Andromaque/Édition Mesnard, 1865/Acte IV

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Andromaque/Édition Mesnard, 1865
Andromaque, Texte établi par Paul Mesnard, Librairie de L. Hachette et Cie (Les Grands Écrivains de la France)Tome deuxième (p. 94-110).
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ACTE IV.



Scène première.

ANDROMAQUE, CÉPHISE.
CÉPHISE.

Ah ! je n’en doute point : c’est votre époux, Madame,
1050C’est Hector qui produit ce miracle en votre âme.
Il veut que Troie encor se puisse relever
Avec cet heureux fils qu’il vous fait conserver.
Pyrrhus vous l’a promis. Vous venez de l’entendre,
Madame : il n’attendoit qu’un mot pour vous le rendre.
1055Croyez-en ses transports : père, sceptre, alliés,
Content de votre cœur, il met tout à vos pieds.
Sur lui, sur tout son peuple il vous rend souveraine[1].
Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine ?
Déjà contre les Grecs plein d’un noble courroux,
1060Le soin de votre fils le touche autant que vous :
Il prévient leur fureur, il lui laisse sa garde ;
Pour ne pas l’exposer, lui-même il se hasarde.
Mais tout s’apprête au temple, et vous avez promis[2].

ANDROMAQUE.

Oui, je m’y trouverai. Mais allons voir mon fils.

CÉPHISE.

1065Madame, qui vous presse ? Il suffit que sa vue

Désormais à vos yeux ne soit plus défendue.
Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés,
Et vos embrassements ne seront plus comptés.
Quel plaisir d’élever un enfant qu’on voit craître[3],
1070Non plus comme un esclave élevé pour son maître,
Mais pour voir avec lui renaître tant de rois[4] !

ANDROMAQUE.

Céphise, allons le voir pour la dernière fois.

CÉPHISE.

Que dites-vous ? ô Dieux !

ANDROMAQUE.

Que dites-vous ? ô Dieux !Ô ma chère Céphise,
Ce n’est point avec toi que mon cœur se déguise,
1075Ta foi, dans mon malheur, s’est montrée à mes yeux ;
Mais j’ai cru qu’à mon tour tu me connoissois mieux.
Quoi donc ? as-tu pensé qu’Andromaque infidèle
Pût trahir un époux qui croit revivre en elle ;
Et que de tant de morts réveillant la douleur,
1080Le soin de mon repos me fît troubler le leur ?
Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre[5] ?
Mais son fils périssoit : il l’a fallu défendre.
Pyrrhus en m’épousant s’en déclare l’appui ;
Il suffit : je veux bien m’en reposer sur lui.
1085Je sais quel est Pyrrhus. Violent, mais sincère,

Céphise, il fera plus qu’il n’a promis de faire.
Sur le courroux des Grecs je m’en repose encor :
Leur haine va donner un père au fils d’Hector.
Je vais donc, puisqu’il faut que je me sacrifie,
1090Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie ;
Je vais, en recevant sa foi sur les autels,
L’engager à mon fils par des nœuds immortels.
Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,
D’une infidèle vie abrégera le reste,
1095Et sauvant ma vertu, rendra ce que je doi
À Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi.
Voilà de mon amour l’innocent stratagème ;
Voilà ce qu’un époux m’a commandé lui-même.
J’irai seule rejoindre Hector et mes aïeux.
1100Céphise, c’est à toi de me fermer les yeux.

CÉPHISE.

Ah ! ne prétendez pas que je puisse survivre[6]

ANDROMAQUE.

Non, non, je te défends, Céphise, de me suivre.
Je confie à tes soins mon unique trésor :
Si tu vivois pour moi, vis pour le fils d’Hector.
1105De l’espoir des Troyens seule dépositaire,
Songe à combien de rois tu deviens nécessaire.
Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi :
S’il le faut, je consens qu’on lui parle de moi[7].
Fais-lui valoir l’hymen où je me suis rangée ;
1110Dis-lui qu’avant ma mort je lui fus engagée,
Que ses ressentiments doivent être effacés,
Qu’en lui laissant mon fils, c’est l’estimer assez.
Fais connoître à mon fils les héros de sa race ;
Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace.

