu’elle voyait aux fenêtres, ou plutôt entraînée par cette main invisible qui rapproche les amans, se précipitait, palpitante et pâle, dans la chambre d’André. Mais à peine en eut-elle passé le seuil, que le marquis, s’élançant vers elle avec fureur, s’écria en levant le bras d’un air menaçant :
— Qu’est-ce que je vois là ? Qu’est-ce que cela veut dire ! Hors d’ici, intrigante effrontée ! espérez-vous venir débaucher mon fils jusque dans ma maison ? Il est trop tard, je vous en avertis ; il est mourant, grâce à vous, mademoiselle ; pensez-vous que je vous en remercie ?
Geneviève tomba à genoux.
— Je n’ai pas mérité tout cela, dit-elle d’une voix étouffée, mais c’est égal ; dites-moi ce que vous voudrez, pourvu que je le voie… laissez-moi le voir, et tuez-moi après si vous voulez !
— Que je vous le laisse voir, misérable ! s’écria le marquis, révolté d’une semblable prière. Êtes-vous folle ou enragée ? Avez-vous peur de ne pas nous avoir fait assez de mal, et venez-vous achever mon fils jusque dans mes bras ?
La voix lui manqua, un mélange de colère et de douleur le prenant à la gorge. Geneviève ne l’écoutait pas ; elle avait jeté les yeux sur le lit d’André, et le voyait pâle et sans connaissance dans les bras du médecin et du curé. Elle ne songea plus qu’à courir vers lui, et, se levant, elle essaya d’en approcher malgré les menaces du marquis.
— Jour de Dieu ! maudite créature, s’écria-t-il en se mettant devant elle, si tu fais un pas de plus, je te jette dehors à coups de fouet !
— Que Dieu me punisse si vous y touchez seulement avec une plume ! dit Joseph en se jetant entre eux deux.
Le marquis recula de surprise.
— Comment, Joseph ! dit-il, tu prends le parti de cette vagabonde ? Ne trouvais-tu pas que j’avais raison de la détester et d’empêcher André…
— C’est possible, interrompit Joseph, mais je ne peux pas entendre parler à une femme comme vous le faites ; sacredieu, monsieur de Morand, vous ne devriez pas apprendre cela de moi.
— J’aime bien que tu me donnes des leçons ! repris le marquis. Allons ! emmène-la à tous les diables, et que je ne la revoie jamais !
— Geneviève, dit Joseph en offrant son bras à la jeune fille, venez avec moi, je vous prie ; ne vous exposez pas à de nouvelles injures.
— Ne me défendrez-vous pas contre lui ? répondit Geneviève, refusant avec force de se laisser emmener. Ne lui direz-vous pas que je ne suis ni une misérable, ni une effrontée ? Dites-lui, Joseph, dites-lui que je suis une honnête fille, que je suis Geneviève la fleuriste, qu’il a reçue une fois dans sa maison avec bonté. Dites-lui que je ne peux ni ne veux faire du mal à personne, que j’aime André et que j’en suis aimée, mais que je suis incapable de lui donner un mauvais conseil… Monsieur le marquis… demandez à M. Joseph Marteau si je suis ce que vous croyez ; laissez-moi approcher du lit d’André ; si vous craignez que ma vue ne lui fasse du mal, je me cacherai derrière son rideau, mais laissez-moi le voir pour la dernière fois… après, vous me chasserez si vous voulez, mais laissez-moi le voir… vous n’êtes pas un méchant homme, vous n’êtes pas mon ennemi ; que vous ai-je fait ? Vous ne pouvez pas maltraiter une femme ; accordez-moi ce que je vous demande.
En parlant ainsi, Geneviève était retombée à genoux, et cherchait à s’emparer d’une des grosses mains du marquis. Elle était si belle dans sa pâleur, avec ses joues baignées de larmes, ses longs cheveux noirs, qui, dans l’agitation de sa course, étaient tombés sur son épaule, et cette sublime expression que la douleur donne aux femmes, que Joseph jugea sa prière infaillible. Il pensa que nul homme, si affligé qu’il fût, ne pouvait manquer de voir cette beauté et de se rendre. — Allons, mon cher voisin, dit-il en s’unissant à Geneviève, accordez-lui ce qu’elle demande, et soyez sûr que vous êtes injuste envers elle. Qui sait d’ailleurs si sa vue ne guérirait pas André ?
— Elle le tuerait ! s’écria le marquis, dont la colère augmentait toujours en raison de la douceur et de la modération des autres. Mais heureusement, ajouta-t-il, le pauvre enfant n’est pas en état de s’apercevoir que cette impudente est ici. Sortez, mademoiselle, et n’espérez pas m’adoucir par vos basses cajoleries ; sortez, ou j’appelle mes valets d’écurie pour vous chasser.
En même temps il la poussa si rudement, qu’elle tomba dans les bras de Joseph. — Ah ! c’est trop fort, s’écria celui-ci ; marquis ! tu es un butor et un rustre ; cette honnête fille parlera à ton fils, et si tu le trouves mauvais, tu n’as qu’à le dire : en voici un qui te répondra.
En parlant ainsi, Joseph Marteau montra un de ses poings au marquis, tandis que de l’autre bras il souleva Geneviève et la porta auprès du lit d’André. M. de Morand, stupéfait d’abord, voulut se jeter sur lui. Mais Joseph, selon l’usage rustique du pays, prit une paille qu’il tira précipitamment du lit d’André, et la mettant entre lui et M. de Morand :
— Tenez, marquis, lui dit-il, il est encore temps de vous raviser et de vous tenir tranquille. Je serais au désespoir de manquer à un ami et à un homme de votre âge. Mais le diable me rompe comme cette paille, si je me laisse insulter, fût-ce par mon père, entendez-vous ?
— Mes frères, au nom de Jésus-Christ, finissez cette scène scandaleuse, dit le curé ; monsieur le marquis, votre fils reconnaît cette jeune fille ; c’est peut-être la volonté de Dieu qu’elle le ramène à la vie. C’est une fille pieuse et qui a dû prier avec ferveur. Si vous ne voulez pas que votre fils l’épouse, prenez-vous-y du moins avec le calme et la dignité qui conviennent à un père. Je vous aiderai à faire comprendre à ces enfans que leur devoir est d’obéir. Mais dans ce moment-ci, vous devez céder quelque chose, si vous voulez qu’on vous cède tout-à-fait plus tard. Et vous, monsieur Joseph, ne parlez pas avec cette violence, et ne menacez pas un vieillard auprès du lit de souffrance de son enfant, et peut-être auprès du lit de mort d’un chrétien.
Joseph n’avait pas abjuré un certain respect pour le caractère ecclésiastique et pour les remontrances pieuses. Il était capable de chanter des chansons obscènes au cabaret et de rire des choses saintes le verre à la main, mais il n’aurait pas osé entrer dans l’église de son village le chapeau sur la tête, et il n’eût, pour rien au monde, insulté le vieux prêtre qui lui avait fait faire sa première communion.
— Monsieur lé curé, dit-il, vous avez raison ; nous sommes des fous : que M. de Morand s’apaise ce soir, je lui ferai des excuses demain.
— Je ne veux pas de vos excuses, répondit le marquis d’un ton d’humeur qui marquait que sa colère était à demi calmée, et quant à M. le curé, ajouta-t-il entre ses dents, il pourrait bien garder ses sermons pour l’heure de la messe… Que cette fille sorte d’ici, et tout sera fini.
— Qu’elle reste, je vous prie, monsieur, dit le médecin ; votre fils éprouve réellement du soulagement à son approche. Regardez-le, ses yeux ont repris un peu de mobilité, et il semble qu’il cherche à comprendre sa situation.
En effet André, après la profonde insensibilité qui avait suivi son accès de délire, commençait à retrouver la mémoire, et à mesure qu’il distinguait les traits de Geneviève, une expression de joie enfantine commençait à se répandre sur son visage affaissé. La main de Geneviève qui serra la sienne, acheva de le réveiller. Il eut un mouvement convulsif, et se tournant vers les personnes qui l’entouraient et qu’il reconnaissait encore confusément, il leur dit avec un sourire naïf et puéril : C’est Geneviève ; et il se remit à la regarder d’un air doucement satisfait.
— Eh bien, oui ! c’est Geneviève ! dit le marquis en prenant le bras de la jeune fille et en la poussant vers son fils ; puis il alla s’asseoir auprès de la cheminée, moitié heureux, moitié colère.
— Oui, c’est Geneviève, disait Joseph triomphant, en criant beaucoup trop fort pour la tête débile de son ami.
— C’est Geneviève qui a prié pour vous, dit le curé d’une voix insinuante et douce, en se penchant vers le malade. Remerciez Dieu avec elle.
— Geneviève !… dit André en regardant alternativement le curé et sa maîtresse d’un air de surprise ; oui, Geneviève et Dieu !
Il retomba assoupi, et tous ceux qui l’entouraient gardèrent un religieux silence. Le médecin plaça une chaise derrière Geneviève et la poussa doucement pour l’y faire asseoir. Elle resta donc près de son amant, qui de temps en temps s’éveillait, regardait autour de lui avec inquiétude, et se calmait aussitôt sous la douce pression de sa main. À chaque mouvement de son fils, le marquis se retournait sur son fauteuil de cuir, et faisait mine de se lever. Mais Joseph, qui s’était assis de l’autre côté de la cheminée, et qui lisait un journal oublié derrière le trumeau, lui adressait avec les yeux et la bouche la muette injonction de se taire. Le marquis voyait en effet André retomber endormi sur l’épaule de Geneviève, et dans la crainte de lui faire mal, il restait immobile. Il est impossible d’imaginer quels furent les tourmens de cet homme violent et absolu pendant les heures de cette silencieuse veillée. Le médecin s’était jeté sur un matelas et reposait au milieu de la chambre, il était étendu là comme un gardien devant le lit de son malade, prêt à s’éveiller au moindre bruit, et à effrayer, par une sentence menaçante, la conscience du marquis, pour l’empêcher de séparer les deux amans. Joseph, ému et fatigué, ne comprenait rien à son journal qui avait bien six mois de date, et de temps en temps tombait dans une espèce de demi-sommeil où il voyait passer confusément les objets et les pensées qui l’avaient tourmenté durant cette nuit : tantôt la rivière gonflée qui l’emportait lui et son cheval loin de Geneviève à demi noyée ; tantôt André mourant lui redemandant Geneviève ; tantôt le corbillard d’André, suivi de Geneviève, qui relevait sa jupe par mégarde, et laissait voir sa jolie petite jambe.
À cette dernière image, Joseph faisait un grand effort pour chasser le démon de la concupiscence des voies saintes de l’amitié, et il s’éveillait en sursaut. Alors il distinguait, à la lueur mourante de la lampe, la figure rouge du marquis luttant avec les tressaillemens convulsifs de l’impatience ; et leurs yeux se rencontraient comme ceux de deux chats qui guettent la même souris.
Pendant ce temps, le curé lisait son bréviaire à la clarté du jour naissant. Un petit vent frais agitait les feuilles de la vigne qui encadrait la fenêtre, et jouait avec les rares cheveux blancs du bonhomme. À chaque soupir étouffé du malade, il abaissait son livre, relevait ses lunettes, et protégeait de sa muette bénédiction le couple heureux et triste.
Geneviève avait tant souffert, et le trot du cheval l’avait tellement brisée, qu’elle ne put résister. Malgré l’anxiété de sa situation, elle céda et laissa tomber sa jolie tête auprès de celle d’André. Ces deux visages, pâles et doux, dont l’un semblait à peine plus âgé et plus mâle que l’autre, reposèrent une demi-heure sur le même oreiller pour la première fois, et sous les yeux d’un père irrité et vaincu, qui frémissait de colère à ce spectacle, et qui n’osait les séparer.
Quand le jour fut tout-à-fait venu, le curé, ayant achevé son bréviaire, s’approcha du médecin, et ils eurent ensemble une consultation à voix basse. Le médecin se leva sans bruit, alla toucher le pouls d’André et les artères de son front, puis il revint parler au curé. Celui-ci s’approcha alors de Geneviève, qui s’était doucement éveillée pour céder la main de son amant à celle du médecin. Elle écouta le curé, fit un signe de tête respectueux et résigné, puis alla trouver Joseph et lui parla à l’oreille. Joseph se leva. Le marquis avait fini par s’endormir. Quand il s’éveilla, il se trouva seul dans la chambre avec son fils et le médecin. Ce dernier vint à lui, et lui dit :
— M. le curé a jugé prudent et convenable de faire retirer la jeune personne, dont la présence ou le départ aurait pu agir trop violemment, dans quelques heures, sur les nerfs du malade. Je me suis assuré de l’état du pouls. La fièvre était presque tombée, et la faiblesse de votre fils permettait de compter sur le défaut de mémoire. En effet, le malade s’est éveillé sans chercher Geneviève, et sans montrer la moindre agitation. Tout-à-l’heure, il m’a demandé si je n’avais pas vu, cette nuit, une femme blanche auprès de son lit. Je lui ai persuadé qu’il avait vu en rêve cette apparition ; maintenez-le dans cette erreur, et gardez-vous de rien dire qui le ramène à un sentiment trop vif de la réalité. Je vois maintenant à cette maladie des causes purement morales ; je vous déclare que vous pouvez, mieux que moi, guérir votre fils.
— Oui, oui, je le ménagerai, dit le marquis, mais n’espérez pas que je donne mon consentement au mariage. J’aimerais mieux le voir mourir.
— Le mariage ne me regarde pas, dit le médecin ; mais si vous voulez tuer votre fils par le chagrin et la violence, avertissez-moi dès aujourd’hui : car, dans ce cas, je n’ai plus rien à faire ici.
Le marquis n’avait jamais trouvé une franchise si âpre autour de lui. Depuis plus de trente ans, personne n’avait osé le contrarier, et, depuis quelques heures, tous se permettaient de lui résister. Dans la crainte de perdre son fils, il le traita doucement jusqu’au jour de sa convalescence ; mais, dans le fond de son cœur, il amassa contre Geneviève une haine implacable.
Geneviève rentra chez elle très lasse et un peu calmée. Joseph retourna tous les jours auprès d’André, et tous les soirs il vint donner de ses nouvelles à Geneviève. La guérison du jeune homme fit des progrès rapides, et quinze jours après, il commençait à se promener dans le verger, appuyé sur le bras de son ami. Mais, pendant cette quinzaine, Geneviève avait lu clairement dans sa destinée. Elle n’avait jamais soupçonné jusque-là l’horreur que son mariage avec André inspirait au marquis. Elle avait entrevu confusément des obstacles dont André essayait de la distraire. L’accueil cruel du marquis, dans cette triste nuit, ne l’affecta d’abord que médiocrement ; mais quand ses anxiétés cessèrent avec le danger de son amant, elle reporta ses regards sur les incidens qui l’avaient conduite auprès de son lit. La figure, les menaces et les insultes de M. de Morand lui revinrent comme le souvenir d’un mauvais rêve. Elle se demanda si c’était bien elle, la fière, la réservée Geneviève, qui avait été injuriée et souillée ainsi. Alors elle examina sa conduite exaltée, sa situation équivoque, son avenir incertain ; elle se vit, d’un côté, perdue dans l’opinion de ses compatriotes, si elle n’épousait pas André ; de l’autre, elle se vit méprisée, repoussée et détestée par un père orgueilleux et entêté, qui serait son implacable ennemi, si elle épousait André malgré sa défense.
Une prévision encore plus cruelle vint se mêler à celle-là. Elle crut deviner, dans la conduite précédente d’André, l’anxiété qui la troublait elle-même ; elle s’expliqua ses longues absences, son air tourmenté et distrait auprès d’elle, son impatience et son effroi en la quittant ; elle frémit de se voir dans une position si difficile, appuyée sur un si faible roseau, et de découvrir, dans le cœur de son amant, la même incertitude que dans les évènemens dont elle était menacée. Elle jeta les yeux avec tristesse sur sa gloire et son bonheur de la veille, et mesura en tremblant l’abîme infranchissable qui la séparait déjà du passé.
