Andromaque/Édition Mesnard, 1865/Acte III

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Andromaque/Édition Mesnard, 1865
Andromaque, Texte établi par Paul Mesnard, Librairie de L. Hachette et Cie (Les Grands Écrivains de la France)Tome deuxième (p. 76-93).
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ACTE III.


Scène première.

ORESTE, PYLADE.
PYLADE.

Modérez donc, Seigneur, cette fureur extrême.
710Je ne vous connois plus : vous n’êtes plus vous-même.
Souffrez…

ORESTE.

Souffrez…Non, tes conseils ne sont plus de saison,
Pylade, je suis las d’écouter la raison.
C’est traîner trop longtemps ma vie et mon supplice :
Il faut que je l’enlève, ou bien que je périsse.
715Le dessein en est pris, je le veux achever.
Oui, je le veux.

PYLADE.

Oui, je le veux.Hé bien, il la faut enlever :
J’y consens. Mais songez cependant où vous êtes.
Que croira-t-on de vous, à voir ce que vous faites ?
Dissimulez : calmez ce transport inquiet[1] ;
720Commandez à vos yeux de garder le secret.
Ces gardes, cette cour, l’air qui vous environne,
Tout dépend de Pyrrhus, et surtout Hermione[2].

À ses regards surtout cachez votre courroux.
Ô Dieux ! en cet état pourquoi la cherchiez-vous ?

ORESTE.

725Que sais-je ? De moi-même étois-je alors le maître ?
La fureur m’emportoit, et je venois peut-être
Menacer à la fois l’ingrate et son amant.

PYLADE.

Et quel étoit le fruit de cet emportement[3] ?

ORESTE.

Et quelle âme, dis-moi, ne seroit éperdue
730Du coup dont ma raison vient d’être confondue ?
Il épouse, dit-il, Hermione demain ;
Il veut, pour m’honorer, la tenir de ma main.
Ah ! plutôt cette main dans le sang du barbare…

PYLADE.

Vous l’accusez, Seigneur, de ce destin bizarre[4].
735Cependant, tourmenté de ses propres desseins,
Il est peut-être à plaindre autant que je vous plains.

ORESTE.

Non, non ; je le connois, mon désespoir le flatte ;
Sans moi, sans mon amour, il dédaignoit l’ingrate ;
Ses charmes jusque-là n’avoient pu le toucher :
740Le cruel ne la prend que pour me l’arracher.
Ah Dieux ! c’en étoit fait : Hermione gagnée
Pour jamais de sa vue alloit être éloignée.
Son cœur, entre l’amour et le dépit confus,
Pour se donner à moi n’attendoit qu’un refus ;

745Ses yeux s’ouvroient, Pylade ; elle écoutoit Oreste,
Lui parloit, le plaignoit. Un mot eût fait le reste.

PYLADE.

Vous le croyez.

ORESTE.

Vous le croyez.Hé quoi ? ce courroux enflammé
Contre un ingrat…

PYLADE.

Contre un ingrat…Jamais il ne fut plus aimé.
Pensez-vous, quand Pyrrhus vous l’auroit accordée,
750Qu’un prétexte tout prêt ne l’eût pas retardée ?
M’en croirez-vous ? Lassé de ses trompeurs attraits,
Au lieu de l’enlever, fuyez-la pour jamais[5].
Quoi ? votre amour se veut charger d’une furie
Qui vous détestera, qui toute votre vie
755Regrettant un hymen tout prêt à s’achever,
Voudra…

ORESTE.

Voudra…C’est pour cela que je veux l’enlever.
Tout lui riroit, Pylade ; et moi, pour mon partage,
Je n’emporterois donc qu’une inutile rage ?
J’irois loin d’elle encor tâcher de l’oublier ?
760Non, non, à mes tourments je veux l’associer.
C’est trop gémir tout seul. Je suis las qu’on me plaigne :
Je prétends qu’à mon tour l’inhumaine me craigne,
Et que ses yeux cruels, à pleurer condamnés,
Me rendent tous les noms que je leur ai donnés.

PYLADE.