1115Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été ;
Parle-lui tous les jours des vertus de son père ;
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.
Mais qu’il ne songe plus, Céphise, à nous venger :
1120Nous lui laissons un maître, il le doit ménager.
Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste[8] :
Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste ;
Et pour ce reste enfin j’ai moi-même en un jour
Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour.

CÉPHISE.

Hélas !

ANDROMAQUE.

1125Hélas !Ne me suis point, si ton cœur en alarmes
Prévoit qu’il ne pourra commander à tes larmes.
On vient. Cache tes pleurs, Céphise ; et souviens-toi
Que le sort d’Andromaque est commis à ta foi.
C’est Hermione. Allons, fuyons sa violence.


Scène II.

HERMIONE, CLÉONE.
CLÉONE.

1130Non, je ne puis assez admirer ce silence.
Vous vous taisez, Madame ; et ce cruel mépris
N’a pas du moindre trouble agité vos esprits ?
Vous soutenez en paix une si rude attaque,
Vous qu’on voyoit frémir au seul nom d’Andromaque ?
1135Vous qui sans désespoir ne pouviez endurer

Que Pyrrhus d’un regard la voulût honorer ?
Il l’épouse : il lui donne, avec son diadème,
La foi que vous venez de recevoir vous-même,
Et votre bouche encor muette à tant d’ennui
1140N’a pas daigné s’ouvrir pour se plaindre de lui !
Ah ! que je crains, Madame, un calme si funeste[9] !
Et qu’il vaudroit bien mieux…

HERMIONE.

Et qu’il vaudroit bien mieux…Fais-tu venir Oreste ?

CLÉONE.

Il vient, Madame, il vient ; et vous pouvez juger
Que bientôt à vos pieds il alloit se ranger.
1145Prêt à servir toujours sans espoir de salaire[10],
Vos yeux ne sont que trop assurés de lui plaire.
Mais il entre.


Scène III.

ORESTE, HERMIONE, CLÉONE.
ORESTE.

Mais il entre.Ah ! Madame, est-il vrai qu’une fois
Oreste en vous cherchant obéisse à vos lois ?
Ne m’a-t-on point flatté d’une fausse espérance ?
1150Avez-vous en effet souhaité ma présence ?
Croirai-je que vos yeux, à la fin désarmés,
Veulent…

HERMIONE.

Veulent…Je veux savoir, Seigneur, si vous m’aimez.

ORESTE.

Si je vous aime ? Ô Dieux ! mes serments, mes parjures,
Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures,
1155Mon désespoir, mes yeux de pleurs toujours noyés,
Quels témoins croirez-vous, si vous ne les croyez ?

HERMIONE.

Vengez-moi, je crois tout.

ORESTE.

Vengez-moi, je crois tout.Hé bien ! allons, Madame :
Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme ;
Prenons, en signalant mon bras et votre nom,
1160Vous, la place d’Hélène, et moi, d’Agamemnon.
De Troie en ce pays réveillons les misères ;
Et qu’on parle de nous, ainsi que de nos pères.
Partons, je suis tout prêt.

HERMIONE.

Partons, je suis tout prêt.Non, Seigneur, demeurons :
Je ne veux pas si loin porter de tels affronts.
1165Quoi ? de mes ennemis couronnant l’insolence,
J’irois attendre ailleurs une lente vengeance ?
Et je m’en remettrois au destin des combats,
Qui peut-être à la fin ne me vengeroit pas ?
Je veux qu’à mon départ toute l’Épire pleure.
1170Mais si vous me vengez, vengez-moi dans une heure,
Tous vos retardements sont pour moi des refus,
Courez au temple. Il faut immoler…

ORESTE.

Courez au temple. Il faut immoler…Qui ?

HERMIONE.

Courez au temple. Il faut immoler… Qui ?Pyrrhus.

ORESTE.