Calme et prudente, Geneviève, avant de s’abandonner à ces terreurs, voulut savoir à quel point elles étaient fondées. Elle questionna Joseph. Il ne fallait pas beaucoup d’adresse pour le faire parler. Il avait une finesse excessive pour se tirer des embarras qu’il trouvait à la hauteur de son bras et de son œil ; mais les susceptibilités du cœur de Geneviève n’étaient pas à sa portée. Il l’admirait sans la comprendre, et la contemplait tout ravi, comme une vision enveloppée de nuages. Il se fia donc au calme apparent avec lequel elle l’interrogea sur les dispositions du marquis et sur le caractère d’André. Il crut qu’elle savait déjà à quoi s’en tenir sur l’obstination de l’un et sur l’irrésolution de l’autre, et il lui donna, sur ces deux questions si importantes pour elle, les plus cruels éclaircissemens. Geneviève, qui voulait puiser son courage dans la connaissance exacte de son malheur, écoutait ces tristes révélations avec un sang-froid héroïque, et, quand Joseph croyait l’avoir consolée et rassurée en lui disant : « Bonsoir, Geneviève ; il ne faut pas que cela vous tourmente ; André vous aime ; je suis votre ami ; nous combattrons le sort ; » Geneviève s’enfermait dans sa chambre et passait des nuits de fièvre et de désespoir à savourer le poison que la sincérité de Joseph lui avait versé dans le cœur.
Joseph, de son côté, commençait à prendre un intérêt singulier à la douleur de Geneviève, et il éprouvait une étrange impatience. Il guettait le moment où il pourrait parler d’elle avec André. Mais André semblait fuir ce moment. À mesure que ses forces physiques revenaient, son vrai caractère reprenait le dessus, et de jour en jour la crainte remplaçait l’espoir que son père lui avait laissé entrevoir un instant. Il ne savait pas que Geneviève était venue auprès de son lit, il ne savait pas à quel point elle avait souffert pour lui ; il se laissait aller paresseusement au bien-être de la convalescence, et s’il désirait sincèrement de voir arriver le jour où il pourrait aller la trouver, il est certain aussi qu’il craignait le jour où son père enflerait sa grosse voix pour lui dire : D’où venez-vous ?
Geneviève attendait, pour le juger et prendre un parti, la conduite qu’il tiendrait avec elle. Mais il demeurait dans l’indécision. Chaque jour elle demandait à Joseph s’il lui avait parlé d’elle, et Joseph répondait ingénuement que non. Enfin un jour il crut lui apporter une grande consolation en lui racontant qu’André lui avait ouvert son cœur ; qu’il lui avait parlé d’elle avec enthousiasme, et de la cruauté de son père avec désespoir.
— Et qu’a-t-il résolu ? demanda Geneviève.
— Il m’a demandé conseil, répondit Joseph.
— Et c’est tout ?
— Il s’est jeté dans mes bras en pleurant et m’a supplié de l’aider et de le protéger dans son malheur.
Geneviève eut sur les lèvres un sourire imperceptible. Ce fut toute l’expansion d’une ame offensée et déchirée à jamais.
— Et j’ai promis, reprit Joseph, de donner pour lui mon dernier vêtement et ma dernière goutte de sang : pour lui et pour vous, entendez-vous, mademoiselle Geneviève ?
Elle le remercia d’un air distrait qu’il prit pour de l’incrédulité.
— Oh ! vous ne vous fiez pas à mon amitié, je le sais, dit-il. André doit vous avoir raconté que dans les temps j’étais un peu contraire à votre mariage ; je ne vous connaissais pas, Geneviève ; à présent, je sais que vous êtes un bon sujet, un bon cœur, et je ne ferais pas moins pour vous que pour ma propre sœur.
— Je le crois, mon cher monsieur Marteau, dit Geneviève en lui tendant la main. Vous m’avez donné déjà bien des preuves d’amitié durant cette cruelle quinzaine. À présent je suis tranquille sur la santé d’André, et grâce à vous, j’ai supporté sans mourir les plus affreuses inquiétudes. Je n’abuserai pas plus long-temps de votre compassion ; j’ai une cousine à Guéret, qui m’appelle auprès d’elle, et je vais la rejoindre.
— Comment, vous partez ? dit Joseph, dont la figure prit tout à coup, et à son insu, une expression de tristesse qu’elle n’avait peut-être jamais eue. Et quand ? et pour combien de temps ?
— Je pars bientôt, Joseph, et je ne sais pas quand je reviendrai.
— Eh quoi ! vous quittez le pays au moment où André va être guéri, et pourra venir vous voir tous les jours.
— Nous ne nous reverrons jamais ! dit Geneviève, pâle et les yeux levés au ciel.
— C’est impossible, c’est impossible, s’écria Joseph. Qu’a-t-il fait de mal ? Qu’avez-vous à lui reprocher ? Voulez-vous le faire mourir de chagrin ?
— À Dieu ne plaise ! dites-lui bien, Joseph, que c’est une affaire pressée… ma cousine, dangereusement malade, qui m’a forcée de partir ; que je reviendrai bientôt ; plus tard… dites d’abord dans quelques jours ; et puis vous direz ensuite dans quelques semaines, et puis enfin dans quelques mois ; d’ailleurs j’écrirai ; je trouverai des prétextes ; je lui laisserai d’abord de l’espérance, et puis peu à peu je l’accoutumerai à se passer de moi… et il m’oubliera !
— Que le diable l’emporte s’il vous oublie ! dit Joseph d’une voix altérée ; quant à moi, je vivrais cent ans que je me souviendrais de vous !… Mais enfin, dites-moi, Geneviève, pourquoi voulez-vous partir, si vous n’êtes pas fâchée contre André ?
— Non, je ne suis pas fâchée contre lui, dit Geneviève avec douceur. Pauvre enfant ! comment pourrais-je lui faire un reproche d’être né esclave ? Je le plains et je l’aime ; mais je ne puis lui faire aucun bien, et je puis lui apporter tous les maux. Ne voyez-vous pas que déjà ce malheureux amour lui a causé tant d’agitations et d’inquiétudes, qu’il a failli en mourir ? Ne voyez-vous pas que notre mariage est impossible ?
— Non, mordieu ! je ne vois pas cela. André a une fortune indépendante ; il sera bientôt en âge de la réclamer et de se débarrasser de l’autorité de son père.
— C’est un affreux parti, et qu’il ne prendra jamais, du moins d’après mon conseil.
— Mais je l’y déciderai, moi ! dit Joseph en levant les épaules.
— Ce sera en pure perte, répondit Geneviève avec fermeté. De telles résolutions deviennent quelquefois inévitables aux ames les plus honnêtes ; mais pour qu’elles n’aient rien d’odieux, il faut que toutes les voies de douceur et d’accommodement soient épuisées : il faut avoir tenté tous les moyens de fléchir l’autorité paternelle ; et André ne peut que désobéir en cachette à son père ou le braver de loin.
— C’est vrai ! dit Joseph, frappé du bon sens de Geneviève.
— Pour moi, ajouta-t-elle, je ne saurai ni descendre à implorer un homme comme le marquis de Morand, ni m’élever à la hardiesse de diviser le fils et le père. Si je n’avais pas de remords, j’aurais certainement des regrets ; car André ne serait ni tranquille ni heureux après un pareil démenti à la timidité de son caractère et à la douceur de son ame. Il est donc nécessaire de renoncer à ce mariage imprudent et romanesque : il en est temps encore… André n’a contracté aucun devoir envers moi.
En prononçant ces derniers mots, le visage de Geneviève se couvrit d’une orgueilleuse rougeur, et Joseph, l’homme le plus sceptique de la terre lorsqu’il s’agissait de la vertu des grisettes, sentit sa conviction subjuguée ; il crut lire tout à coup, sur le front de Geneviève, son inviolable pureté.
— Écoutez, lui dit-il en se levant, et en lui prenant la main avec une rudesse amicale ; je ne suis ni galant, ni romanesque : je n’ai, pour vous plaire, ni l’esprit, ni le savoir d’André. Il vous aime d’ailleurs, et vous l’aimez… Je n’ai donc rien à dire…
Et il sortit brusquement, croyant avoir dit quelque chose. Geneviève étonnée le suivit des yeux, et chercha à interpréter l’émotion que trahissaient sa figure et son attitude ; mais elle n’en put deviner le motif, et reporta sur elle-même ses tristes pensées. Depuis bien des jours elle n’avait plus le courage de travailler. Elle s’efforcait en vain de se mettre à l’ouvrage : de violentes palpitations l’oppressaient dès qu’elle se penchait sur sa table, et sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le fer ni les ciseaux. La lecture lui faisait plus de mal encore. Son imagination trouvait à chaque ligne un nouveau sujet de douleur. Hélas ! se disait-elle alors, c’était bien la peine de m’apprendre ce qu’il faut savoir pour sentir le bonheur !
Elle pleurait depuis une heure à sa fenêtre, lorsqu’elle vit venir Henriette. Elle eut envie de se renfermer et de ne pas la recevoir ; mais il y avait long-temps qu’elle évitait son amie, elle craignit de l’offenser ou de l’affliger, et se hâtant d’essuyer ses larmes, elle se résigna à cette visite.
Mais au lieu de venir l’embrasser comme de coutume, Henriette entra d’un air froid et sec, et tira brusquement une chaise sur laquelle elle se posa avec raideur. — Ma chère, lui dit-elle après un instant de silence consacré à préparer sa harangue et son maintien, je viens te dire une chose.
Puis elle s’arrêta pour voir l’effet de ce début.
— Parle, ma chère, répondit la patiente Geneviève.
— Je viens te dire, reprit Henriette en s’animant peu à peu malgré elle, que je ne suis pas contente de toi : ta conduite n’est pas celle d’une amie. Je ne te parle pas de tes devoirs envers la société : tu foules aux pieds tous les principes ; mais je me plains de ton ingratitude envers moi qui me suis employée à te servir et à te rendre heureuse. Sans moi tu n’aurais jamais eu l’esprit de décider André à t’épouser, et si tu deviens jamais madame la marquise, tu pourras bien dire que tu le dois à mon amitié plus qu’à ta prudence. Tout ce que je te demande, c’est de rester avec lui, et de me laisser Joseph.
— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? demanda Geneviève avec un dédain glacial.
— Je veux dire, s’écria Henriette en colère, que tu es une petite coquette, hypocrite et effrontée ; que tu n’as pas l’air d’y toucher, mais que tu sais très bien attirer et cajoler les hommes qui te plaisent. C’est un bonheur pour toi d’être si méprisante et d’avoir le cœur si froid ; car tu serais, sans cela, la plus grande dévergondée de la terre. Sois ce qu’il te plaira, je ne m’en soucie pas, mais prends les adorateurs ailleurs que sous mon bras. Je ne chasse pas sur tes terres, je n’ai jamais adressé une œillade à ton marjolet de marquis. Si j’avais voulu m’en donner la peine, il n’était pas difficile à enflammer, le pauvre enfant, et mes yeux valent bien les tiens…
Geneviève, révoltée de ce langage, haussa les épaules et détourna la tête vers la fenêtre d’un air de dégoût. — Oui ! oui ! continua Henriette, fais la sainte victime, tu ne m’y prendras plus. Écoute, Geneviève, fais à ta tête, prends deux ou trois galans, couvre-toi de ridicule, livre-toi à la risée de toute la ville, je n’y peux rien et je ne m’en mêlerai plus. Mais je t’avertis que si Joseph Marteau vient encore ici demain passer deux heures tête à tête avec toi, comme il fait tous les soirs depuis quinze jours, je viendrai sous ta fenêtre avec un galant nouveau : car je te prie de croire que je ne suis pas au dépourvu, et que j’en trouverai vingt en un quart d’heure, qui valent bien M. Joseph Marteau… Mais sache que ce galant aura avec lui tous les jeunes gens de la ville, et que tu seras régalée du plus beau charivari dont le pays ait jamais entendu parler. Ce n’est pas que j’aime M. Joseph : je m’en soucie comme de toi. Mais je n’entends pas porter encore le ruban jaune à mon bonnet. Je ne suis pas d’âge à servir de pis-aller.
— Infamie, infamie ! murmura Geneviève pâle et près de s’évanouir ; puis elle fit un violent effort sur elle-même, et se levant elle montra la porte à Henriette d’un air impératif. — Mademoiselle, lui dit-elle, je n’ai plus qu’un soir à passer ici ; si vous aviez autant de vigilance que vous avez de grossièreté, vous auriez écouté à ma porte il y a une heure, ce qui eût été parfaitement digne de vous : vous m’auriez alors entendue dire à M. Joseph Marteau, que je quittais le pays, et vous auriez été rassurée sur la possession de votre amant. Maintenant, sortez, je vous prie. Vous pourrez demain couvrir d’insultes les murs de cette chambre ; ce soir elle est encore à moi. Sortez.
En prononçant ce dernier mot, Geneviève tomba évanouie, et sa tête frappa rudement contre le pied de sa chaise. Henriette, épouvantée et honteuse de sa conduite, se jeta sur elle, la releva, la prit dans ses bras vigoureux, et la porta sur son lit. Quand elle eut aussi réussi à la ranimer, elle se jeta à ses pieds et lui demanda pardon avec des sanglots qui partaient d’un cœur naturellement bon. Geneviève le sentit, et pardonnant au caractère emporté et au manque d’éducation de son amie, elle la releva et l’embrassa.
— Tu nous aurais épargné à toutes deux une affreuse soirée, lui dit-elle, si tu m’avais interrogée avec douceur et confiance, au lieu de venir me faire une scène cruelle et folle. Au premier mot de soupçon, je t’aurais rassurée…
— Ah ! Geneviève ! la jalousie raisonne-t-elle ? répondit Henriette. Prend-elle le temps d’agir, seulement ? Elle crie, jure et pleure, c’est tout ce qu’elle sait faire. Comment, ma pauvre enfant, tu partais, et moi je t’accusais ? Mais pourquoi partais-tu sans me rien dire ? Voilà comme tu fais toujours : pas l’ombre de confiance envers moi. Et pourquoi diantre en as-tu plus pour M. Joseph que pour ton amie d’enfance ? car enfin, je n’y conçois rien !…
— Ah ! voilà tes soupçons qui reviennent ? dit Geneviève en souriant tristement.
— Non, ma chère, répondit Henriette, je vois bien que tu ne veux pas me l’enlever, puisque tu t’en vas. Mais il est hors du doute que cet imbécile-là est amoureux de toi…
— De moi ! s’écria Geneviève stupéfaite.
— Oui, de toi, reprit Henriette ; de toi qui ne te soucies pas de lui, j’en suis sûre : car enfin, tu aimes M. André, tu pars avec lui, n’est-ce pas ? Vous allez vous marier hors du pays ?
— Oui, oui, Henriette ; tu sauras tout cela plus tard ; aujourd’hui il m’est impossible de t’en parler : ce n’est pas manque de confiance en toi, mon enfant. Je t’écrirai de Guéret, et tu approuveras toute ma conduite… Parlons de toi, tu as donc des chagrins, aussi ?
— Oh ! des chagrins à devenir folle ; et c’est toi, ma pauvre Geneviève, qui en es cause, bien innocemment sans doute ! Mais que veux-tu que je te dise ? Je ne peux pas m’empêcher d’être bien aise de ton départ : car enfin, tu vas être heureuse avec ton amant ; et moi, je retrouverai peut-être le bonheur avec le mien.
— Vraiment, Henriette, je ne savais pas qu’il fut ton amant. Tu m’as toujours soutenu le contraire quand je t’ai plaisantée sur lui. Tu te plains de n’avoir pas ma confiance ; que dirai-je de la tienne, menteuse ?
Henriette rougit, puis reprenant courage : Eh bien ! c’est vrai, dit-elle, j’ai eu tort aussi ; mais le fait est qu’il m’aimait à la folie il n’y a pas long-temps, et malgré toute ma prudence, il s’y est pris si habilement, le sournois ! qu’il a réussi à se faire aimer. Eh bien ! le voilà qui pense à une autre. Le scélérat ! depuis cette maudite promenade que vous avez faite ensemble au clair de la lune pour aller voir André qui se mourait, M. Joseph n’a plus la tête à lui : il ne parle que de toi, il ne rêve qu’à toi ; il ne trouve plus rien d’aimable en moi. Si je crie à la vue d’une souris ou d’une araignée : « Ah ! dit-il, Geneviève n’a peur de rien : c’est un petit dragon ; » si je me mets en colère : « Ah ! Geneviève ne se fâche jamais ; c’est un petit ange ; » et Geneviève aux grands yeux… et Geneviève au petit pied… tout cela n’est pas amusant à entendre répéter du matin au soir : de sorte que j’avais fini par te détester cordialement, ma pauvre Geneviève.