765Voilà donc le succès qu’aura votre ambassade :
Oreste ravisseur !

ORESTE.

Oreste ravisseur !Et qu’importe, Pylade ?

Quand nos États vengés jouiront de mes soins,
L’ingrate de mes pleurs jouira-t-elle moins ?
Et que me servira que la Grèce m’admire,
770Tandis que je serai la fable de l’Épire ?
Que veux-tu ? Mais, s’il faut ne te rien déguiser,
Mon innocence enfin commence à me peser.
Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix et poursuit l’innocence.
775De quelque part sur moi que je tourne les yeux,
Je ne vois que malheurs qui condamnent les Dieux.
Méritons leur courroux, justifions leur haine,
Et que le fruit du crime en précède la peine.
Mais toi, par quelle erreur veux-tu toujours sur toi
780Détourner un courroux qui ne cherche que moi ?
Assez et trop longtemps mon amitié t’accable[6] :
Évite un malheureux, abandonne un coupable.
Cher Pylade, crois-moi, ta pitié te séduit[7].
Laisse-moi des périls dont j’attends tout le fruit.
785Porte aux Grecs cet enfant que Pyrrhus m’abandonne.
Va-t’en.

PYLADE.

Va-t’en.Allons, Seigneur, enlevons Hermione.
Au travers des périls un grand cœur se fait jour.
Que ne peut l’amitié conduite par l’amour ?
Allons de tous vos Grecs encourager le zèle.

790Nos vaisseaux sont tout prêts, et le vent nous appelle.
Je sais de ce palais tous les détours obscurs ;
Vous voyez que la mer en vient battre les murs ;
Et cette nuit, sans peine, une secrète voie
Jusqu’en votre vaisseau conduira votre proie.

ORESTE.

795J’abuse, cher ami, de ton trop d’amitié.
Mais pardonne à des maux dont toi seul as pitié ;
Excuse un malheureux qui perd tout ce qu’il aime,
Que tout le monde hait, et qui se hait lui-même.
Que ne puis-je à mon tour dans un sort plus heureux…

PYLADE.

800Dissimulez, Seigneur : c’est tout ce que je veux.
Gardez qu’avant le coup votre dessein n’éclate :
Oubliez jusque-là qu’Hermione est ingrate ;
Oubliez votre amour. Elle vient, je la voi.

ORESTE.

Va-t’en. Réponds-moi d’elle, et je réponds de moi.


Scène II.

HERMIONE, ORESTE, CLÉONE.
ORESTE.

805Hé bien ! mes soins vous ont rendu votre conquête.
J’ai vu Pyrrhus, Madame, et votre hymen s’apprête.

HERMIONE.

On le dit ; et de plus on vient de m’assurer
Que vous ne me cherchiez que pour m’y préparer.

ORESTE.

Et votre âme à ses vœux ne sera pas rebelle ?

HERMIONE.

810Qui l’eût cru, que Pyrrhus ne fût pas infidèle ?

Que sa flamme attendroit si tard pour éclater,
Qu’il reviendroit à moi quand je l’allois quitter ?
Je veux croire avec vous qu’il redoute la Grèce,
Qu’il suit son intérêt plutôt que sa tendresse.
815Que mes yeux sur votre âme étoient plus absolus.

ORESTE.

Non, Madame : il vous aime, et je n’en doute plus.
Vos yeux ne font-ils pas tout ce qu’ils veulent faire ?
Et vous ne vouliez pas sans doute lui déplaire.

HERMIONE.

Mais que puis-je, Seigneur ? On a promis ma foi.
820Lui ravirai-je un bien qu’il ne tient pas de moi ?
L’amour ne règle pas le sort d’une princesse :
La gloire d’obéir est tout ce qu’on nous laisse.
Cependant je partois ; et vous avez pu voir
Combien je relâchois pour vous de mon devoir.

ORESTE.

825Ah ! que vous saviez bien, cruelle… Mais, Madame,
Chacun peut à son choix disposer de son âme.
La vôtre étoit à vous. J’espérois ; mais enfin
Vous l’avez pu donner sans me faire un larcin.
Je vous accuse aussi bien moins que la fortune.
830Et pourquoi vous lasser d’une plainte importune ?
Tel est votre devoir, je l’avoue ; et le mien
Est de vous épargner un si triste entretien.