Pyrrhus, Madame ?

HERMIONE.

Pyrrhus, Madame ?Hé quoi ? votre haine chancelle ?

Ah ! courez, et craignez que je ne vous rappelle.
1175N’alléguez point des droits que je veux oublier ;
Et ce n’est pas à vous à le justifier.

ORESTE.

Moi, je l’excuserois ? Ah ! vos bontés, Madame,
Ont gravé trop avant ses crimes dans mon âme.
Vengeons-nous, j’y consens, mais par d’autres chemins.
1180Soyons ses ennemis, et non ses assassins :
Faisons de sa ruine une juste conquête.
Quoi ? pour réponse aux Grecs porterai-je sa tête ?
Et n’ai-je pris sur moi le soin de tout l’État
Que pour m’en acquitter par un assassinat ?
1185Souffrez, au nom des Dieux, que la Grèce s’explique,
Et qu’il meure chargé de la haine publique.
Souvenez-vous qu’il règne, et qu’un front couronné…

HERMIONE.

Ne vous suffit-il pas que je l’ai condamné ?
Ne vous suffit-il pas que ma gloire offensée
1190Demande une victime à moi seule adressée ;
Qu’Hermione est le prix d’un tyran opprimé ;
Que je le hais ; enfin, Seigneur, que je l’aimai[11] ?
Je ne m’en cache point : l’ingrat m’avoit su plaire,
Soit qu’ainsi l’ordonnât mon amour ou mon père.
1195N’importe ; mais enfin réglez-vous là-dessus.
Malgré mes vœux, Seigneur, honteusement déçus,
Malgré la juste horreur que son crime me donne,
Tant qu’il vivra craignez que je ne lui pardonne.
Doutez jusqu’à sa mort d’un courroux incertain :
1200S’il ne meurt aujourd’hui, je puis l’aimer demain.

ORESTE.

Hé bien ! il faut le perdre, et prévenir sa grâce ;

Il faut… Mais cependant que faut-il que je fasse ?
Comment puis-je sitôt servir votre courroux ?
Quel chemin jusqu’à lui peut conduire mes coups ?
1205À peine suis-je encore arrivé dans l’Épire,
Vous voulez par mes mains renverser un empire ;
Vous voulez qu’un roi meure, et pour son châtiment
Vous ne donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment.
Aux yeux de tout son peuple il faut que je l’opprime[12] !
1210Laissez-moi vers l’autel conduire ma victime,
Je ne m’en défends plus ; et je ne veux qu’aller
Reconnoître la place où je dois l’immoler.
Cette nuit je vous sers, cette nuit je l’attaque.

HERMIONE.

Mais cependant ce jour il épouse Andromaque.
1215 Dans le temple déjà le trône est élevé ;
Ma honte est confirmée, et son crime achevé.
Enfin qu’attendez-vous ? Il vous offre sa tête :
Sans gardes, sans défense il marche à cette fête ;
Autour du fils d’Hector il les fait tous ranger ;
1220Il s’abandonne au bras qui me voudra venger.
Voulez-vous, malgré lui, prendre soin de sa vie ?
Armez, avec vos Grecs, tous ceux qui m’ont suivie ;
Soulevez vos amis : tous les miens sont à vous.
Il me trahit, vous trompe, et nous méprise tous.
1225Mais quoi ? déjà leur haine est égale à la mienne :
Elle épargne à regret l’époux d’une Troyenne.
Parlez : mon ennemi ne vous peut échapper,
Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper.
Conduisez ou suivez une fureur si belle ;
1230Revenez tout couvert du sang de l’infidèle ;
Allez : en cet état soyez sûr de mon cœur.

ORESTE.

Mais, Madame, songez…

HERMIONE.