— Si je revois jamais M. Joseph, dit Geneviève, je lui ferai certainement des reproches pour le beau service que m’a rendu son amitié ; mais je n’en aurai pas de si tôt l’occasion. En attendant, il faut que je lui écrive ; donne-moi l’écritoire, Henriette.
— Comment ? il faut que tu lui écrives ! s’écria Henriette dont les yeux étincelèrent.
— Oui vraiment, répondit Geneviève en souriant ; mais rassure-toi, ma chère, la lettre ne sera pas cachetée, et c’est toi qui la lui remettras. Seulement, je le prie de ne pas la lire avant lui, pour la lui donner.
— Ah ! tu as des secrets avec Joseph ?
— Cela est vrai, Henriette. Je lui ai confié un secret ; mais il te le dira, j’y consens.
— Et pourquoi commences-tu par lui ? Tu n’as donc pas confiance en moi ? Tu me crois donc incapable de garder un secret ?
— Oui, Henriette, incapable, répondit Geneviève en commençant sa lettre.
— Comme tu es drôle ! dit Henriette en la regardant d’un air stupéfait. Enfin, il n’y a que toi au monde pour avoir de pareilles idées ! Écrire à un jeune homme ! tu trouves cela tout simple ! et me donner la lettre, à moi, qui suis sa maîtresse ! et me dire : La voilà ; elle n’est pas cachetée, tu ne la liras pas !
— Est-ce que j’ai tort de croire à ta délicatesse ? dit Geneviève écrivant toujours.
— Non certes ! mais enfin c’est une commission bien singulière ; et moi qui viens de faire une scène épouvantable à Joseph ; quelle figure vais-je faire en lui portant une lettre de toi ? une lettre !…
— Mais, ma chère, dit Geneviève, une lettre est une lettre ; qu’y a-t-il de si tendre et de si intime dans l’envoi d’un papier plié ?
— Mais, ma chère, répondit Henriette, entre jeunes gens et jeunes filles, on ne s’écrit que pour se parler d’amour. De quoi peut-on se parler si ce n’est de cela ?
— En effet, je lui parle d’amour, répondit Geneviève, mais de l’amour d’un autre ; va, Henriette, emporte ce billet, et ne le remets pas demain avant midi. Embrasse-moi. Adieu !
Geneviève passa la nuit à mettre tout en ordre. Elle fit ses cartons, et en touchant toutes ces fleurs qu’André aimait tant, elle y laissa tomber plus d’une larme. — Voici, leur disait-elle dans l’exaltation de ses pensées, la rosée qui désormais vous fera éclore. Ah ! desséchez-vous, tristes filles de mon amour ! Lui seul savait vous admirer ; lui seul savait pourquoi vous étiez belles. Vous allez pâlir et vous effeuiller aux mains des indifférens ; parmi eux, je vais me flétrir comme vous. Hélas ! nous avons tout perdu ; vous aussi, vous ne serez plus comprises !
Elle fit un autre paquet des livres qu’André lui avait donnés. Mais la vue de ces livres si chers lui fut bien douloureuse. C’est vous qui m’avez perdue, leur disait-elle. J’étais avide de savoir vous lire, mais vous m’avez fait bien du mal ! Vous m’avez appris à désirer un bonheur que la société réprouve, et que mon cœur ne peut supporter. Vous m’avez forcée à dédaigner tout ce qui me suffisait auparavant. Vous avez changé mon ame, il fallait donc aussi changer mon sort !
Geneviève fit tous les apprêts de son départ avec l’ordre et la précision qui lui étaient naturels. Quiconque l’eût vue arranger tout son petit bagage de femme et d’artiste, et tapisser d’ouate la cage où devait voyager son chardonneret favori, l’eût prise pour une pensionnaire allant en vacances. Son cœur était cependant dévoré de douleur sous ce calme apparent. Elle ne se laissait aller à aucune démonstration violente, mais personne ne recevait des atteintes plus profondes ; son ame rongeait son corps, sans tacher sa joue ni plisser son front.
Le lendemain, à sept heures du matin, Geneviève, tristement cahotée dans la patache de Guéret, quitta le pays. Il n’y eut ni amis, ni larmes, ni petits soins à son départ. Elle s’en alla seule, comme elle avait long-temps vécu. Ne s’inquiétant ni de la misère ni de la fatigue, se fiant à elle-même pour gagner son pain, ne demandant secours à personne, ne se plaignant de rien, mais emportant au fond de son ame une plaie incurable, le souvenir d’une espérance morte à jamais pour elle.
Henriette remit la lettre à Joseph d’un air de suffisance et de magnanimité, auquel le bon Marteau ne fit pas attention. En voyant la signature de Geneviève, il se troubla, eut quelque peine à comprendre la lettre, la relut deux fois, puis, sans rien répondre aux questions d’Henriette, il se mit à courir et monta tout haletant l’escalier de Geneviève. La clef était à la porte ; il entra sans songer à frapper, trouva la première et la seconde pièce vides, et pénétra dans l’atelier. Il n’y restait, de la présence de Geneviève, que quelques feuilles de roses en batiste, éparses sur la table. Un autre que Joseph les eût tendrement recueillies : il les prit dans sa main, les froissa avec colère et les jeta sur le carreau en jurant. Puis il courut seller son cheval, et partit pour le château de Morand.
— Tout cela est bel et bon, mais Geneviève est partie !
C’est ainsi qu’il entama la conversation en entrant brusquement dans la chambre d’André. André devint pâle, se leva et retomba sur sa chaise, sans rien comprendre à ce que disait Joseph, mais frappé de terreur à l’idée d’une souffrance nouvelle. Joseph lui fit une scène incompréhensible, lui reprochant sa lâcheté, sa froideur, et quand il eut tout dit, s’aperçut enfin qu’il avait affligé et épouvanté André sans lui rien apprendre. Alors il se souvint des recommandations de Geneviève et des ménagemens que demandait encore la santé de son ami ; sa première vivacité apaisée, il sentit qu’il s’y était pris d’une manière cruelle et maladroite. Embarrassé de son rôle, il se promena dans la chambre avec agitation, puis tira la lettre de Geneviève de son sein et la jeta sur la table. André lut :
« Adieu, Joseph. Quand vous recevrez ce billet, je serai partie, tout sera fini pour moi. Ne me plaignez pas, ne vous affligez pas pour moi ; j’ai du courage, je fais mon devoir, et il y a une autre vie que celle-ci. — Dites à André que ma cousine s’est trouvée tout à coup si mal, que j’ai été obligée de partir sur-le-champ sans attendre qu’il put venir me voir. Dites-lui que je reviendrai bientôt ; suivez les instructions que je vous ai données hier, habituez-le peu à peu à m’oublier, ou du moins à renoncer à moi. Dites à son père que je le supplie de traiter André avec douceur, et que je suis partie pour jamais. Adieu, Joseph. Merci de votre amitié, reportez-la sur André. Je nai plus besoin de rien. Aimez Henriette, elle est sincère et bonne ; ne la rendez pas malheureuse ; sachez, par mon exemple, combien il est affreux de perdre l’espérance. Plus tard, quand tout sera réparé, guéri, oublié, souvenez-vous quelquefois de Geneviève. »
— Mais pourquoi ? qu’ai-je fait ? comment ai-je mérité qu’elle m’abandonne ainsi ? s’écria André au désespoir.
— Je n’en sais, ma foi, rien ! répondit Joseph. Le diable m’emporte si je comprends rien à vos amours ; mais ce n’est pas le moment de se creuser la cervelle. Écoute, André, il n’y a qu’un mot qui vaille : es-tu décidé à épouser Geneviève ?
— Décidé ! oui, Joseph. Comment peux-tu en douter ?
— Décidé, bon. Maintenant es-tu sûr de l’épouser ? As-tu songé à tout ? As-tu prévu la colère et la résistance de ton père ? As-tu fait ton plan ? Veux-tu réclamer ta fortune et forcer son consentement, ou bien veux-tu vivre maritalement avec Geneviève, dans un autre pays, sans l’épouser, et prendre un état qui vous fasse subsister tous deux ?
— Je ne ferai jamais cette dernière proposition à Geneviève. Je sais que je lui deviendrais odieux et que je rougirais de moi-même, le jour où je chercherais à en faire ma maîtresse quand je puis en faire ma femme.
— Tu résisteras donc à ton père, hardiment, franchement ? — Oui. — Eh bien ! à l’œuvre tout de suite ! Geneviève n’est pas bien loin. Il faut courir après elle : tu es assez fort pour sortir, je vais mettre François au char-à-bancs de M. ton père. Il le prendra comme il voudra, et nous partirons tous deux. Nous rejoindrons la route de Guéret par la traverse, et nous ramènerons Geneviève à la ville. Voilà pour aujourd’hui. Tu coucheras demain chez moi et tu écriras une jolie petite lettre au marquis, dans laquelle tu lui demanderas doucement et respectueusement son consentement… ensuite, nous verrons venir…
Ce projet plut beaucoup à André. Allons, dit-il, je suis prêt…
Joseph alla jusqu’à la porte, s’arrêta pour réfléchir et revint.
— Que t’a dit ton père, demanda-t-il, lorsque tu lui as parlé de ton projet ?
— Ce qu’il m’a dit ? reprit André étonné ; je ne lui en ai jamais parlé.
— Comment, diable ! tu n’es pas plus avancé que cela ? et pourquoi ne lui en as-tu pas encore parlé ?
— Et comment pourrais-je le faire ? sais-tu quel homme est mon père quand on l’irrite ?
— André, dit Joseph en se rasseyant d’un air sérieux, tu n’épouseras jamais Geneviève, elle a bien fait de renoncer à toi.
— Oh ! Joseph, pourquoi me parles-tu ainsi, quand je suis si malheureux ? s’écria André en cachant son visage dans ses mains. Que veux-tu que je fasse ? que veux-tu que je devienne ? Tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir vécu vingt ans sous le joug d’un tyran. Tu as été élevé comme un homme, toi, et d’ailleurs la nature t’a fait robuste. Moi, je suis né faible, et l’on m’a opprimé…
— Mais par tous les diables ! s’écria Joseph, on n’élève pas les hommes comme les chiens. On ne les persuade pas par la peur du fouet. Quel secret a donc trouvé ton père pour t’épouvanter ainsi ? Crains-tu d’être battu ? ou te prend-il par la faim ? L’aimes-tu ou le hais-tu ? es-tu dévot ou poltron ? Voyons, qu’est-ce qui t’empêche de lui dire une bonne fois : Monsieur mon père, j’aime une honnête fille, et j’ai donné ma parole de l’épouser. Je vous demande respectueusenient votre approbation, et je vous jure que je la mérite. Si vous consentez à mon bonheur, je serai pour toujours votre fils et votre ami ; si vous refusez, j’en suis au désespoir, mais je ne puis manquer à mes devoirs envers Geneviève. Vous êtes riche, j’ai de quoi vivre, séparons nos biens ; ceci est à vous, ceci est à moi, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Votre fils respectueux, André. — C’est comme cela qu’on parle ou qu’on écrit.
— Eh bien ! Joseph, je vais écrire, tu as raison. Je laisserai la lettre sur une table, ou je la ferai remettre par un domestique après notre départ. Va préparer le char-à-bancs, mais prends bien garde qu’on ne te voie…
— Ah ! voilà une parole d’écolier qui tremble ! non, André, cela ne peut pas se faire ainsi. Je commence à voir clair dans ta tête et dans la mienne. J’ai des devoirs aussi envers Geneviève. Je suis son ami, je dois agir prudemment et ne pas la jeter dans de nouveaux malheurs par un zèle inconsidéré. Avant de courir après elle et de contrarier une résolution qu’elle a encore la force d’exécuter, il faut que je sache si tu es capable de tenir la tienne. Il ne s’agit pas de plaisanter, vois-tu ! Diantre, la réputation d’une fille honnête ne doit pas être sacrifiée à une amourette de roman !
— Tu es bien sévère avec moi, Joseph ! il y a bien peu de temps, tu te moquais de moi, parce que je prenais la chose au sérieux, et tu te jouais d’Henriette, comme jamais je n’ai songé à me moquer de ma chère, de ma respectée Geneviève.
— Tu as raison, je raisonne je ne sais comment, et je dis des choses que je n’ai jamais dites. Je dois te paraître singulier, mais à coup sûr pas autant qu’à moi-même. Pourtant c’est peut-être tout simple ; — écoute, André, il faut que je te dise tout.
— Mon Dieu ! que veux-tu dire, Joseph ? tu me tourmentes et tu m’inquiètes aujourd’hui à me rendre fou.
— Tâche de rassembler toutes les forces de ta raison pour m’écouter. Ce que je vois de ta conduite et de celle de Geneviève me fait croire que tu n’as pas grande envie de l’épouser… ne m’interromps pas. Je sais que tu as bon cœur, que tu es honnête et que tu l’aimes. Mais je sais aussi tout ce qui t’empêchera d’en faire ta femme. Écoute. Geneviève est déshonorée dans le pays, mais moi je ne crois pas qu’elle ait été ta maîtresse… Je mettrais ma main au feu pour le soutenir…, elle est aussi pure à présent que le jour de sa première communion.
— Je le jure par le Dieu vivant, s’écria André, si mon ame n’avait pas eu pour elle un saint respect, son premier regard aurait suffi pour me l’inspirer !
— Eh bien ! ce que tu me dis là me décide tout-à-fait. Pèse bien toutes mes paroles et réponds-moi dans une heure, ce soir ou demain au plus tard, si tu as besoin de réflexions ; mais réponds-moi définitivement et sans retour sur ta parole. Veux-tu que j’offre à Geneviève de l’épouser ? si elle y consent, c’est dit !
— Toi ! s’écria André en reculant de surprise. — Oui, moi, répondit Joseph. Le diable me pourfende si je n’y suis pas décidé. Ce n’est pas une offre en l’air. C’est une chose à laquelle j’ai pensé douze heures par jour depuis la nuit où tu as été si malade. Je m’en repentirai peut-être un jour, mais aujourd’hui, je le sens, c’est mon devoir, c’est la volonté de Dieu. Geneviève est perdue, désespérée. Tu ne peux pas l’épouser, et si tu ne l’épouses pas, tu seras poursuivi par un remords éternel. Je suis votre ami. Une voix intérieure me dit : Joseph, tu peux tout réparer. On se moquera peut-être de toi ; mais ni Geneviève, ni André, ne seront ingrats envers toi. Ils consentiront à se séparer pour jamais, et un jour ils te remercieront.
En parlant ainsi, Joseph s’attendrit et s’éleva presque à la hauteur du rôle généreux et romanesque à l’abri duquel il espérait persuader à André de renoncer à Geneviève. Joseph n’était rien moins qu’un héros de roman. C’était un campagnard madré qui s’était épris sérieusement de Geneviève, et entrevoyait l’espérance de la séparer d’André, et, par un égoïsme bien excusable, il n’était pas fâché de hâter cette rupture. Mais pour rien au monde il n’eût appelé le mensonge à son secours. Son caractère était un singulier mélange de ruse et de loyauté. Aussi, quand il vit qu’André, dupe d’abord de sa fausse générosité, après l’avoir remercié avec effusion, refusait de renoncer à Geneviève, il abandonna sur-le-champ le rêve de bonheur dont il s’était bercé. Quand il entendit André parler de sa passion avec cette espèce d’éloquence dont il n’avait pas le secret, il revint à lui-même. Non, se dit-il intérieurement, Geneviève ne pourrait pas oublier un si beau parleur, pour s’affubler d’un rustre comme moi. Si le respect humain ou le dépit la décidait à m’accepter, elle s’en repentirait, et j’aurais fait trois malheureux, André, elle et moi. — D’ailleurs, se dit-il encore, André sait mieux aimer que moi. Il ne sait pas agir, mais il sait souffrir et pleurer. Voilà ce qui gagne le cœur des femmes. Ce pauvre enfant n’aura peut-être ni la force de l’épouser, ni celle de l’abandonner. Dans tous les cas, il sera malheureux ; mais je ne veux pas qu’il soit dit que j’y aie contribué, moi, Joseph Marteau, son ami d’enfance. Ce serait mal.