Scène III.

HERMIONE, CLÉONE.
HERMIONE.

Attendois-tu, Cléone, un courroux si modeste ?

CLÉONE.

La douleur qui se tait n’en est que plus funeste.

835Je le plains : d’autant plus qu’auteur de son ennui,
Le coup qui l’a perdu n’est parti que de lui.
Comptez depuis quel temps votre hymen se prépare :
Il a parlé, Madame, et Pyrrhus se déclare.

HERMIONE.

Tu crois que Pyrrhus craint ? Et que craint-il encor ?
840Des peuples qui dix ans ont fui devant Hector,
Qui cent fois effrayés de l’absence d’Achille,
Dans leurs vaisseaux brûlants ont cherché leur asile,
Et qu’on verroit encor, sans l’appui de son fils,
Redemander Hélène aux Troyens impunis ?
845Non, Cléone, il n’est point ennemi de lui-même ;
Il veut tout ce qu’il fait ; et s’il m’épouse, il m’aime.
Mais qu’Oreste à son gré m’impute ses douleurs :
N’avons-nous d’entretien que celui de ses pleurs ?
Pyrrhus revient à nous. Hé bien ! chère Cléone,
850Conçois-tu les transports de l’heureuse Hermione ?
Sais-tu quel est Pyrrhus ? T’es-tu fait raconter
Le nombre des exploits… Mais qui les peut compter ?
Intrépide, et partout suivi de la victoire,
Charmant, fidèle enfin, rien ne manque à sa gloire[8].
Songe…

CLÉONE.

855Songe…Dissimulez. Votre rivale en pleurs
Vient à vos pieds, sans doute, apporter ses douleurs.

HERMIONE.

Dieux ! ne puis-je à ma joie abandonner mon âme ?
Sortons : que lui dirois-je ?


Scène IV.

ANDROMAQUE, HERMIONE, CLÉONE, CÉPHISE.
ANDROMAQUE.

Sortons : que lui dirois-je ?Où fuyez-vous, Madame ?
N’est-ce point à vos yeux un spectacle assez doux
860Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux[9] ?
Je ne viens point ici, par de jalouses larmes,
Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes.
Par une main cruelle, hélas ! j’ai vu percer[10]
Le seul où mes regards prétendoient s’adresser.
865Ma flamme par Hector fut jadis allumée ;
Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée[11].
Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,
Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour[12] ;
Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,
870En quel trouble mortel son intérêt nous jette,
Lorsque de tant de biens qui pouvoient nous flatter,
C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter.

Hélas ! lorsque lassés de dix ans de misère,
Les Troyens en courroux menaçoient votre mère,
875J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui[13].
Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j’ai pu sur lui.
Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ?
Laissez-moi le cacher en quelque île déserte.
Sur les soins de sa mère on peut s’en assurer,
880Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer.

HERMIONE.

Je conçois vos douleurs. Mais un devoir austère,
Quand mon père a parlé, m’ordonne de me taire.
C’est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux.
S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous ?
885Vos yeux assez longtemps ont régné sur son âme.
Faites-le prononcer : j’y souscrirai, Madame.


Scène V.

ANDROMAQUE, CÉPHISE.
ANDROMAQUE.

Quel mépris la cruelle attache à ses refus !

CÉPHISE.

Je croirois ses conseils, et je verrois Pyrrhus.
Un regard confondroit Hermione et la Grèce…
Mais lui-même il vous cherche.


Scène VI.

PYRRHUS, ANDROMAQUE, PHŒNIX, CÉPHISE.
PYRRHUS, à Phœnix[14].

890Mais lui-même il vous cherche.Où donc est la princesse ?
Ne m’avois-tu pas dit qu’elle étoit en ces lieux ?

PHŒNIX.

Je le croyois.

ANDROMAQUE,, à Céphise.

Je le croyois.Tu vois le pouvoir de mes yeux[15].