Mais, Madame, songez…Ah ! c’en est trop, Seigneur.
Tant de raisonnements offensent ma colère[13].
J’ai voulu vous donner les moyens de me plaire,
1235Rendre Oreste content ; mais enfin je vois bien
Qu’il veut toujours se plaindre, et ne mériter rien.
Partez : allez ailleurs vanter votre constance,
Et me laissez ici le soin de ma vengeance.
De mes lâches bontés mon courage est confus,
1240Et c’est trop en un jour essuyer de refus.
Je m’en vais seule au temple, où leur hymen s’apprête,
Où vous n’osez aller mériter ma conquête.
Là, de mon ennemi je saurai m’approcher :
Je percerai le cœur que je n’ai pu toucher ;
1245Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées[14],
Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées ;
Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui que de vivre avec vous.

ORESTE.

Non, je vous priverai de ce plaisir funeste,
1250Madame : il ne mourra que de la main d’Oreste.
Vos ennemis par moi vont vous être immolés[15],
Et vous reconnoîtrez mes soins, si vous voulez[16].

HERMIONE.

Allez. De votre sort laissez-moi la conduite,
Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre fuite[17].


Scène IV.

HERMIONE, CLÉONE.
CLÉONE.

1255Vous vous perdez, Madame ; et vous devez songer…

HERMIONE.

Que je me perde ou non, je songe à me venger.
Je ne sais même encor, quoi qu’il m’ait pu promettre,
Sur d’autres que sur moi si je dois m’en remettre.
Pyrrhus n’est pas coupable à ses yeux comme aux miens,
1260Et je tiendrois mes coups bien plus sûrs que les siens.
Quel plaisir de venger moi-même mon injure,
De retirer mon bras teint du sang du parjure,
Et pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands,

De cacher ma rivale à ses regards mourants !
1265Ah ! si du moins Oreste, en punissant son crime,
Lui laissoit le regret de mourir ma victime !
Va le trouver : dis-lui qu’il apprenne à l’ingrat
Qu’on l’immole à ma haine, et non pas à l’État.
Chère Cléone, cours. Ma vengeance est perdue
1270S’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue[18].

CLÉONE.

Je vous obérai. Mais qu’est-ce que je voi ?
Ô Dieux ! Qui l’auroit cru, Madame ? C’est le Roi !

HERMIONE.

Ah ! cours après Oreste ; et dis-lui, ma Cléone,
Qu’il n’entreprenne rien sans revoir Hermione.


Scène V.

PYRRHUS, HERMIONE, PHŒNIX.
PYRRHUS.

1275Vous ne m’attendiez pas, Madame ; et je vois bien
Que mon abord ici trouble votre entretien.
Je ne viens point, armé d’un indigne artifice,
D’un voile d’équité couvrir mon injustice[19] :
Il suffit que mon cœur me condamne tout bas ;
1280Et je soutiendrois mal ce que je ne crois pas.
J’épouse une Troyenne. Oui, Madame, et j’avoue

Que je vous ai promis la foi que je lui voue.
Un autre vous diroit que dans les champs troyens
Nos deux pères sans nous formèrent ces liens,
1285Et que sans consulter ni mon choix ni le vôtre[20],
Nous fûmes sans amour engagés l’un à l’autre[21] ;
Mais c’est assez pour moi que je me sois soumis.
Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis ;
Loin de les révoquer, je voulus y souscrire.
1290Je vous vis avec eux arriver en Épire ;
Et quoique d’un autre œil l’éclat victorieux
Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux,
Je ne m’arrêtai point à cette ardeur nouvelle :
Je voulus m’obstiner à vous être fidèle,
1295Je vous reçus en reine ; et jusques à ce jour
J’ai cru que mes serments me tiendroient lieu d’amour.
Mais cet amour l’emporte, et par un coup funeste
Andromaque m’arrache un cœur qu’elle déteste.
L’un par l’autre entraînés, nous courons à l’autel
1300Nous jurer, malgré nous, un amour immortel.
Après cela, Madame, éclatez contre un traître,
Qui l’est avec douleur, et qui pourtant veut l’être.
Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux,
Il me soulagera peut-être autant que vous.
1305Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures :
Je crains votre silence, et non pas vos injures ;
Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins,
M’en dira d’autant plus que vous m’en direz moins.