C’est avec ces idées et ces maximes que Joseph Marteau, après avoir passé en un jour par les sentimens les plus contraires, se résolut à hâter de tout son pouvoir la réconciliation d’André avec Geneviève.
— Je m’abandonne à toi comme à mon meilleur, comme à mon seul ami, lui dit André ; dis-moi ce qu’il faut faire, aide-moi, réfléchis et décide pour moi ; j’exécuterai aveuglément tes ordres.
— Eh bien ! lui dit Joseph, il faut procéder honnêtement, si nous voulons avoir l’assentiment de Geneviève. Va trouver ton père sur-le-champ, et demande-lui son consentement. S’il te l’accorde, écris à Geneviève pour la prier de revenir, je porterai la lettre, et je lui dirai tout ce qui pourra la décider. S’il refuse, nous partons sans le prévenir, et nous procédons cavalièrement avec lui.
— Ne pourrais-tu me sauver l’horreur de cet entretien ? dit André : j’aimerais mieux me battre avec dix hommes que de parler à mon père.
— Impossible, impossible ! dit Joseph : il refusera, il te brutalisera, il n’en faut pas douter ; tant mieux ! tous les torts seront de son côté, et nous aurons le droit d’agir vigoureusement.
André se décida enfin, et trouva son père occupé à nettoyer ses fusils de chasse. Il entra timidement, et fit crier la porte en l’ouvrant lentement et d’une main tremblante.
— Voyons ! qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que c’est ? dit le marquis impatienté : pourquoi n’entrez-vous pas franchement ? Vous avez toujours l’air d’un voleur ou d’un pauvre honteux.
— Je viens vous demander un moment d’entretien, répondit André d’un air froid et craintif. C’était la première fois qu’il essayait d’avoir une explication avec son père. Le marquis fut si surpris, qu’il leva les yeux et toisa André de la tête aux pieds. Il pressentit en un instant le sujet de cette démarche, et la colère s’alluma dans ses veines avant que son fils eût dit un mot. Tous deux gardèrent le silence, puis le marquis s’écria : — Allons, tonnerre de Dieu ! êtes-vous venu ici pour me regarder le blanc des yeux ? parlez, ou allez-vous-en.
— Je parlerai, mon père, dit André, à qui le sentiment de l’offense donnait un peu de courage. Je viens vous déclarer que je suis amoureux de Geneviève la fleuriste, et que mon intention est de l’épouser, si vous voulez bien m’accorder votre consentement…
— Et si je ne l’accorde pas, s’écria le marquis en se contenant un peu, que ferez-vous ?
— J’essaierai de vous fléchir ; et si je ne le peux pas…
— Eh bien ?
André resta cinq minutes sans répondre. Les yeux étincelans de son père le tenaient en arrêt comme le lièvre fasciné sous le regard du chien de chasse, qui n’ose faire un mouvement. — Eh bien ! monsieur l’épouseur de filles, dit le marquis d’un ton moqueur et méprisant, que ferez-vous, si je vous défends de mettre les pieds hors de la maison d’ici à un an ?
— Je désobéirai à mon père, répondit André en s’animant, car mon père aura agi avec moi d’une manière injuste et insensée.
Rien au monde ne pouvait irriter le marquis plus que les paroles et le maintien de son fils. Un caractère plus hardi et plus souple aurait su flatter cet orgueil impérieux et brutal : mais André n’avait pas le courage de caresser un si rude animal. Tout ce qu’il pouvait, c’était de faire bonne contenance devant lui, et de ne pas s’abandonner à la tentation de fuir son aspect terrifiant.
— Ah ! nous y voilà ! dit le marquis en grinçant des dents et en se frottant les mains : voilà où nous devions en venir ! Eh bien ! qu’il en arrive ce qu’il plaira à Dieu, pleurez, maigrissez, mourez ; aussi bien, les sots comme vous ne sont pas dignes de vivre : mais certainement vous n’aurez pas mon consentement. Vous attendrez ma mort si vous voulez : je n’ai pas encore envie d’en finir pour vous laisser la liberté d’épouser une…
André fit un mouvement pour sortir afin de ne pas entendre injurier Geneviève. Le marquis le retint par le bras et le força d’écouter un déluge de menaces et d’imprécations. Il fit entrer, dans ce sermon très peu chrétien, une espèce de récrimination sentimentale à sa manière. Il lui reprocha tous les bienfaits de sa tendresse, et lui présenta, comme des preuves d’une adorable sollicitude, les soins vulgaires qu’impose à tous les hommes le plus simple sentiment des devoirs de la paternité. Il le fit en des termes qui eussent rendu son discours aussi bouffon qu’il espérait le rendre pathétique, si André eût été capable d’avoir une pensée plaisante en cet instant. — Quand vous êtes venu au monde, lui dit-il, vous étiez si chétif et si laid, que pas une femme de la commune ne voulut vous prendre en nourrice : c’était une trop grande responsabilité que de se charger de vous. Je trouvai enfin une pauvre misérable à la Chassaigne, qui offrit de vous emporter : mais quand je vous vis dans son tablier, pauvre araignée, je craignis que le soleil ne vous fît fondre dans le trajet, et je vous tirai de là, pour vous jeter sur mon propre lit. Alors je fis venir ma plus belle chèvre, une chèvre de deux ans, qui venait de mettre bas pour la première fois, et je vous la donnai pour nourrice. Je fis tuer les chevreaux et je les mangeai, et pourtant c’étaient deux beaux chevreaux ! tout le monde avait regret de voir deux élèves d’une si bonne race aller à la boucherie ; mais je ne reculai devant aucun sacrifice pour sauver cet avorton qui ne devait cependant me donner que des chagrins. Je vous gardai à la maison pendant les années où un enfant est le plus désagréable. Je me résignai à entendre les criailleries de maillot que je déteste ; Vous n’avez pas fait une dent sans que j’aie donné un mouchoir ou un tablier à la servante qui prenait soin de vous. C’était, ma foi ! une belle fille ! je n’avais pas choisi la plus laide du pays, et je la payais cher ! Je voulais qu’on n’eût pas à me reprocher d’avoir négligé quelque chose pour ce fils malingre qui me causait tant d’embarras, et qui devait ne m’être jamais bon à rien. Combien de fois ne me suis-je pas levé au milieu de la nuit pour vous préparer des breuvages, quand on venait me dire que vous aviez des convulsions !
André aurait pu trouver à toutes ces grandes actions de son père des explications fort prosaïques. Sans parler des petits cadeaux à la servante, qui, dans le pays, n’étaient pas uniquement attribués à la tendresse paternelle, il aurait pu se rappeler aussi que le marquis avait coutume de passer les nuits dans la plus grande agitation quand un de ses bestiaux était malade ; et quant aux fameux breuvages qu’il préparait lui-même, et pareils en tout à ceux qu’il distribuait largement à ses bœufs de travail, André avait souvent fait, dans son enfance, le rude essai de ses forces contre l’énergie de ces potions diaboliques.
Mais André était si bon et si doux, qu’il fut un instant ému et persuadé par ces grossières démonstrations d’amitié. Le marquis l’observait attentivement, tout en poursuivant sa déclamation.
Il vit sur son visage des traces d’attendrissement, et, empressé de ressaisir son empire, il en profita pour frapper les derniers coups. Mais il le fit d’une façon maladroite. Il se risqua à vouloir couvrir d’infamie la conduite de Geneviève, à la présenter comme une intrigante qui tâchait d’envahir le cœur et la fortune d’un enfant crédule. André retrouva, comme par enchantement, le peu de forces qu’il avait apportées à cet entretien. Il sortit en déclarant à son père qu’il appellerait à son secours la justice, le bon sens et les lois, s’il le fallait. Avec une résistance plus patiente et plus ménagée, il aurait pu vaincre l’obstination du marquis. Mais André craignait trop la fatigue du cœur et de l’esprit pour entreprendre une lutte quelconque ; Joseph, avec les plus loyales intentions du monde, n’était pas un juge bien éclairé dans un cas de conscience.
Il vint à sa rencontre sur l’escalier et lui dit :
— J’ai entendu le commencement et la fin de la querelle. Cela s’est passé comme je m’y attendais. Le char-à-bancs est prêt. Partons.
Ils partirent si lestement, que le marquis n’eut pas le temps de s’en apercevoir. Joseph, enchanté de faire un coup de tête, fouettait son cheval en riant aux éclats ; et André, tout tremblant, songeait à la première journée qu’il avait passée avec Geneviève au Château Fondu, et qu’il avait conquise par une fuite pareille.
Ils trouvèrent la patache, inclinée sur son brancard, à la porte d’un cabaret, dans un petit village de la Marche. Il ne faisait pas encore jour. Le conducteur savourait un cruchon de vin du pays, acide comme du vinaigre, et qu’il préférait fièrement à celui des meilleurs crus. Joseph et André jetèrent un regard empressé autour de la salle, qu’éclairait faiblement la lueur d’un maigre foyer. Ils aperçurent Geneviève, assise dans un coin, la tête appuyée sur ses mains, et le corps penché sur une table. André la reconnut à son petit schall violet, qu’elle avait serré autour d’elle pour se préserver du froid du matin, et à une mèche de cheveux noirs, qui s’échappait de son bonnet, et qui brillait sur sa main comme une larme. Succombant à la fatigue d’une nuit de cahots, la pauvre enfant dormait dans une attitude de résignation si douce et si naïve, qu’André sentit son cœur se briser d’attendrissement. Il s’élança et la serra dans ses bras en la couvrant de baisers et de sanglots. Geneviève s’éveilla en criant, crut rêver, et s’abandonna aux caresses de son amant, tandis que Joseph, ému péniblement, leur tourna le dos, et, dans sa colère, donna un grand coup de pied au chat qui dormait sur la cendre du foyer.
Geneviève voulait résister et poursuivre sa route. André appela Joseph à son secours et le conjura d’attester la fermeté de sa conduite envers son père. Le bon Joseph imposa silence à sa mauvaise humeur, et exagéra la bravoure et les grandes résolutions d’André. Geneviève avait bien envie de se laisser persuader. On tint conseil. On donna pour boire au conducteur afin qu’il attendît une heure de plus, ce qui fut d’autant plus facile que Geneviève était le seul voyageur de la patache.
Geneviève fit observer que son départ devait déjà être connu de toute la ville de L……, qu’un brusque retour avec André serait un sujet de scandale ou de moquerie ; jusque-là on pouvait croire à la maladie de sa cousine. Il ne fallait pas donner à toute cette histoire la tournure d’un dépit amoureux ou d’un caprice romanesque. La jalousie d’Henriette impliquerait Joseph dans cette combinaison d’évènemens, d’une manière étrange et ridicule. André, toujours ardent et courageux quand il ne s’agissait que de prévoir les obstacles, prétendait qu’il fallait fouler aux pieds toutes ces considérations. Joseph, plus tranquille, approuva toutes les observations de Geneviève, et décida, en dernier ressort, qu’elle devait passer huit jours à Guéret, tandis qu’André reviendrait à L…… et s’établirait chez lui. Ce temps devait être consacré à faire, par lettres, de nouvelles démarches respectueuses auprès du marquis, après quoi on s’occuperait des démarches légales. Geneviève, à ce mot, secoua la tête sans rien dire ; son parti était pris de ne jamais recourir à ces moyens-là. Elle mettait son dernier espoir dans la persévérance d’André à persuader son père. Elle ignorait que cette persévérance avait duré une demi-heure et ne devait pas se ranimer.
Ils se séparèrent donc avec mille promesses mutuelles de se rejoindre à la fin de la semaine, et de s’écrire tous les jours. André, selon le conseil de Joseph, écrivit à son père et ne reçut pas de réponse. Geneviève résolut d’attendre le résultat de ces tentatives pour prendre un parti. Nouvelles lettres d’André, nouveau silence du marquis. Geneviève prolongea son absence. André, au désespoir, fit faire une première sommation à son père et partit pour Guéret. Il se jeta aux pieds de Geneviève et la supplia de revenir avec lui, ou de lui permettre de rester près d’elle. Elle était près de consentir à l’un ou à l’autre, lorsqu’il eut la mauvaise inspiration de lui apprendre le dernier acte de fermeté qu’il venait de faire auprès du marquis. Cette nouvelle causa un profond chagrin à Geneviève. Elle la désapprouva formellement et se plaignit de n’avoir pas été consultée. Au milieu de sa tristesse, elle éprouva un peu de ressentiment contre son amant, et ne put se défendre de l’exprimer.
— Voilà où tu m’as entraînée, lui dit-elle. J’ai toujours voulu t’éloigner ou te fuir, et par ton imprudence, tu m’as jetée dans un abîme dont nous ne sortirons jamais. Me voilà couverte de honte, perdue, et, pour laver cette tache, il faut que je t’exhorte à violer tous les devoirs de la piété filiale. Non, c’est impossible, André ; il vaut mieux souffrir et n’être pas coupable. Réussir au prix du remords, c’est se condamner dès cette vie aux tourmens de l’enfer.
André ne savait que répondre à ces scrupules, que d’ailleurs il partageait. Il sentait que son devoir était de la quitter et de lui laisser accomplir son courageux sacrifice, dût-il en mourir de chagrin. Mais cela était plus que tout le reste au-dessus de ses forces ; il se jetait à genoux, pleurait, et demandait la pitié et les consolations de Geneviève.
Geneviève était forte et magnanime ; mais elle était femme, et elle aimait. Après l’élan qui la portait aux grandes résolutions, la tendresse et l’instinct du bonheur parlaient à leur tour. Elle regrettait de n’avoir pas pour appui un amant plus courageux qu’elle.
— Ah ! disait-elle à André, tu m’entraînes dans le mal ; tu me fais manquer à l’estime que je voulais avoir pour moi-même : je ne m’en consolerai pas, et je ne pourrai jamais cesser de t’accuser un peu. Avec un homme plus fort que toi, j’aurais pratiqué les vertus héroïques : il me semble que j’en suis capable, et que ma destinée était de faire des choses extraordinaires. Et pourtant, je vais tomber dans une existence coupable, égoïste et honteuse. Je vais travailler sordidement à épouser un homme plus riche que moi, et pourquoi ? pour imposer silence à la calomnie. André, André, renonce à moi ; il en est encore temps ; crains que, si je te cède aujourd’hui, je ne m’en repente demain.
— Tu as raison, disait André, séparons-nous ; et il tombait dans les convulsions. Son faible corps se refusait à ces émotions violentes. Geneviève n’avait pas le courage surhumain de l’abandonner et de le désespérer dans ces momens cruels. Elle lui promettait tout ce qu’il voulait, et elle finit par retourner à L…… avec lui.
Alors commença pour tous deux une vie de souffrances continuelles. D’une part, le marquis, furieux de la sommation de l’huissier, se plaignait à tout le pays de l’insolence de son fils, et de l’impudente ambition de cette ouvrière qui voulait usurper le noble nom de sa famille. Il trouvait beaucoup de gens envieux du mérite de Geneviève, ou avides de colporter les secrets d’autrui, et les calomnies débitées contre la pauvre fille acquirent une publicité effrayante. Toutes les prudes de la ville, et le nombre en était grand, lui retirèrent leur pratique, et se portèrent en foule chez une marchande qui avait profité de l’absence de Geneviève pour venir s’établir à L…… Ses fleurs étaient ridicules auprès de celles de Geneviève. Mais qui pouvait s’en soucier ou s’en apercevoir, si ce n’est deux ou trois amateurs de botanique, qui cultivaient des fleurs et n’en commandaient pas ? Le besoin vint assiéger la pauvre fleuriste ; personne ne s’en douta, et André moins que tout autre, tant elle sut bien cacher sa pénurie ; mais elle supporta de longs jeûnes, et sa santé s’altéra sérieusement.