PYRRHUS.

Que dit-elle, Phœnix ?

ANDROMAQUE.

Que dit-elle, Phœnix ?Hélas ! tout m’abandonne.

PHŒNIX.

Allons, Seigneur, marchons sur les pas d’Hermione.

CÉPHISE.

895Qu’attendez-vous ? rompez ce silence obstiné[16].

ANDROMAQUE.

Il a promis mon fils.

CÉPHISE.

Il a promis mon fils.Il ne l’a pas donné.

ANDROMAQUE.

Non, non, j’ai beau pleurer, sa mort est résolue.

PYRRHUS.

Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue ?
Quel orgueil !

ANDROMAQUE.

Quel orgueil !Je ne fais que l’irriter encor.
Sortons.

PYRRHUS.

900Sortons.Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector.

ANDROMAQUE[17].

Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ?
Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère.
Vos serments m’ont tantôt juré tant d’amitié :
Dieux ! ne pourrai-je au moins toucher votre pitié[18] ?
905Sans espoir de pardon m’avez-vous condamnée ?

PYRRHUS.

Phœnix vous le dira, ma parole est donnée.

ANDROMAQUE.

Vous qui braviez pour moi tant de périls divers !

PYRRHUS.

J’étois aveugle alors : mes yeux se sont ouverts.
Sa grâce à vos désirs pouvoit être accordée ;
910Mais vous ne l’avez pas seulement demandée.
C’en est fait.

ANDROMAQUE.

C’en est fait.Ah ! Seigneur, vous entendiez[19] assez
Des soupirs qui craignoient de se voir repoussés.

Pardonnez à l’éclat d’une illustre fortune
Ce reste de fierté qui craint d’être importune.
915Vous ne l’ignorez pas : Andromaque sans vous
N’auroit jamais d’un maître embrassé les genoux[20].

PYRRHUS.

Non, vous me haïssez ; et dans le fond de l’âme
Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.
Ce fils même, ce fils, l’objet de tant de soins,
920Si je l’avois sauvé, vous l’en aimeriez moins.
La haine, le mépris, contre moi tout s’assemble ;
Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.
Jouissez à loisir d’un si noble courroux.
Allons, Phœnix.

ANDROMAQUE.

Allons, Phœnix.Allons rejoindre mon époux.

CÉPHISE.

Madame…

ANDROMAQUE.

925Madame…Et que veux-tu que je lui dise encore ?
Auteur de tous mes maux, crois-tu qu’il les ignore ?
Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez.
J’ai vu mon père mort, et nos murs embrasés ;
J’ai vu trancher les jours de ma famille entière,
930Et mon époux sanglant traîné sur la poussière,
Son fils seul avec moi, réservé pour les fers.
Mais que ne peut un fils ? Je respire, je sers[21].
J’ai fait plus : je me suis quelquefois consolée

Qu’ici, plutôt qu’ailleurs, le sort m’eût exilée ;
935Qu’heureux dans son malheur, le fils de tant de rois,
Puisqu’il devoit servir, fût tombé sous vos lois.
J’ai cru que sa prison deviendroit son asile.
Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille :
J’attendois de son fils encor plus de bonté.
940Pardonne, cher Hector, à ma crédulité.
Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime ;
Malgré lui-même enfin je l’ai cru magnanime.
Ah ! s’il l’étoit assez pour nous laisser du moins
Au tombeau qu’à ta cendre ont élevé mes soins,
945Et que finissant là sa haine et nos misères,
Il ne séparât point des dépouilles si chères !

PYRRHUS.

Va m’attendre, Phœnix.


Scène VII.

PYRRHUS, ANDROMAQUE, CÉPHISE.
PYRRHUS, continue.

Va m’attendre, Phœnix.Madame, demeurez.
On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.
Oui, je sens à regret qu’en excitant vos larmes
950Je ne fais contre moi que vous donner des armes.
Je croyois apporter plus de haine en ces lieux.
Mais, Madame, du moins tournez vers moi les yeux :
Voyez si mes regards sont d’un juge sévère,
S’ils sont d’un ennemi qui cherche à vous déplaire.
955Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ?
Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.
À le sauver enfin c’est moi qui vous convie.
Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ?

Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ?
960Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous.
Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes,
Combien je vais sur moi faire éclater de haines.
Je renvoie Hermione, et je mets sur son front,
Au lieu de ma couronne, un éternel affront.
965Je vous conduis au temple où son hymen s’apprête ;
Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.
Mais ce n’est plus, Madame, une offre[22] à dédaigner :
Je vous le dis, il faut ou périr ou régner[23].
Mon cœur, désespéré d’un an d’ingratitude,
970Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude.
C’est craindre, menacer et gémir trop longtemps.
Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j’attends.
Songez-y : je vous laisse ; et je viendrai vous prendre
Pour vous mener au temple, où ce fils doit m’attendre ;
975Et là vous me verrez, soumis ou furieux,
Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux.


Scène VIII.

ANDROMAQUE, CÉPHISE.
CÉPHISE.

Je vous l’avois prédit, qu’en dépit de la Grèce[24],
De votre sort encor vous seriez la maîtresse.

ANDROMAQUE.

Hélas ! de quel effet tes discours sont suivis !
980Il ne me restoit plus qu’à condamner mon fils.

CÉPHISE.

Madame, à votre époux c’est être assez fidèle :
Trop de vertu pourroit vous rendre criminelle.
Lui-même il porteroit votre âme à la douceur.

ANDROMAQUE.

Quoi ? je lui donnerois Pyrrhus pour successeur ?

CÉPHISE.

985Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent.
Pensez-vous qu’après tout ses mânes en rougissent ;
Qu’il méprisât, Madame, un roi victorieux
Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux,
Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,
990Qui ne se souvient plus qu’Achille étoit son père,
Qui dément ses exploits et les rend superflus ?

ANDROMAQUE.

Dois-je les oublier, s’il ne s’en souvient plus ?
Dois-je oublier Hector privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?
995Dois-je oublier son père[25] à mes pieds renversé,
Ensanglantant l’autel qu’il tenoit embrassé ?
Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
1000Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert échauffant le carnage.
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,

Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.
1005Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue ;
Voilà par quels exploits il sut se couronner ;
Enfin voilà l’époux que tu me veux donner.
Non, je ne serai point complice de ses crimes[26] ;
1010Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières victimes.
Tous mes ressentiments lui seroient asservis[27].

CÉPHISE.

Hé bien ! allons donc voir expirer votre fils ;
On n’attend plus que vous. Vous frémissez, Madame !

ANDROMAQUE.

Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme !
1015Quoi ? Céphise, j’irai voir expirer encor
Ce fils, ma seule joie, et l’image d’Hector :
Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage !
Hélas ! je m’en souviens, le jour que son courage[28]
Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,
1020Il demanda son fils, et le prit dans ses bras[29] :
« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
J’ignore quel succès le sort garde à mes armes ;
Je te laisse mon fils pour gage de ma foi :
S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi.
1025Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère,
Montre au fils à quel point tu chérissois le père. »
Et je puis voir répandre un sang si précieux ?
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ?

Roi barbare, faut-il que mon crime l’entraîne ?
1030Si je te hais, est-il coupable de ma haine ?
T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ?
S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ?
Mais cependant, mon fils, tu meurs, si je n’arrête
Le fer que le cruel tient levé sur ta tête[30].
1035Je l’en puis détourner, et je t’y vais offrir ?
Non, tu ne mourras point : je ne le puis souffrir.
Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise,
Va le trouver pour moi.

CÉPHISE.

Va le trouver pour moi.Que faut-il que je dise ?

ANDROMAQUE.

Dis-lui que de mon fils l’amour est assez fort…
1040Crois-tu que dans son cœur il ait juré sa mort ?
L’amour peut-il si loin pousser sa barbarie ?

CÉPHISE.

Madame, il va bientôt revenir en furie.

ANDROMAQUE.

Hé bien ! va l’assurer…

CÉPHISE.

Hé bien ! va l’assurer…De quoi ? de votre foi ?

ANDROMAQUE.