HERMIONE.

Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice,

1310J’aime à voir que du moins vous vous rendiez justice[22],
Et que voulant bien rompre un nœud si solennel,
Vous vous abandonniez au crime en criminel.
Est-il juste, après tout, qu’un conquérant s’abaisse
Sous la servile loi de garder sa promesse ?
1315Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter ;
Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter.
Quoi ? sans que ni serment ni devoir vous retienne,
Rechercher une Grecque, amant d’une Troyenne ?
Me quitter, me reprendre, et retourner encor
1320De la fille d’Hélène à la veuve d’Hector ?
Couronner tour à tour l’esclave et la princesse ;
Immoler Troie aux Grecs, au fils d’Hector la Grèce ?
Tout cela part d’un cœur toujours maître de soi,
D’un héros qui n’est point esclave de sa foi.
1325Pour plaire à votre épouse, il vous faudroit peut-être
Prodiguer les doux noms de parjure et de traître.
Vous veniez de mon front observer la pâleur[23],

Pour aller dans ses bras rire de ma douleur.
Pleurante après son char vous voulez qu’on me voie ;
1330Mais, Seigneur, en un jour ce seroit trop de joie ;
Et sans chercher ailleurs des titres empruntés,
Ne vous suffit-il pas de ceux que vous portez ?
Du vieux père d’Hector la valeur abattue
Aux pieds de sa famille expirante à sa vue,
1335Tandis que dans son sein votre bras enfoncé
Cherche un reste de sang que l’âge avoit glacé ;
Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée ;
De votre propre main Polyxène égorgée
Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous[24] :
1340Que peut-on refuser à ces généreux coups[25] ?

PYRRHUS.

Madame, je sais trop à quels excès de rage[26]
La vengeance d’Hélène emporta mon courage[27] :
Je puis me plaindre à vous du sang que j’ai versé ;
Mais enfin je consens d’oublier le passé.
1345Je rends grâces au ciel que votre indifférence
De mes heureux soupirs m’apprenne l’innocence.
Mon cœur, je le vois bien, trop prompt à se gêner,
Devoit mieux vous connoître et mieux s’examiner.
Mes remords vous faisoient une injure mortelle ;
1350Il faut se croire aimé pour se croire infidèle.
Vous ne prétendiez point m’arrêter dans vos fers :
J’ai craint de vous trahir, peut-être je vous sers.
Nos cœurs n’étoient point faits dépendants l’un de l’autre ;

Je suivois mon devoir, et vous cédiez au vôtre.
1355Rien ne vous engageoit à m’aimer en effet.

HERMIONE.

Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ?
J’ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes ;
Je t’ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;
J’y suis encor, malgré tes infidélités,
1360Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.
Je leur ai commandé de cacher mon injure ;
J’attendois en secret le retour d’un parjure ;
J’ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
Tu me rapporterois un cœur qui m’étoit dû.
1365Je t’aimois inconstant, qu’aurois-je fait fidèle ?
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m’annoncer le trépas,
Ingrat, je doute encor si je ne t’aime pas.
Mais, Seigneur, s’il le faut, si le ciel en colère
1370Réserve à d’autres yeux la gloire de vous plaire,
Achevez votre hymen, j’y consens. Mais du moins
Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être :
Différez-le d’un jour ; demain vous serez maître[28].
1375Vous ne répondez point[29] ? Perfide, je le voi,
Tu comptes les moments que tu perds avec moi[30] !

Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne[31],
Ne souffre qu’à regret qu’un autre[32] t’entretienne.
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.
1380Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux[33] :
Va lui jurer la foi que tu m’avois jurée,
Va profaner des Dieux la majesté sacrée.
Ces Dieux, ces justes Dieux n’auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t’ont lié.
1385Porte aux pieds[34] des autels ce cœur qui m’abandonne ;
Va, cours. Mais crains encor d’y trouver Hermione.


Scène VI.

PYRRHUS, PHŒNIX.
PHŒNIX.

Seigneur, vous entendez. Gardez de négliger[35]
Une amante en fureur qui cherche à se venger.