L’amitié d’Henriette, qui lui avait été douce et secourable autrefois, lui fut tout-à-fait ravie. La dernière fuite de Joseph, les fréquentes visites qu’il continuait à rendre à Geneviève, et surtout l’indifférence qu’il ne pouvait plus dissimuler, furent autant de traits envenimés dont Henriette reçut l’atteinte, et dont elle retourna la pointe vers sa rivale. Elle était bonne, et son premier mouvement était toujours généreux ; mais elle n’avait pas l’ame assez élevée pour résister à l’humiliation de l’abandon et aux railleries de ses compagnes. Elle accablait Geneviève de menaces ridicules. La malheureuse enfant perdit enfin ce noble et tranquille orgueil qui l’avait soutenue jusque-là. Elle devint craintive, et sa raison s’affaiblit ; elle passait les nuits dans une solitude effrayante ; son imagination, troublée par la fièvre, l’entourait de fantômes : tantôt c’était le marquis, tantôt Henriette qui la foulaient aux pieds et lui dévoraient le cœur, tandis qu’André dormait tranquillement, et, sourd à ses cris, ne s’éveillait pas. Alors elle se levait effarée, baignée de sueur ; elle ouvrait sa fenêtre et s’exposait à l’air froid de l’automne. Un matin, André entra chez elle et la trouva évanouie à terre ; il voulut ne plus la quitter, et s’obstina à passer les nuits dans la chambre voisine. Il fallut y consentir ; elle n’avait pas une amie pour la secourir. Ni Geneviève, ni André, qui était réduit au même dénuement, n’avait le moyen de payer une garde ; d’ailleurs André l’aurait-il remise à des soins mercenaires, quand il croyait pouvoir la soigner avec le respect et la sécurité d’un frère ?
Il ne savait pas à quel danger il s’exposait. Au milieu de la nuit, les cris de Geneviève le réveillaient en sursaut ; il se levait et la trouvait à moitié nue, pâle et les cheveux épars. Elle se jetait à son cou, en lui disant : Sauve-moi ! sauve-moi ! Et quand cet accès de frayeur fébrile était passé, elle retombait épuisée dans ses bras, et s’abandonnait indifférente et presque insensible à ses caresses. André s’était juré de ne jamais profiter de ces momens d’accablement et d’oubli. Il s’asseyait à son chevet, et l’endormait en la soutenant sur son cœur ; mais ce cœur palpitait de toute l’ardeur de la jeunesse et d’une passion long-temps comprimée. Chaque nuit, il espérait calmer le feu dont il était dévoré par une étreinte plus forte, par un baiser plus passionné que la veille, et il croyait chaque nuit pouvoir s’arrêter à cette dernière caresse brûlante, mais chaste encore.
Qu’y a-t-il d’impur entre deux enfans beaux et tristes et abandonnés du reste du monde ? Pourquoi flétrir la sainte union de deux êtres à qui Dieu inspire un mutuel amour ? André ne put combattre long-temps le vœu de la nature. Geneviève malade et souffrante lui devenait plus chère chaque jour. Le feu de la fièvre animait sa beauté d’un éclat inaccoutumé ; avec cette rougeur et ces yeux brillans, c’était une autre femme, sinon plus aimée, du moins plus désirable. André ne savait pas lutter contre lui-même, il succomba, et Geneviève avec lui.
Quand elle retrouva ses forces et sa raison, il lui sembla qu’elle sortait d’un rêve, ou qu’un des génies des contes arabes l’avait portée dans les bras de son amant durant son sommeil. Il se jeta à ses pieds, les arrosa de larmes, et la conjura de ne pas se repentir du bonheur qu’elle lui avait donné. Geneviève pardonna d’un air sombre et avec un cœur désespéré ; elle avait trop de fierté pour ne pas haïr tout ce qui ressemblait à une victoire des sens sur l’esprit ; elle n’osa faire des reproches à André ; elle connaissait l’exaspération de sa douleur au moindre signe de mécontentement qu’elle lui donnait, elle savait qu’il était si peu maître de lui-même, que dans sa souffrance, il était capable de se donner la mort.
Elle supporta son chagrin en silence ; mais, au lieu de tout pardonner à l’entraînement de la passion, elle sentit qu’André lui devenait moins cher et moins sacré de jour en jour. Elle l’aimait peut-être avec plus de dévouement ; mais il n’était plus pour elle, comme autrefois, un ami précieux, un instituteur vénéré ; la tendresse demeurait, mais l’enthousiasme était mort. Pâle et rêveuse entre ses bras, elle songeait au temps où ils étudiaient ensemble sans oser se regarder, et ce temps de crainte et d’espoir était pour elle mille fois plus doux et plus beau que celui de l’entier abandon.
Pour comble de malheur, Geneviève devint grosse : alors il n’y eut plus à reculer, André fit les sommations de rigueur à son père, et un soir, Geneviève, appuyée sur le bras de Joseph, alla à l’église, et reçut l’anneau nuptial de la main d’André. Elle avait été le matin à la mairie avec le même mystère ; ce fut un mariage triste et commis en secret, comme une faute.
La misère où tombait de jour en jour ce couple malheureux, et surtout la grossesse de Geneviève mettaient André dans la nécessité de réclamer sa fortune ; mais Geneviève s’opposait avec force à cette dernière démarche. — Non, disait-elle, c’est bien assez de lui avoir désobéi, et d’avoir bravé sa malédiction et sa colère ; il ne faut pas mériter son mépris et sa haine. Jusqu’ici, il peut dire que je suis une insensée, qui s’est éprise de son fils et qui l’a entraîné dans le malheur ; il ne faut pas qu’il dise que je suis une vile créature qui veut le dépouiller de son argent pour s’enrichir.
André voyait les souffrances et les privations que la misère imposait à sa femme : il aurait dû surmonter les scrupules de Geneviève et sacrifier tout à la conservation de celle qui allait le rendre père ; mais cet effort était pour lui le plus difficile de tous. Il savait que le marquis tenait encore plus à l’argent qu’au plaisir de commander ; il prévoyait des lettres de reproches et de menaces plus terribles que toutes celles qu’il avait reçues de lui à l’occasion de son mariage, et puis il se flattait de faire vivre Geneviève par son travail. Il avait obtenu, avec bien de la peine, un misérable emploi dans un collége. André était instruit et intelligent, mais il n’était pas industrieux. Il ne savait pas s’appliquer et s’attacher à une profession, en tirer parti, et s’élever, par sa persévérance, jusqu’à une position meilleure et plus honorable. Ce métier de cuistre lui était odieux : il le remplissait avec une répugnance qui lui attirait l’inimitié des élèves et des professeurs. On l’accabla de vexations qui lui rendirent l’exercice de son misérable état de plus en plus pénible ; il les supporta du mieux qu’il put, mais sa santé en souffrit. Chaque soir, en rentrant chez lui, il avait des attaques de nerfs, et souvent le matin il était si brisé, et il se sentait le cœur tellement dévoré de douleur et de colère, qu’il lui était impossible de se traîner jusqu’à sa classe : on le renvoya.
Joseph lui avait ouvert sa bourse ; mais il était pauvre, chargé de famille. D’ailleurs Geneviève, à l’insu de laquelle André avait accepté d’abord les secours de son ami, avait fini par s’apercevoir de ces emprunts, et elle s’y opposait désormais avec fermeté. Elle supportait la faim et le froid avec un courage héroïque, et se condamnait aux plus grossiers travaux, sans jamais faire entendre une plainte. Il était assez malheureux ; assez de tourmens, assez de remords le déchiraient : elle essaya de le consoler en pleurant avec lui. Mais une femme ne peut pas aimer d’amour un homme qu’elle sent inférieur à elle ; l’amour sans vénération et sans enihousiasme n’est plus que de l’amitié : l’amitié est une froide compagne pour aider à supporter les maux immenses que l’amour a fait accepter.
Joseph ne voyait de tout cela que l’air souffrant et abattu d’André et sa situation précaire ; il ne savait plus quel conseil ni quel secours lui donner. Un matin, il prit sa gibecière et son fusil, acheta un lièvre en traversant le marché, et s’en alla à travers champs au château de Morand. Il y avait six mois qu’il n’avait eu de rapports directs avec le marquis ; il savait seulement que celui-ci s’en prenait à lui de tout ce qui était arrivé, et parlait de lui avec un vif ressentiment. — Il en arrivera ce qui pourra, se disait Joseph en chemin ; mais il faut que je tente quelque chose sur lui, n’importe quoi, n’importe comment. Joseph Marteau n’est pas une bête, il prendra conseil des circonstances, et tâchera d’étudier son marquis de la tête aux pieds, pour s’en emparer.
Le marquis ne s’attendait guère à sa visite. Il assistait à un semis d’orge dans un de ses champs ; Joseph, en l’apercevant, fut surpris du changement qui s’était opéré dans ses traits et dans son attitude. La révolte et l’abandon d’André avaient bien porté une certaine atteinte à son cœur paternel ; mais son principal regret était de n’avoir plus personne à tourmenter et à faire souffrir. La grosse philosophie de tous ceux qui l’entouraient recevait stoïquement les bourrasques de sa colère ; l’effroi, la pâleur et les larmes d’André étaient des victoires plus réelles, plus complètes, et il ne pouvait se consoler d’avoir perdu ces triomphes journaliers. Joseph s’attendait au froid accueil qu’il reçut ; aussi fit-il bonne contenance, comme s’il ne se fut aperçu de rien.
— Je ne comptais pas sur le plaisir de vous voir, lui dit M. de Morand.
— Oh ! ni moi non plus, dit Joseph ; mais passant par ce chemin, et vous voyant si près de moi, je n’ai pu me dispenser de vous souhaiter le bonjour.
— Sans doute, dit le marquis, vous ne pouviez pas vous en dispenser d’autant plus que cela ne vous coûtait pas beaucoup de peine.
Joseph secoua la tête avec cet air de bonhomie qu’il savait parfaitement prendre quand il voulait.
— Tenez, voisin, dit-il (je vous demande pardon, je ne peux me déshabituer de vous appeler ainsi), nous ne nous comprenons pas, et puisque vous voilà, il faut que je vous dise ce que j’ai sur le cœur. J’étais bien résolu à n’avoir jamais cette explication avec vous ; mais quand je vous ai vu là, avec cette brave figure, que j’avais tant de plaisir à rencontrer quand je n’étais pas plus haut que mon fusil, ç’a été plus fort que moi, il a fallu que je misse mon dépit de côté, et que je vinsse vous donner une poignée de main. Touchez là. Deux honnêtes gens ne se rencontrent pas tous les jours dans un chemin, comme on dit.
La grosse cajolerie avait un pouvoir immense sur le marquis : il ne put refuser de prendre la main de Joseph ; mais en même temps il le regarda en face d’un air de surprise et de mécontentement.
— Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il ; vous prétendez avoir du dépit contre moi, et vous avez l’air de me pardonner quelque chose, quand c’est moi qui…
— Je sais ce que vous allez dire, voisin, interrompit Joseph, et c’est de cela que je me plains ; je sais de quoi vous m’accusez, et je trouve mal à vous de soupçonner un ami sans l’interroger.
— Sur quoi, diable ! voulez-vous que je vous interroge, quand je suis sûr de mon fait ? N’avez-vous pas emmené mon fils sous mes yeux, pour le conduire à la recherche de cette folle, qui, sans vous, s’en allait à Guéret et ne revenait peut-être plus ? N’avez-vous pas été compère et compagnon dans toutes ces belles équipées ? N’avez-vous pas conseillé à André de m’insulter et de me désobéir ? N’avez-vous pas donné le bras à la mariée le jour de cet honnête mariage ? Répondez à tout cela, Joseph, et interrogez un peu votre conscience ; elle vous dira que je devrais retirer ma main de la vôtre, quand vous me la tendez.
Joseph sentit que le marquis avait raison, et il fit un effort sur lui-même pour ne pas se déconcerter.
— Je conviens, dit-il, que les apparences sont contre moi, marquis ; mais si nous nous étions expliqués au lieu de nous fuir, vous verriez que j’ai fait tout le contraire de ce que vous croyez. Le jour où j’ai emmené André avec votre char-à-bancs et mon cheval, il est vrai, je crois avoir rempli mon devoir d’ami sincère envers le père autant qu’envers le fils.
— Comment cela, je vous prie ? dit le marquis en haussant les épaules.
— Comment cela ? reprit Joseph avec une effronterie sans pareille : ne vous souvient-il plus de la colère épouvantable et de l’insolente ironie de votre fils durant cette dernière explication que vous eûtes ensemble ?
— Il est vrai que jamais je ne l’avais vu si hardi et si têtu, répondit le marquis.
— Eh bien ! dit Joseph, sans moi, il aurait dépassé toutes les bornes du respect filial : quand je vis ce malheureux jeune homme exaspéré de la sorte, et résolu à vous dire l’affreux projet qu’il avait conçu dans le désespoir de la passion…
— Quel projet ? interrompit le marquis. Son mariage ? il me l’a dit assez clairement, je pense.
— Non, non, marquis, quelque chose de bien pis que cela, et que, grâce à moi, il renonça à exécuter ce jour-là.
— Mais qu’est-ce donc ?
— Impossible de vous le dire : vos cheveux se dresseraient. Ah ! funestes effets de l’amour ! Heureusement je réussis à l’entraîner hors de la maison paternelle ; j’espérais le tromper, lui faire croire que nous courions après sa belle, et à la faveur de la nuit, l’emmener coucher à ma petite métairie de Granières, où peut-être il se serait calmé et aurait fini par entendre raison ; mais il s’aperçut de la feinte, et après m’avoir fait plusieurs menaces de fou, il s’élança à bas du char-à-bancs, et se mit à courir à travers champs comme un insensé. J’eus une peine incroyable à le rejoindre, et avant de le saisir à bras le corps, j’en reçus plusieurs coups de poing assez vigoureux…
— Impossible ! dit le marquis, jusque-là demi persuadé, mais que cette dernière impudence de Joseph commençait à rendre incrédule ; André n’a jamais eu la force de donner une chiquenaude à une mouche.
— Ne savez-vous pas, marquis, dit Joseph sans se troubler, que, dans l’exaspération de l’amour ou de la folie, les hommes les plus faibles deviennent robustes ? Ne vous souvenez-vous pas de lui avoir vu des attaques de nerfs si violentes, que vous aviez de la peine à le tenir, vous, qui certes n’êtes pas une femmelette ?
— Bah ! c’est que je craignais de le briser en le touchant.
— Oh bien ! moi, précisément par la même raison, je me laissai gourmer jusqu’à ce qu’il s’apaisât un peu. Alors, voyant qu’il était impossible de l’empêcher d’aller rejoindre Geneviève, je pris le parti de l’accompagner pour tâcher de rendre cette entrevue moins dangereuse. Est-ce là la conduite d’un traître envers vous, voisin ?
— À la bonne heure, dit le marquis ; mais depuis vous lui avez certainement donné de mauvais conseils.
— Ceux qui disent cela en ont menti par la gorge, s’écria Joseph en jouant la fureur. Je voudrais les voir là, au bout de mon fusil, pour savoir s’ils oseraient soutenir leur imposture.
— Tu diras ce que tu voudras, Joseph : si tu avais voulu employer ton crédit sur l’esprit d’André, tu l’aurais empêché de faire ce qu’il a fait ; mais tu t’es croisé les bras, et tu as dit : Il en arrivera ce qu’il pourra ; ce sont les affaires de ce vieux grondeur de Morand ; je ne m’en embarrasse guère… Oh ! je connais ton insouciance, Joseph, et je te vois d’ici.
Joseph, voyant le marquis sensiblement radouci, redoubla d’audace, et affirma, par les sermens les plus épouvantables, qu’il avait fait son possible pour ramener André au sentiment du devoir : mais André, disait-il, était un lion déchaîné ; il n’écoutait plus rien, et montrait un caractère opiniâtre, violent et vindicatif, sur lequel rien ne pouvait avoir prise.
— Chose étrange ! dit le marquis en l’écoutant d’un air stupéfait : il était si craintif et si nonchalant avec moi !