Hélas ! pour la promettre est-elle encore à moi ?
1045Ô cendres d’un époux ! ô Troyens ! ô mon père !
Ô mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère[31] !
Allons.

CÉPHISE.

Allons.Où donc, Madame ? et que résolvez-vous ?

ANDROMAQUE.

Allons sur son tombeau consulter mon époux.


fin du troisième acte.
  1. Var. Faites taire, Seigneur, ce transport inquiet. (1668-76)
  2. Var. Tout dépend de Pyrrhus, et surtout d’Hermione(a). (1668 et 73)


    (a). M. Aimé-Martin a reçu dans son texte cette ancienne leçon, qui se lit aussi dans les éditions de 1736, de 1768 et de 1807, et que Geoffroy déclare une faute grossière.
  3. Les éditions de 1713 et de 1728 donnent ce vers ainsi :

    Et quel étoit le fruit de son emportement ?


    Les éditions de 1768, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont, ainsi que d’Olivet, relevé cette prétendue variante, qui n’est qu’une faute d’impression.

  4. L’édition de 1736 donne de ce vers et du suivant cette correction, tirée, est-il dit, de l’exemplaire des comédiens :

    Vous l’accusez, Seigneur, de ce dessein bizarre ;
    Cependant, tourmenté de ses propres destins.

  5. Var. Au lieu de l’enlever, Seigneur, je la fuirais. (1668 et 73)
    — Il y a dans ces deux éditions fuirais, par un a, pour rimer avec attraits.
  6. Oreste dit de même à Pylade, dans l’Iphigénie en Tauride d’Euripide (vers 695) :

    Ὦ πόλλ’ ἐνεγκὼν τῶν ἐμῶν ἄχθη κακῶν.


    Mais la scène d’Euripide dont Racine s’est surtout inspiré dans tout ce passage est celle de la tragédie d’Oreste, où se trouvent ces vers (1068-1078) :

    Ὀρέστης · · · · · · Μὴ ξύνθνῃσκέ μοι.
    Ὀρέστης Σοὶ μὲν γὰρ ἔστι πόλις, ἐμοὶ δ’οὐκ ἔστι δή…
    Πυλάδης. Ἦ πολὺ λέλειψαι τῶν ἐμῶν βουλευμάτων, κ. τ. λ.

  7. Var. Cher Pylade, crois-moi, mon tourment me suffit. (1668-87)
  8. Quelques éditions, telles que celles de 1722, de 1728 et de 1736, ponctuent ainsi ce vers :

    Charmant, fidèle, enfin rien ne manque à sa gloire.


    Les éditions de 1681 et de 1697 mettent enfin entre deux virgules, ce qui ne détermine nullement le sens. Les autres anciennes éditions ont la ponctuation que nous avons adoptée.

  9. Racine imite ici Corneille :

    Placide suppliant, Placide à vos genoux
    Vous doit être, Madame, un spectacle assez doux.

    (Théodore, vers 998 et 994.)
  10. Var. Par les mains de son père, hélas ! j’ai vu percer. (1668-76)
  11. C’est un souvenir de ces vers de Virgile :

    Ille meos, primus qui me sibi junxit, amores
    Abstulit : ille habeat secum, servetque sepulcro.

    (Énéide, livre IV, vers 29.)
  12. On a depuis longtemps rapproché ces vers des paroles que, dans Sophocle, Déjanire adresse aux jeunes Trachiniennes :

    · · · · · · · · Ώς δ᾽ ἐγὼ θυμοφθορῶ
    Μήτ᾽ ἐκμάθοις παθοῦσα νῦν τ᾽ ἄπειρος εἶ.