Elle n’est en ces lieux que trop bien appuyée :
1390La querelle des Grecs à la sienne est liée ;
Oreste l’aime encore ; et peut-être à ce prix…

PYRRHUS.

Andromaque m’attend. Phœnix, garde son fils.


fin du quatrième acte.
  1. La Harpe fait remarquer le même tour dans le vers 175 de Bérénice :

    Il va sur tant d’États couronner Bérénice.

  2. Les éditions de 1668, de 1673 et de 1676 ont plusieurs points à la fin de ce vers.
  3. Toutes les éditions imprimées du vivant de Racine ont, dans ce vers, craistre, et non croistre. On prononçait encore craître. Geoffroy n’aurait donc pas dû dire ici : « Croître et maître ne riment ni à l’œil ni à l’oreille. »
  4. Hécube, dans les Troyennes d’Euripide (vers 707-713), donne à Andromaque de semblables conseils :

    Τίμα δὲ τὸν παρόντα δεσπότην σέθεν,…
    Κἂν δρᾷς τάδ', · · · · · · · · · · · ·
    · · · παῖδα τόνδε παιδὸς ἐκθρέψειας ἂν
    Τροίᾳ μέγιστον ὠφέλημ', ἵν' εἴ ποτε
    Έκ σοῦ γενόμενοι παῖδες Ἴλιον πάλιν
    Κατοικίσειαν, καὶ πόλις γένοιτ' ἔτι.

  5. Non servata fides cineri promissa Sichæo.

    (Virgile, Énéide, livre IV, vers 552.)
  6. Telle est la ponctuation de l’édition de 1676 et des suivantes. Les deux premières (1668 et 1673) n’ont qu’un point à la fin du vers.
  7. Var. S’il le faut, je consens que tu parles de moi. (1668-76)
  8. Ce sont les conseils qu’Andromaque donne à son fils dans les Troyennes de Sénèque (vers 713 et suivants) :

    Pone ex animo reges atavos, · · ·
    Gere captivum · · · · · · · · · ·

  9. · · · · · · Δέδοιχ´ ὅπως
    Μὴ ´κ τῆς σιωπῆς τῆσδε ἀναρρήξει κακά.

    (Sophocle, Œdipe roi, vers 1062 et 1063.)
  10. Nous avons suivi, pour la ponctuation de ce vers et du précédent, toutes les éditions imprimées du vivant de Racine. M. Aimé-Martin a mis une virgule après se ranger, deux points après salaire.
  11. Ce mot est écrit aimé dans l’édition de 1697. Les précédentes portent aimay ou aimai. Voyez plus haut (p. 56) la note du vers 320.
  12. Opprimer, dans ce sens de surprendre et accabler, est un latinisme que l’exemple de Racine n’a pu introduire dans la langue.
  13. Dans la scène iv de l’acte III de Cinna, Émilie dit à Cinna :

    Je vois ton repentirIl suffit, je t’entends ;
    Je vois ton repentir et tes vœux inconstants…
    Sans emprunter ta main pour servir ma colère,
    Je saurai bien venger mon pays et mon père…
    Mes jours avec les siens se vont précipiter,
    Puisque ta lâcheté n’ose me mériter.
    Viens me voir dans son sang et dans le mien baignée.


    En comparant les deux scènes, on trouvera entre elles des rapports frappants, mais plutôt pour les idées que pour l’expression.

  14. Vers la fin de la même scène de Cinna :

    Mais ma main, aussitôt contre mon sein tournée,
    Aux mânes d’un tel prince immolant votre amant,
    À mon crime forcé joindra mon châtiment.


    Ici, au contraire, c’est pour l’expression seulement que ces vers, prononcés par Cinna, non par Émilie, peuvent être rapprochés de ceux de Racine.

  15. Les éditions de 1702, 1722 et 1750 ont :

    Vos ennemis par moi vous vont être immolés.