— Ne croyez pas cela, marquis, disait Joseph ; vous ne l’avez jamais connu : ce garçon-là est sournois en diable !
— C’est vrai, dit le marquis : il avait l’air de se soumettre ; mais je n’avais pas les talons tournés que le drôle désobéissait de plus belle.
— Vous voyez bien que je le connais, reprit Joseph ; il a agi de même avec moi : quand je lui avais fait une scène infernale pour le ramener au respect qu’il vous doit, il avait l’air d’être convaincu. Je tournais les talons, et voilà mon drôle qui allait trouver les huissiers pour vous les envoyer.
— Ah ! le scélérat ! s’écria le marquis en serrant les poings à ce souvenir. Je ne sais pas, Joseph, comment tu peux le fréquenter encore, car tu es toujours ami intime avec lui : on vous voit partout ensemble ; tu donnes le bras à sa femme ; on a même dit que tu en étais amoureux, et que, durant la maladie d’André, tu avais été au mieux avec elle. Ne m’as-tu pas fait une scène incroyable la nuit où elle a osé venir jusqu’ici ? En d’autres circonstances, j’aurais oublié notre vieille amitié, et je t’aurais cassé la tête : vrai, j’étais un peu en colère.
— Voisin, permettez-moi de dire, au nom de notre vieille amitié, que vous aviez tort. Il s’agissait de la vie d’André dans ce moment-là. Je me souciais bien de cette pécore ! N’avez-vous pas vu comment je l’ai fait détaler aussitôt qu’André a été rendormi ?
— Non, je m’étais endormi moi-même dans ce moment.
— Ah ! je suis fâché que vous n’ayez pas vu cela. Je lui ai dit son fait ; et à présent, croyez-vous que je ne le lui dise pas tous les jours ? Quant à elle, c’est, après tout, une assez bonne fille, douce, rangée, et pleine de bons sentimens. J’en ai eu mauvaise opinion autrefois ; mais je suis bien revenu sur son compte. Je suis sûr que vous n’auriez pas à vous plaindre d’elle, si vous la connaissiez. Celui qui n’entend raison sur rien, celui qui menace et exécute, c’est André. Vous n’avez pas l’idée de ce qu’est votre fils à présent, marquis ; et si vous saviez ce qu’il a résolu et ce que jusqu’ici j’ai réussi à empêcher, vous ne diriez pas que je lui donne de mauvais conseils.
— Il faut que tu me dises ce qu’il a résolu contre moi. Ah ! je m’en moque bien ! Je voudrais bien voir qu’il essayât du nouveau !
— Il y a des choses que le caractère le plus ferme et l’esprit le plus sensé ne peuvent ni prévenir, ni empêcher, dit Joseph d’un air grave : les nouvelles lois donnent aux enfans un recours si étendu contre l’autorité sacrée des parens !
Le marquis commença à prévoir l’ouverture que lui préparait Joseph. Il y avait pensé plus d’une fois, et s’était flatté que son fils n’oserait jamais en venir là. Grossièrement abusé par la feinte amitié de Joseph, il commença à concevoir des craintes sérieuses, et il jeta autour de lui un regard étrange, que Joseph interpréta sur-le-champ. Il se promit de profiter de la terreur cupide du marquis ; et, pour s’emparer de lui de plus en plus, il s’invita adroitement à dîner. Ma demande n’est pas trop indiscrète, dit-il en tirant de sa gibecière le lièvre qu’il avait acheté au marché : j’ai précisément sur moi le rôti.
— C’est une belle pièce de gibier, dit le marquis en examinant le lièvre d’un air de connaisseur.
— Je le crois bien, dit Joseph ; mais ne me faites pas trop de complimens, car c’est votre bien que je vous rapporte : j’ai tué ça sur vos terres.
— En vérité ? dit le marquis, dont les yeux brillèrent de joie : eh bien ! tu vois, ils prétendent tous qu’il n’y a pas de lièvres dans ma commune ! Moi je sais qu’il y en a de beaux et de bons, puisque j’en élève tous les ans plus de cinquante que je lâche en avril dans mes champs. Ça me coûte gros ; mais enfin, c’est agréable de trouver un lièvre dans un sillon de temps en temps.
— À qui le dites-vous ?
— Eh bien ! tu sais les tracasseries de mes voisins pour ces malheureux lièvres. L’un disait : Il se ruine, il fait des folies ; l’autre : Il a perdu la tête ; jamais lièvres ne multiplieront dans un terrain si sec et si pierreux ; ils s’en iront tous du côté des bois. Un troisième disait : Le marquis fournit de lièvres la table du voisin ; il fait des élèves pour sa commune, mais ils iront brouter le serpolet de Theil. Jusqu’à mon garde champêtre qui me soutient effrontément n’avoir jamais vu la trace d’un lièvre sur nos guérets.
— Eh bien ! qu’est-ce que c’est que ça ? dit Joseph en balançant d’un air superbe son lièvre par les oreilles : est-ce un âne ? est-ce une souris ? Je voudrais bien que le garde champêtre et tous les voisins fussent là pour me dire si ce que je tiens là est une chouette ou un oison.
Cette aimable plaisanterie fit rire aux éclats le marquis triomphant.
— Dis-moi, Joseph, est-ce le seul lièvre que tu aies vu sur la commune ?
— Ils étaient trois ensemble, répondit Joseph sans hésiter. Je crois bien que j’en ai blessé un qui ne s’en vantera pas.
— Ils étaient trois ! dit le marquis enchanté.
— Trois, qui se promenaient comme de bons bourgeois dans la Marsèche de Lourche. Il y a une mère certainement ; je l’ai reconnue à sa manière de courir. Elle doit être pleine.
— Ah ! jamais lièvres ne multiplieront sur les terres du marquis ! dit M. de Morand d’un air goguenard, en se frottant les mains. Et dis-moi, Joseph, tu n’as pas tiré sur la mère ?
— Plus souvent ! Je sais le respect qu’on doit à la progéniture. Ah ! par exemple, nous lâcherons quelques coups de fusil à ces petits messieurs-là dans six mois, quand ils auront eu le temps d’être papa et maman à leur tour.
— Oui, s’écria le marquis, je veux que nous fassions un dîner avec tous les voisins ; et pour les faire enrager, on n’y servira que du lièvre tué sur les terres de Morand.
— Premier service, civet de lièvre, s’écria Joseph ; rôti, râble de lapereau ; entremets, filets de lièvre en salade, pâté de lièvre, purée, hachis… Les convives seront malades de colère et d’indigestion.
En réjouissant son hôte par ces grosses facéties, Joseph arriva avec lui au château. Le dîner fut bientôt prêt. Le fameux lièvre, qui peut-être avait passé son innocente vie à six lieues des terres du marquis, fut trouvé par lui savoureux et plein d’un goût de terroir qu’il prétendait reconnaître. Le marquis s’égaya de plus en plus à table, et quand il en sortit, il était tout-à-fait bonhomme et disposé à l’expansion. Joseph s’était observé, et tout en feignant de boire souvent, il avait ménagé son cerveau. Il fit alors en lui-même une récapitulation du plan territorial de Morand. Élevé dans les environs, habitué depuis l’enfance à poursuivre le gibier le long des haies du voisin, il connaissait parfaitement la topographie des terres héréditaires de Morand, et celle des propriétés de même genre apportées en dot par sa femme. Il choisit en lui-même le plus beau champ parmi ces dernières, et pria le marquis de l’y conduire, sans rien laisser soupçonner de son intention.
— On m’a dit que vous aviez planté cela d’une manière splendide ; si ce n’est pas abuser de votre complaisance, allons un peu de ce côté-là. — Le marquis fut charmé de la proposition : rien ne pouvait le flatter plus que d’avoir à montrer ses travaux agricoles. Ils se mirent donc en route : chemin faisant, Joseph s’arrêta sur le bord d’une traîne, comme frappé d’admiration. — Tudieu ! quelle luzerne ! s’écria-t-il ; est-ce de la luzerne, voisin ? quel diable de fourrage est-ce là ? C’est vigoureux comme une forêt, et bientôt on s’y promènera à couvert du soleil.
— Ah ! dit le marquis, je suis bien aise que tu voies cela ; je te prie d’en parler un peu dans le pays : c’est une expérience que j’ai faite, un nouveau fourrage essayé pour la première fois dans nos terres.
— Comment cela s’appelle-t-il ?
— Ah ! ma foi, je ne saurais pas te dire ; cela a un nom anglais ou irlandais que je ne peux jamais me rappeler : la société d’agriculture de Paris envoie tous les ans à notre société départementale (dont tu sais que je suis le doyen) différentes sortes de graines étrangères. Ça ne réussit pas dans toutes les mains.
— Mais dans les vôtres, voisin, il paraît que ça prospère. Il faut convenir qu’il n’y a peut-être pas deux cultivateurs en France qui sachent, comme vous, retourner une terre et lui faire produire ce qu’il vous plaît d’y semer. Vous êtes pour les prairies artificielles, n’est-ce pas ?
— Je dis, mon enfant, qu’il n’y a que ça, et que celui qui voudra avoir du bétail un peu présentable, dans notre pays, ne pourra jamais en venir à bout sans les regains. Nous avons trop peu de terrain à mettre en pré, vois-tu ; il ne faut pas se dissimuler que nous sommes secs comme l’Arabie ; ça aura de la peine à prendre : le paysan est entêté et ne veut pas entendre parler de changer la vieille coutume. Cependant ils commencent à en revenir un peu.
— Parbleu ! je le crois bien ; quand on voit au marché des bœufs comme les vôtres, on est forcé d’y faire attention. Pour moi, c’est une chose qui m’a toujours tourmenté l’esprit. L’autre jour encore, j’en ai vu passer une paire qui allait à la Berthenox, et je me disais : Que diable leur fait-il manger pour leur donner cette graisse, et ce poil, et cette mine ?
— Eh bien ! veux-tu que je te dise une chose ? Tu vois cette luzernière anglaise : cela m’a rapporté vingt charrois de fourrage l’année dernière.
— Vingt charrois là-dedans ! Votre parole d’honneur, voisin ?
— Foi de marquis !
— C’est prodigieux ! vous me vendrez six boisseaux de cette graine-là, marquis ; je veux la faire essayer dans mon petit domaine de Granières.
— Je te les donnerai, et je t’apprendrai la manière de t’en servir.
— Dites-moi, voisin, qu’est-ce qu’il y avait dans cette terre-là auparavant ?
— Rien du tout ; du mauvais blé : c’était cultivé par ces vieux Morins, les anciens métayers du père de ma femme ; de braves gens, mais bornés. J’ai changé tout cela.
Joseph alongea sa figure de deux pouces, et prenant un air étrangement mélancolique : C’est une jolie prairie, dit-il, ce serait dommage qu’elle changeât de maître ! Cette parole tira subitement le marquis de sa béatitude : il tressaillit.
— Est-ce que tu crois, dit-il après un instant de silence, qu’il y aurait quelqu’un d’assez hardi pour me chercher chicane sur quoi que ce soit ?
— Je connais bien des gens, répondit Joseph, qui se ruineraient en procès pour avoir seulement un lambeau d’une propriété comme la vôtre.
Cette réponse rassura le marquis : il crut que Joseph avait fait une réflexion générale, et ayant escaladé pesamment un échalier, il s’enfonça avec lui dans les buissons touffus d’un pâturage.
— Je n’aime pas cela, dit-il en frappant du pied la terre vierge de culture, où depuis un temps immémorial les troupeaux broutaient l’aubépine et le serpolet ; je n’aime pas le terrain que l’on ne travaille pas. Les métayers ne veulent pas sacrifier les pâturages, parce que cela leur épargne la peine de soigner les bœufs à l’étable. Moi, je n’aime pas ces champs d’épines et de ronces où les moutons laissent plus de laine qu’ils ne trouvent de pâture. J’ai déjà mis la moitié de celui-là en froment, et l’année prochaine, je vous ferai retourner le reste ; les métayers diront ce qu’ils voudront, il faudra bien qu’ils m’obéissent.
— Certainement, si vos prairies à l’anglaise vous donnent assez de fourrage pour nourrir les bœufs au-dedans toute l’année, vous n’avez pas besoin de pâturaux. Mais est-ce de la bonne terre ?
— Si c’est de la bonne terre ! une terre qui n’a jamais rien fait ! N’as-tu pas vu sur ma cheminée des brins de paille ?
— Parbleu oui, des tiges de froment qui ont cinq pieds de haut.
— Eh bien ! c’étaient les plus petits. Dans tout ce premier blé, les moissonneurs étaient debout dans les sillons, aussi bien cachés qu’une compagnie de perdrix.
— Diable ! mais c’est une dépense, que de retourner un pâtural comme celui-là.
— C’est une dépense qui prend trois ans du revenu de la terre. — Peste ! je ne recule devant aucun sacrifice pour améliorer mon bien.
— Ah ! dit Joseph avec un grand soupir, qu’André est coupable de mécontenter un père comme le sien ! Il sera bien avancé quand il aura retiré son héritage des mains habiles qui y sèment l’or et l’industrie, pour le confier à quelque imbécille de paysan qui le laissera pourrir en jachères !
Le marquis tressaillit de nouveau et marcha quelque temps les mains croisées derrière le dos et la tête baissée. — Tu crois donc qu’André aurait cette pensée ? dit-il enfin d’un air soucieux.
— Que trop ! répondit Joseph avec une affectation de tristesse laconique. — Heureusement, ajouta-t-il après cinq minutes de marche, que son héritage maternel est peu de chose.
— Peu de chose ! dit le marquis, peste ! tu appelles cela peu de chose ! un bon tiers de mon bien, et le plus pur, le plus soigné !
— Il est vrai que ce domaine est un petit bijou, dit Joseph ; des bâtimens tout neufs.
— Et que j’ai fait construire à mes frais, dit le marquis.
— Le bétail superbe ! reprit Joseph.
— La race toute renouvelée depuis cinq ans, croisée mérinos, moutons cornus, dit le marquis ; il m’en a coûté cinquante francs par tête.
— Ce qu’il y a de joli dans cette propriété de Morand, reprit Joseph, c’est que c’est tout rassemblé, c’est sous la main : votre château est planté là ; d’un côté les bois, de l’autre la terre labourable, pas un voisin entre deux, pas un petit propriétaire incommode fourré entre vos pièces de blé, pas une chèvre de paysan dans vos haies ; pas un troupeau d’oies à travers vos avoines : c’est un avantage, cela !
— Oui ! mais vois-tu, si j’étais obligé par hasard de faire une séparation entre mon bien et celui qui m’est venu de ma femme, les choses iraient tout autrement. Figure-toi que le bien de Louise se trouve enchevêtré dans le mien. Quand je l’épousai, je savais bien ce que je faisais. Sa dot n’était pas grosse, mais cela m’allait comme une bague au doigt. Pour faucher ses prés, il n’y avait qu’un fossé à sauter ; pour serrer ses moissons, il n’y avait pas de chemin de traverse, pas de charrette cassée, pas de bœuf estropié dans les ornières, on allait et venait de mon grenier à son champ, comme de ma chambre à ma cuisine. C’est pourquoi je la pris pour femme, quoique, du reste, son caractère ne me convînt pas, et qu’elle m’ait donné un fils malingre et boudeur, qui est tout son portrait.
— Et qui vous donnera bien de l’embarras, si vous n’y prenez pas garde, voisin !
— Comment, diable, veux-tu que j’y prenne garde, avec les sacrées lois que nous avons ?
— Il faut tâcher, dit Joseph, de s’emparer de son caractère.
— Ah ! si quelqu’un au monde pouvait dompter et gouverner un fils rebelle, répondit le marquis, il me semble que c’était moi ! Mais que faire avec ces êtres qui ne résistent ni ne cèdent, que vous croyez tenir, et qui vous glissent des mains comme l’anguille entre les doigts du pêcheur ?