    (Trachiniennes, vers 142 et 143.)
  13. Dans le chant XXIV de l’Iliade (vers 768-772), Hélène, pleurant la mort d’Hector, rappelle qu’elle avait toujours été traitée par lui avec douceur, et que lorsqu’elle était en butte aux reproches des Troyens, elle était consolée par lui.
  14. Var. PYRRHUS, à Phœnix, dans le fond du théâtre. (1736)
  15. Luneau de Boisjermain dit dans son commentaire : « Ce vers ne peut échapper à Andromaque que par un mouvement de coquetterie, indigne égarement de son caractère et de la tragédie. » La Harpe relève avec raison la singulière erreur de cette remarque : « C’est, dit-il, avec l’accent et l’intention d’une ironie plaintive qu’Andromaque dit : « Voilà donc ce prétendu pouvoir de mes yeux ! tu vois ce que je peux espérer. » Il est à croire que les comédiens ont fait quelquefois le même contre-sens que Luneau de Boisjermain, puisque la Harpe ajoute : « Je n’ai jamais douté qu’une mauvaise tradition n’ait fait perdre le sens naturel de ce vers. »
  16. Var. Qu’attendez-vous ? forcez ce silence obstiné. (1668-87)
  17. Les éditions de 1736, 1768, 1807, 1808 et celle de M. Aimé-Martin ajoutent ici l’indication : « se jetant aux pieds de Pyrrhus. »
  18. Var. Dieux ! n’en reste-t-il pas du moins quelque pitié ? (1668-76) — L’édition de 1736 a conservé cette variante dans le texte.
  19. Les éditions de 1713 et de 1728, au lieu de : « vous entendiez, » ont « vous attendiez, » qui n’est qu’une faute d’impression. Il est étrange que d’Olivet donne « vous attendiez » comme une variante.
  20. · · · · · · · Ad genua accido
    Supplex, Ulysse, quamque nullius pedes
    Novere dextram, pedibus admoveo tuis.

    (Troyennes de Sénèque, vers 692-694.)
  21. · · · · Σφαγὰς μὲν Ἕκτορος τροχηλάτους
    Κατεῖδον οἰκτρῶς τ' Ἴλιον πυρούμενον,
    Αὐτὴ δὲ δούλη ναῦς ἐπ' Ἀργείων ἔϐην.
    · · · · · Φονεῦσιν Ἕκτορος νυμφεύομαι.

    (Andromaque d’Euripide, vers 400-404.)
  22. Au lieu de : « une offre, » les éditions de 1676, 1681, 1689 ont : « un offre. »
  23. C’est à vous d’y penser : tout le choix qu’on vous donne,
    C’est d’accepter pour lui la mort ou la couronne.
    Son sort est en vos mains : aimer ou dédaigner
    Le va faire périr ou le faire régner.

    (Pertharite, vers 759-762.)
  24. Les éditions de 1750, 1768, 1807, 1808 et celle de M. Aimé-Martin indiquent cette variante, que nous ne trouvons dans aucun texte :

    Hé bien ! je vous l’ai dit, qu’en dépit de la Grèce.

  25. Les éditions de 1768, de 1807 (la Harpe), de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont : « mon père, » au lieu de : « son père, » qui est la leçon de toutes les éditions imprimées du vivant de Racine, et non pas seulement, comme le dit M. Aimé-Martin, celle des premières éditions.
  26. On lit dans l’édition de 1713 : « ces crimes, » au lieu de : « ses crimes. »
  27. Les éditions de 1768, de 1807, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont mis à tort après ce vers un point d’exclamation, qui n’est point dans les anciennes éditions, et qui affaiblit le sens.
  28. Var. Hélas ! il m’en souvient, le jour que son courage. (1668 et 73)
  29. Racine introduit ici, avec beaucoup d’art, le souvenir des adieux d’Hector et d’Andromaque dans le sixième livre de l’Iliade. Mais dans les paroles qu’il prête à Hector, il n’a rien emprunté à Homère.
  30. Var. Le fer que ce cruel tient levé sur ta tête. (1668 et 73)
  31. Andromaque, dans Euripide, prend également à témoin son fils du sacrifice qu’elle lui fait. Le mouvement est le même :

    Ὦ τέκνον, ἡ τεκοῦσά σ', ὡς σὺ μὴ θάνῃς,
    Στείχω πρὸς Ἅιδην· ἢν δ' ὑπεκδράμῃς μόρον,
    Μέμνησο μητρός, οἷα τλᾶσ' ἀπωλόμην.

    (Andromaque, vers 414-416.)