Joseph vit que le marquis commençait à s’effrayer tout de bon ; il le fit passer habilement par un crescendo d’épouvantes, affectant avec simplicité de l’arrêter à toutes les pièces de terre qui appartenaient à André, et que le pauvre marquis, habitué à regarder comme siennes depuis trente ans, lui montrait avec un orgueil de propriétaire. Quand il avait ingénument étalé tout son savoir-faire dans de longues démonstrations, et qu’il s’était évertué à prouver que le domaine de sa femme avait triplé de revenu entre ses mains, Joseph lui enfonçait un couteau dans le cœur, en lui disant : Quel dommage que vous soyez à la veille d’être dépouillé de tout cela ! Alors le marquis affectait de prendre courage. — Que m’importe ? disait-il ; il m’en restera toujours assez pour vivre : me voilà vieux.
— Hum ! voisin, les belles filles du pays disent le contraire.
— Eh bien ! reprenait le marquis, j’aurai toujours moyen d’être aimable et de faire de petits cadeaux à mes bergères, quand je serai content d’elles.
— Eh ! sans doute ; au lieu du tablier de soie, vous donnerez le tablier de cotonnade ; au lieu de la jupe de drap fin, la jupe de droguet. Quand c’est le cœur qui reçoit, la main ne pèse pas les dons.
— Ces drôlesses aiment la toilette, reprit le marquis.
— Eh bien ! vous ne réduirez en rien cet article de dépense ; vous ferez quelques économies de plus sur la table : au lieu du gigot de mouton rôti, un bon quartier de chair bouillie ; au lieu du chapon gras, l’oison du mois de mai. Avec de vrais amis, on dîne joyeusement sans compter les plats.
— Mes gaillards de voisins font pourtant diablement attention aux miens, reprit le marquis ; et quand ils veulent manger un bon morceau, ils regardent s’il y a de la fumée au-dessus de la cheminée de ma cuisine.
— II est certain qu’on dîne joliment chez vous, voisin ! Il en est parlé. Eh bien ! vous établirez la réforme dans l’écurie. Que faites-vous de trois chevaux ? un bon bidet à deux fins vous suffit.
— Comme tu y vas ! Et la chasse ? ne me faut-il pas deux poneys pour tenir la Saint-Hubert ?
— Mais votre gros cheval ?
— Mon grison m’est nécessaire pour la voiture : veux-tu pas que je fasse tirer mes petites bêtes ?
— Eh bien ! laissons le grison au râtelier, et descendons à la cave… Vous faites au moins douze pièces de vin par an ?
— Qui se consomment dans la maison, sans compter le vin d’Issoudun.
— Eh bien ! nous retrancherons le vin d’Issoudun : vous vendrez six pièces de votre crû, et vous couperez le reste avec de l’eau de prunes sauvages ; ce qui vous fera douze pièces de bonne piquette bien verte, bien rafraîchissante.
— Va-t’en à tous les diables avec ta piquette ! je n’ai pas besoin de me rafraîchir : ne me parle pas de cela. À mon âge, être dépouillé, ruiné, réduit aux plus affreuses privations ! Un père qui s’est sacrifié pour son fils dans toutes les occasions, qui s’arrache le pain de la bouche depuis trente ans ! Que faire ? Si j’allais le trouver, et lui appliquer une bonne volée de coups de bâton ? Qu’en penses-tu, Joseph ?
— Mauvais moyen ! dit Joseph ; vous l’aigririez contre vous, et il ferait pire : il faut tâcher plutôt de le prendre par la douceur, entrer en arrangement, le rappeler auprès de vous.
— Eh bien ! oui, dit le marquis, qu’il revienne demeurer avec moi ; qu’il abandonne sa Geneviève, et je lui pardonne tout.
— Généreux père ! je vous reconnais bien là : mais qu’il abandonne sa Geneviève ! abandonner sa femme ! c’est chose impossible : il serait capable de m’étrangler si j’allais le lui proposer.
— Mais c’est donc un vrai démon que ce morveux-là ! dit le marquis en frappant du pied.
— Un vrai démon ! répondit Joseph : vous serez forcé, je le parie, de vous charger aussi de sa sotte de femme et de son piallard d’enfant.
— Il a un enfant, s’écria le marquis : ah ! mille milliards de serpens ! en voilà bien d’une autre !
— Oui, dit Joseph : c’est là le pire de l’affaire. Est-ce que vous ne saviez pas que sa femme est grosse ?
— Ah ! grosse seulement ?
— L’enfant n’est pas né, mais c’est tout comme. André est si glorieux d’être père, qu’il ne parle plus d’autre chose ; il fait mille beaux projets d’éducation pour monsieur son héritier. Il veut aller se fixer à Paris avec sa famille. Vous pensez bien que, dans de pareilles circonstances, il n’entendra pas facilement raison sur la succession.
— Eh bien ! nous plaiderons, dit le marquis.
— C’est ce que je ferais à votre place, répondit tranquillement Joseph.
— Oui ; mais je perdrai, reprit le marquis, qui raisonnait fort juste quand on ne le contrariait pas : la loi est toute en sa faveur.
— Croyez-vous ? dit Joseph avec une feinte ingénuité.
— Je n’en suis que trop sûr.
— Malheur ! Et que faire ? vous charger aussi de la femme ? C’est à quoi vous ne pourrez jamais consentir, et vous aurez bien raison.
— Jamais ! j’aimerais mieux avoir cent fouines dans mon poulailler qu’une grisette dans ma maison.
— Je le crois bien, dit Joseph. Tenez, je vous conseille de vous débarrasser d’eux avec une bonne somme d’argent comptant, et ils vous laisseront en repos.
— De l’argent comptant, bourreau ! où veux-tu que je le prenne ? Avec ce que j’ai dépensé pour retourner ce pâtural, une paire de bœufs de travail que je viens d’acheter, les vins qui ont gelé, les charançons qui sont déjà dans les blés nouvellement rentrés, c’est une année épouvantable : je suis ruiné, ruiné ! je n’ai pas cent francs à la maison.
— Moi, je vous conseille de courir la chance du procès.
— Quand je te dis que je suis sûr de perdre : veux-tu me faire damner aujourd’hui ?
— Eh bien ! parlons d’autre chose, voisin : ce sujet-là vous attriste, et il est vrai de dire qu’il n’a rien d’agréable.
— Si fait, parlons-en ; car enfin il faut savoir à quoi s’en tenir. Puisque te voilà, et que tu dois voir André ce soir ou demain, je voudrais que tu pusses lui porter quelque proposition de ma part.
— Je ne sais que vous dire, répondit Joseph ; cherchez vous-même ce qu’il convient de faire : vous avez plus de jugement et de connaissances en affaires que moi, lourdaud. En fait de générosité et de grandeur dans les procédés, ni moi ni personne ne pourra se flatter de vous en remontrer.
— Il est vrai que je connais assez bien le monde, reprit le marquis, et que j’aime à faire les choses noblement : eh bien ! va lui dire que je consens à le recevoir et à l’entretenir de tout dans ma maison, lui, sa femme et tous les enfans qui pourront survenir, à condition qu’il ne me demandera jamais un sou, et qu’il me signera un abandon de son héritage maternel.
— Vous êtes un bon père, marquis, et certainement je n’en ferais pas tant à votre place ; mais je crains qu’André, qui a perdu la tête, ne montre en cette occasion une exigence plus grande que vos bienfaits : il vous demandera une pension.
— Une pension ! jour de Dieu !
— Ah ! je le crains. Une petite pension viagère.
— Viagère encore ! Qu’il ne s’y attende pas, le misérable ! Je me laisserai couper par morceaux plutôt que de donner de l’argent : je n’en ai pas ; je jure par tous les saints que je ne le peux pas. Qu’il vienne me chasser de ma maison, et vendre mes meubles, s’il l’ose.
Joseph ne voulut pas aller plus loin ce jour-là : il crut avoir déjà fait beaucoup en arrachant la promesse d’une espèce de réconciliation ; il savait que c’était ce qui ferait le plus de plaisir à Geneviève, et il espéra qu’une nouvelle tentative sur le marquis pourrait l’amener à de plus grands sacrifices : il voulut donc laisser à cette première négociation le temps de faire son effet, et il prit congé du marquis avec force louanges ironiques sur sa magnanimité, et en lui promettant de porter sa généreuse proposition aux insurgés.
Le bon Joseph retourna à la ville d’un pied leste et le cœur léger. Arriver vers des amis malheureux, et leur apporter une bonne nouvelle à laquelle ils ne s’attendent pas, c’est une double joie. Il trouva Geneviève seule, et contemplant, à la lueur de sa lampe, une branche artificielle de boutons de fleurs d’oranger. Il était entré sans frapper, comme il lui arrivait souvent de le faire par précipitation et par étourderie ; il entendit Geneviève qui parlait seule et qui disait à ces fleurs : « Bouquet de vierge, j’ai été forcée de te porter le jour de mon mariage ; mais je t’ai profané, et mon front n’était pas digne de toi : j’étais si honteuse de ce sacrilége, que je t’ai caché bien avant dans mes cheveux, que je t’ai couvert de mon voile. Cependant tu ne t’es pas effeuillé sur ma tête : pour t’en remercier, je veux t’emporter dans ma tombe. »
— Qu’est-ce que vous dites, Geneviève ! dit Joseph épouvanté de ces paroles qu’il comprenait à peine.
Geneviève fit un cri, jeta le bouquet, et devint pâle et tremblante.
— Je vous apporte une bonne nouvelle, dit Joseph en s’asseyant à son côté : André est réconcilié avec son père ; le marquis est réconcilié avec vous ; il vous attend ; il veut vous avoir tous deux, tous trois près de lui.
— Ah ! mon ami, dit Geneviève, ne me trompez-vous pas ? comment le savez-vous ?
— Je le sais, parce qu’il me l’a dit, parce que je viens de le quitter, et que je lui ai fait donner sa parole.
— Ah ! Joseph ! répondit Geneviève, embrassez-moi ; grâce à vous, je mourrai tranquille.
— Mourir ! dit Joseph, en l’embrassant avec une émotion qu’il eut bien de la peine à cacher ; ne parlez pas de cela, c’est une idée de femme enceinte ; où est André ?
— Il se promène tous les soirs aux bords de la rivière, du côté des couperies.
— Pourquoi se promène-t-il sans vous ?
— Je n’ai pas la force de marcher ; et puis nous sommes si tristes, que nous n’osons plus rester ensemble.
— Mais vous allez vous égayer, de par Dieu ! dit Joseph ; je vais le chercher et lui apprendre tout cela.
— Il courut rejoindre André ; celui-ci fut moins joyeux que Geneviève, à l’idée d’un rapprochement entre lui et son père. Il désirait le voir, obtenir son pardon, l’embrasser, lui présenter sa femme, et rien de plus. Demeurer avec lui était un projet qui l’effrayait extrêmement. Au milieu de ses hésitations et de ses répugnances, Joseph fut frappé de l’indolence et de l’inertie avec laquelle il envisageait sa position et la pauvreté où se consumait Geneviève.
— Malheureux ! lui dit-il, tu ne songes donc pas que l’important n’est pas de jouer une scène de comédie sentimentale, mais d’avoir du pain pour ta femme et l’enfant qu’elle va te donner ? Il faut bien se garder d’accepter cette première proposition de ton père, sans arracher de son avarice quelque chose de mieux : une pension alimentaire au moins, et une moitié de ton revenu, s’il est possible.
— Mais par quel moyen ? dit André ; je ne puis avoir recours aux lois, sans que Geneviève en soit informée ; tu ne connais pas sa fermeté ; elle est capable de me haïr, si je viole sa défense.
— Aussi, reprit Joseph, faut-il lui cacher soigneusement mes démarches, et me laisser faire.
André s’abandonna à la prudence et à l’adresse de son ami ; trop faible pour combattre son père, et trop faible aussi pour empêcher un autre de le combattre en son nom. Toujours effrayé, inerte et souffrant entre le bien et le mal, il retourna auprès de sa femme, feignit de partager son contentement, et s’endormit fatigué de la vie, comme il s’endormait tous les soirs.
Quelques jours s’écoulèrent avant que Joseph pût revoir le marquis. Une foire considérable avait appelé le seigneur de Morand à plusieurs lieues de chez lui, et il ne revint qu’à la fin de la semaine. Il rentra un soir, s’enferma dans sa chambre, et déposa, dans une cachette à lui connue, quelques rouleaux d’or, provenant de la vente de ses bestiaux. — Ceux-là, dit-il, en refermant le secret de la boiserie, on ne me les arrachera pas de si tôt ; il revint s’asseoir dans son fauteuil de cuir, et s’essuya le front avec la douce satisfaction d’un homme qui ne s’est pas fatigué en vain. En ce moment, ses yeux tombèrent sur une petite lettre d’une écriture inconnue qu’on avait déposée sur sa table ; il l’ouvrit, et après avoir lu les cinq ou six lignes qu’elle contenait, il se frotta les mains avec une joie extrême, retourna vers son argent, le contempla, relut la lettre, serra l’argent, et sortit pour commander son souper d’un ton plus doux que de coutume. Comme il entrait dans la cuisine, il se trouva face à face avec Joseph qui attendait son retour depuis plusieurs heures, et qui était venu pour lui porter le dernier coup ; mais cette fois toutes les batteries du brave diplomate furent déjouées.
— Eh bien ! mon cher, lui dit le marquis, en lui donnant amicalement sur l’épaule une tape capable d’étourdir un bœuf, nous sommes sauvés, tout est réparé, arrangé, terminé, tu sais cela ? c’est toi qui as apporté la lettre ?
— Quelle lettre ? dit Joseph renversé de surprise.
— Bah ! tu ne sais pas ? dit le marquis : les enfans ont entendu raison, ils se confessent, ils s’humilient ; c’est à tes bons conseils que je dois cela, j’en suis sûr ; tiens, lis.
— Joseph prit avidement le billet, et tressaillit en reconnaissant l’écriture :
« Notre excellent ami Joseph Marteau nous a appris avant-hier que vous aviez la bonté de pardonner à l’égarement de notre amour, et que vous tendiez les bras à un fils repentant : dans l’impatience de voir s’opérer une réconciliation que j’ai demandée à Dieu, tous les jours depuis six mois, je viens vous supplier de hâter cet heureux instant. J’espère que Joseph vous dira combien mon respect pour vous est sincère et désintéressé. Si André avait jamais eu la pensée de vous vendre sa soumission, j’aurais cessé de l’estimer, et j’aurais rougi d’être sa femme. Permettez-nous bien vite d’aller pleurer à vos pieds ; c’est tout, absolument tout ce que vous demande
— Tout est perdu pour ces malheureux enfans romanesques, pensa Joseph ; ce qu’il me reste à faire, c’est de réparer de mon mieux le tort que j’ai pu faire à André dans l’esprit de son père par mes abominables mensonges.
Il y travailla sur-le-champ, et n’eut pas de peine à faire oublier au marquis les prétendues menaces qui l’avaient effrayé. Le hobereau était si content de ressaisir à la fois ses terres et son argent, qu’il était dans les meilleures dispositions envers tout le monde : il se grisa complètement à souper, devint tendre et paternel, et prétendit qu’André était ce qu’il avait de plus cher au monde.
— Après votre argent, papa ! lui répondit étourdiment Joseph, qui, par dépit, s’était grisé aussi.
— Qu’est-ce que tu dis ! s’écria le marquis ; veux-tu que je te casse une bouteille sur la tête pour t’apprendre à parler ? La querelle n’alla pas plus loin ; le marquis s’endormit, et Joseph se sentait une mauvaise humeur inquiète et agissante, qui lui donnait envie d’être dehors, et de faire galoper François à bride abattue. Avant de le laisser partir, M. de Morand lui fit promettre de revenir le lendemain avec André et Geneviève.
Le lendemain de bonne heure, Joseph, reposé et dégrisé, alla trouver ses amis. Il avait bien envie de les gronder ; mais la candeur et la noblesse de Geneviève, au milieu de ses perfidies obligeantes, le forçaient au silence. Ils montèrent tous trois en patache, et arrivèrent au château de Morand, sans s’être dit un mot durant la route. André était triste, Joseph embarrassé, Geneviève était absorbée dans une rêverie douce et mélancolique ; les embrassemens du marquis et de son fils furent convulsivement froids : la douce figure de Geneviève, son air souffrant, ses respectueuses caresses, firent une certaine impression sur la grossière écorce du marquis. Il ne put s’empêcher de lui témoigner des égards et des soins qu’il n’avait peut-être jamais eus pour aucune femme, hors les cas d’amour et de galanterie, où il se piquait d’être accompli. Le jeune couple fut installé au château assez convenablement, et richement en comparaison de l’état misérable dont il sortait. Le marquis eut l’air de faire beaucoup, quoiqu’il ne fît que prêter une chambre, et céder deux places à sa table. André ne se plaignait pas, Geneviève était reconnaissante des plus petites attentions. Joseph venait de temps en temps ; il était mécontent et découragé d’avoir manqué sa grande entreprise. La conduite sordide du père le révoltait, la résignation indolente du fils l’impatientait ; mais il ne pouvait que se taire et boire le vin du marquis.
Tout alla bien pendant quelques jours. Quand les premiers momens de satisfaction d’un côté et d’allégement de l’autre furent passés, quand le marquis se fut accoutumé à ne rien craindre de la part de son fils, et André à ne rien espérer de la part de son père, l’antipathie naturelle qui existait entre eux reprit le dessus. Le marquis était méfiant maladroitement, comme un vieux campagnard. Il croyait avoir maté André ; mais il ne pouvait croire à l’excessive noblesse de sa femme, et n’était pas tranquille sur l’abandon qu’elle faisait de toute prétention d’argent. Il consulta Joseph, qui, ennuyé de cette affaire, et près d’éclater en injures et en reproches contre le marquis, refusa de s’en occuper et répondit laconiquement que Geneviève était la plus honnête femme qu’il connût. Cette réponse redoubla la méfiance du marquis. Il trouvait une contradiction évidente dans les manières de Joseph avec lui. Il commença à se tourmenter et à tourmenter André, pour qu’il signât un désistement complet de sa fortune. André fut indigné de cette proposition, et l’éluda froidement. Le marquis s’inquiéta de plus en plus. Ils m’ont trompé, se disait-il ; ils ont fait semblant de se soumettre à tout, et ils se sont introduits dans ma maison, dans l’espérance de me dépouiller.
Dès que cette idée eut pris une certaine consistance dans son cerveau, son aversion contre Geneviève se ranima, et il commença à ne pouvoir plus la cacher. Une grosse servante maîtresse, qui depuis long-temps gouvernait la maison et qui avait vu avec rage l’introduction d’une autre femme dans son petit royaume, mit tous ses soins à envenimer, par de sots rapports, ses actions, ses paroles et jusqu’à ses regards. Elle n’eut pas de peine à aigrir les vieux ressentimens du marquis, et l’infortunée Geneviève devint un objet de haine et de persécution.
Elle fut lente à s’en apercevoir ; elle ne pouvait croire à tant de petitesse et de méchanceté. Mais quand elle s’en aperçut, elle fut glacée d’effroi, et tombant à genoux, elle implora la Providence qui l’avait abandonnée. Elle supporta un mois l’oppression, le soupçon insultant et l’avarice grossière, avec une patience angélique. Un jour, insultée et calomniée à propos d’une aumône de quelques francs qu’elle avait faite dans le village, elle appela André à son secours, et lui demanda aide et protection. André, pour tout secours, lui proposa de prendre la fuite.
Geneviève approchait du terme de sa grossesse ; elle ne possédait pas un denier pour subvenir aux frais de sa délivrance ; elle se sentait trop malade et trop épuisée pour nourrir son enfant, et elle n’avait pas de quoi le faire nourrir par une autre. Elle ne pouvait plus rien gagner ; son état était perdu ; André n’avait pas l’industrie de s’en créer un. Elle sentit qu’elle était enchaînée, qu’il fallait vivre ou mourir sous le joug de son beau-père. Elle se soumit et sentit la douleur pénétrer comme un poison dans toutes les fibres de son cœur.
Quand son parti fut pris, quand elle se fut détachée de la vie par un renoncement volontaire et complet à toute espérance de bonheur, elle retrouva la forte patience et le calme extérieur qui faisaient la base de son caractère. Une grande passion pour son mari l’eût rendue capable de porter joyeusement le poids d’une si rude destinée et de se conserver pour des jours meilleurs : mais ces jours-là n’étaient pas à espérer avec une ame aussi débile que celle d’André. Geneviève n’était pas née passionnée ; elle était née honnête, intelligente et ferme. Elle raisonnait avec une logique accablante, et toutes ses conclusions tendaient à la désespérer. Un instant elle avait entrevu une vie d’amour et d’enthousiasme ; elle l’avait comprise plutôt que sentie : pour lui inspirer l’aveugle dévouement de la passion, il eût fallu un être assez grand, assez accompli pour la convaincre avant de l’entraîner. Elle avait vu cet être-là dans ses livres, et elle avait cru le voir encore derrière l’enveloppe douce, gracieuse et caressante d’André : mais à la première occasion, elle avait découvert qu’elle s’était trompée.
Elle continua de l’aimer et le traita dans son cœur, non comme un amant, mais comme elle eût fait d’un frère plus jeune qu’elle. Elle s’efforça de lui éviter la souffrance en lui cachant la sienne. Elle s’habitua à souffrir seule, à n’avoir ni appui, ni consolation, ni conseil ; sa force augmenta dans cette solitude intellectuelle ; mais son corps s’y brisa, et elle sentit avec joie qu’elle ne devait pas souffrir long-temps.
André la vit dépérir sans comprendre qu’il allait la perdre. Elle souffrait extrêmement de sa grossesse, et attribuait à cet état toutes ses indispositions et toutes ses tristesses.
André la soignait tendrement, et s’imaginait qu’elle serait délivrée de tous ses maux, le jour où elle deviendrait mère.
Geneviève, se sentant près de ce moment, songea à l’avenir de cet enfant qu’elle espérait léguer à son mari. Elle s’effraya de l’éducation qu’il allait recevoir, et des maux qu’il aurait à endurer ; elle désira lui procurer une existence indépendante, et pensant qu’elle avait assez fait pour montrer sa soumission et son désintéressement personnel, elle décida en elle-même que le moment du courage et de la fermeté était venu.
Elle déclara donc à André qu’il fallait demander à son père une pension alimentaire qui mît leur enfant, en cas d’événement, à couvert du besoin, et qui pût par la suite lui assurer un sort indépendant. Elle fixa cette pension à douze cents francs de rente, le strict nécessaire pour quiconque sait lire et écrire, et ne veut être ni soldat, ni domestique.
André laissa voir sur son visage l’émotion pénible que lui causait cette nécessité : il promit néanmoins de s’en occuper. Geneviève comprit qu’il ne s’en occuperait pas. Elle s’arma de résolution et alla trouver le marquis. Elle lui exposa sa demande dans les termes les plus doux, et fut accueillie mieux qu’elle ne s’y attendait. Le marquis espéra acheter à ce prix modeste la signature d’André à un acte de renonciation, et il promit à cette condition d’acquiescer à la demande de Geneviève : mais celle-ci, qui en toute autre situation se fût engagée à tous les sacrifices possibles, comprit qu’elle n’avait pas le droit de le faire en ce moment : elle allait mourir et laisser un orphelin, car André n’était pas plus propre au rôle de père qu’à celui de fils et d’époux. Elle frémit à l’idée de dépouiller son enfant, et de le sacrifier à un sentiment d’orgueil et de dédain. Elle essaya de faire comprendre à son beau-père ce qui se passait en elle ; mais ce fut bien inutile : le marquis insista. Geneviève fut forcée de résister franchement. Alors le marquis entra dans une fureur épouvantable, et l’accabla d’injures ; la gouvernante, qui avait écouté à la porte, dans la crainte que son maître ne se laissât persuader par cet entretien, entra et joignit ses reproches et ses insultes à celles du marquis. Geneviève avait supporté les premières avec résignation ; elle répondit aux secondes par une seule parole de ce froid mépris qu’elle savait exprimer dans l’occasion, d’une manière incisive. Le marquis prit le parti de sa maîtresse, et ayant épuisé tout le vocabulaire des jurons et des gros mots, leva le bras pour frapper Geneviève. En cet instant, André, attiré par le bruit, entrait dans la chambre. Personne n’était plus violent que lui, quand une forte commotion le tirait de sa léthargie habituelle : dans ces momens-là il perdait absolument la tête, et devenait furieux. À la vue de Geneviève enceinte, à demi terrassée par le bras robuste du marquis, tandis que l’odieuse servante s’avançait, une chaise dans les mains pour la jeter sur elle, André s’élança sur un couteau de chasse qui était ouvert sur la table, prit d’une main son père à la gorge, et de l’autre le frappa à la poitrine.
Geneviève s’était élancée entre eux avec un gémissement d’horreur ; elle avait saisi le bras d’André et l’avait contraint à céder. La chemise du marquis fut à peine effleurée par la lame, et Geneviève se coupa les doigts assez profondément en cherchant à s’en emparer. — Ton père, ton père ; c’est ton père ! criait-elle à André d’une voix étouffée ; André laissa tomber le couteau et s’évanouit.
La servante essaya de jeter sur Geneviève tout l’odieux de cette scène déplorable ; mais le marquis avait vu de trop près les choses, pour ne pas savoir très-bien que Geneviève lui avait sauvé la vie, que le sang dont il était couvert était sorti des veines de la pauvre innocente. Il se calma aussitôt et l’aida à secourir André, qui était dans un état effrayant. Quand il revint à lui, il regarda son père et sa femme d’un air effaré, et leur demanda ce qui s’était passé.
— Rien ! dit le marquis dont le cœur n’était pas toujours fermé à la miséricorde, à la vue d’un repentir sincère, et qui d’ailleurs se sentait aussi coupable qu’André. — À genoux ! André, dit Geneviève à son mari, à genoux devant ton père ! et ne te relève pas qu’il ne t’ait pardonné. Je vais te donner l’exemple.
Cette soumission acheva de désarmer le marquis ; il embrassa son fils et Geneviève, et déclara qu’il accordait la pension de douze cents francs. Les malheureux jeunes gens n’étaient guère en état de songer au sujet de la querelle. André eut, pendant trois jours, un tremblement nerveux de la tête aux pieds. Son père radoucit sensiblement ses manières accoutumées, mit sa servante à la porte et témoigna presque de la tendresse à Geneviève ; mais il n’était plus temps : son enfant était mort ce jour-là dans son sein ; elle ne le sentait plus remuer, et elle attendait tous les jours avec un courage stoïque les atroces douleurs qui devaient la délivrer de la vie.
Le brave médecin qui avait soigné André vint la voir, et lui demanda comment elle se trouvait. Geneviève l’emmena dans le verger, et quand ils furent seuls : — Mon enfant est mort, lui dit-elle d’un air triste et calme, et moi je mourrai aussi ; dites-moi si vous croyez que ce sera bientôt ? — Le médecin n’eut pas de peine à la croire, et vit qu’elle était perdue, mais qu’elle avait du courage.
— Au moins, lui dit-il, vous mourrez sans trop souffrir ; vous n’aurez pas la force d’accoucher, vous avez un anévrisme au cœur et vous étoufferez dès les premiers symptômes de délivrance.
— Je vous remercie de cette promesse, dit Geneviève, et je remercie Dieu qui m’épargne à mon dernier moment, j’ai assez souffert dans cette vie ; il a fini avec moi.
En effet, pendant ce dernier mois, Geneviève ne souffrit plus : elle n’avait plus la force de quitter son fauteuil ; mais elle lisait l’Écriture sainte, ou se faisait apporter des fleurs dont elle parsemait sa table. Elle passait des heures entières à les contempler d’un air heureux, et personne ne pouvait deviner à quoi elle songeait dans ces momens-là. Geneviève souffrait de se voir entourée et surveillée, elle demandait en grâce à être seule : alors il lui semblait qu’elle rêvait ou priait plus librement ; elle regardait doucement le ciel et ses fleurs, puis elle se penchait vers elles, et leur parlait à demi-voix d’une manière étrange et enfantine. — Vous savez que je vous aime, leur disait-elle, j’ai un secret à vous dire : c’est que je vous ai toujours préférées à tout. Pendant long-temps je n’ai vécu que pour vous ; j’ai aimé André à cause de vous, parce qu’il me semblait pur et beau comme vous. Quand j’ai souffert par lui, je me suis reportée vers vous ; je vous ai demandé de me consoler, et vous l’avez fait bien souvent, car vous me connaissez, vous avez un langage, et je vous comprends. Nous sommes sœurs. Ma mère m’a souvent dit que, quand elle était enceinte de moi, elle ne rêvait que de fleurs, et que quand je suis née, elle m’a fait mettre dans un berceau semé de feuilles de roses. Quand je serai morte, j’espère qu’André en répandra encore sur moi, et qu’il vous portera tous les jours sur mon tombeau, ô mes chères amies !
Quelquefois elle prenait un lis, et l’approchait du visage d’André, agenouillé devant elle : — Tu es blanc comme lui, lui disait-elle, et ton ame est suave et chaste comme son calice ; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te renverse ; je t’ai aimé peut-être à cause de cela, car tu étais comme mes fleurs chéries, inoffensif, inutile et précieux.
Quelquefois il lui arriva de se surprendre à regretter presque la vie. Le matin, quand la nature s’éveillait riante et animée, quand les oiseaux chantaient dans les arbres, couverts de fleurs, quand tout semblait goûter et savourer le bonheur, alors elle éprouvait contre André une sorte de colère sourde ; elle se rappelait les jours calmes et délicieux qu’elle avait passés dans sa petite chambre avant de le connaître, et elle sentait que tous ses maux dataient du jour où il lui avait parlé d’amour et de science ; elle regrettait son ignorance, et le calme de son imagination, et les tendres rêveries où elle s’endormait heureuse, alors qu’elle ne savait la raison de rien dans l’univers. Dans ces momens de tristesse, elle priait André de la laisser seule, et elle attendait, pour le rappeler, que cette disposition eût fait place à sa résignation habituelle ; alors elle le traitait avec une ineffable tendresse, et pour le récompenser de ses derniers soins, elle emporta dans la tombe le secret de quelques larmes accordées à la mémoire du passé.
Quelques jours avant sa mort, Henriette vint la voir et lui demanda pardon, à genoux et en sanglottant, de sa conduite folle et cruelle. Geneviève la pressa contre son cœur, et lui promit de prier pour elle dans le ciel.
Le dernier jour, Geneviève pria André de lui apporter plus de fleurs qu’à l’ordinaire, d’en couvrir son lit, et de lui faire un bouquet et une couronne. Quand il les eut apportées, il s’aperçut qu’il y avait des tubéreuses, et voulut les retirer dans la crainte que leur parfum ne lui fît mal : Geneviève le força de les lui rendre. — Donne, donne, André, lui dit-elle, tu ne sais quel service j’en espère ; le moment de souffrir et de mourir est venu : puissent-elles me servir de poison, et m’endormir vite. Joseph entra en ce moment, elle lui tendit la main, et le fit asseoir près d’elle ; elle passa son autre bras autour du cou d’André, et appuya sa joue froide contre la sienne. Ils voulurent lui parler. — Taisez-vous, leur dit-elle, je pense à quelque chose, je vous répondrai plus tard. Elle resta ainsi une demi-heure. Joseph sentit alors un léger tressaillement : il baisa la main qu’il tenait ; elle était raide et froide.
— André, dit-il d’une voix étouffée, embrasse ta femme.
André embrassa Geneviève ; il la regarda, elle était morte.
André fut malade pendant un an. L’infortuné n’eut pas la force de mourir. Joseph ne le quitta pas un seul jour. On les voit souvent se promener ensemble le long des traînes : André marche lentement et les yeux baissés, quelquefois il sourit d’un air étonné ; son père est devenu doux et complaisant pour lui. Depuis qu’il n’a plus ni désirs, ni espérances sur la terre, il n’a plus de lutte à soutenir contre ce vieillard obstiné. Henriette ne parle jamais de Geneviève, sans un déluge d’éloges et de larmes sincères et bruyantes. Celui qui la regrette le plus vivement, c’est Joseph : il n’en parle jamais, il semble aussi insouciant, aussi viveur qu’autrefois ; mais il y a des momens où sa figure trahit une souffrance encore plus longue et plus profonde que celle d’André.