  16. Entre ce vers et le suivant on lit dans les éditions de 1668 à 1676 :

    Mais que dis-je ? ah ! plutôt permettez que j’espère.
    Excusez un amant que trouble sa misère,
    Qui tout prêt d’être heureux, envie encor le sort
    D’un ingrat, condamné par vous-même à la mort.

  17. On peut comparer cette scène avec la scène i de l’acte II de Pertharite. « Eduïge, dit Voltaire, est avec son Garibalde précisément dans la même situation qu’Oreste avec Hermione. » Voltaire marque aussi quelques ressemblances entre la même scène de Pertharite et la scène ii de l’acte II dans Andromaque.
  18. Voltaire a rapproché ces vers des vers 101-104 de Cinna (acte I, scène ii) :

    Sa perte, que je veux, me deviendroit amère,
    Si quelqu’un l’immoloit à d’autres qu’à mon père ;
    Et tu verrois mes pleurs couler pour son trépas,
    Qui le faisant périr, ne me vengeroit pas.

  19. · · · · · · · Neque ego hanc abscondere furto
    Speravi, ne finge, fugam · · · · · · · · · ·

    (Virgile, Énéide, livre IV, vers 337 et 338.)
  20. Var. Et que sans consulter ni mon cœur ni le vôtre. (1668-76)
  21. Dans ce vers, au lieu d’engagés, les éditions de 1768 et de 1808, suivies par M. Aimé-Martin, ont attachés. Nous ne savons d’où elles ont tiré cette variante. Ce doit être, à l’origine, une faute d’impression.
  22. Mlle Clairon, dans ses Mémoires (p. 98 et 99), a fait sur la manière d’interpréter ce passage au théâtre des remarques dignes d’être conservées : « Le couplet du quatrième acte, dit-elle, que le public, les gens de lettres et les comédiens appellent le couplet d’ironie, ne peut, selon moi, porter ce nom. L’ironie demande une légèreté d’esprit, une tranquillité d’âme que certainement Hermione n’a pas… Un visage où l’indignation et la noblesse se peignent également, des sons étouffés dans le premier moment par le dépit et la fureur, les mouvements de colère qu’elle ne peut plus retenir, ne peuvent produire dans ses sons et sur sa physionomie que l’image du sarcasme le plus amer ; l’horreur qu’elle doit éprouver elle-même en rappelant à Pyrrhus les cruautés dont il s’est rendu coupable, ne peut descendre jusqu’à l’ironie. Hermione doit donner à ses reproches toute l’amertume, tout le mépris qui peut les rendre encore plus insultants, mais elle ne veut ni ne doit plaisanter. » Mais il faut dire que Mlle Clairon, en faisant cette remarque, pourrait bien s’être particulièrement proposé de blâmer le jeu de Mlle Dumesnil, sa rivale. « Lorsque Mlle Dumesnil, dit Lemazurier, jouait Hermione, il s’en fallait de très-peu de chose que son grand couplet d’ironie n’eût l’air d’une mauvaise plaisanterie ; mais elle savait s’en garantir, et ne dépassait point la nuance délicate au delà de laquelle le comique se serait trouvé. » (Galerie historique, etc., p. 199.)
  23. Var. Votre grand cœur sans doute attend après mes pleurs.
    Pour aller dans ses bras jouir de mes douleurs ?

    Chargé de tant d’honneur, il veut qu’on le renvoie ?
    [Mais, Seigneur, en un jour ce seroit trop de joie.] (1668-76)

  24. On peut voir, dans l’Hecube d’Euripide (vers 517-566), le récit de la mort de Polyxène, égorgée par Pyrrhus sur le tombeau d’Achille.
  25. La même expression se trouve dans l’Horace de Corneille (vers 1338) :

    Ou si tu n’es point las de ces généreux coups.

  26. Var. Madame, je sais trop à quel excès de rage. (1668-76)
  27. Var. L’ardeur de vous venger emporta mon courage. (1668 et 73)
  28. Ce délai que demande Hermione rappelle la prière que Didon charge sa sœur d’adresser à Énée :

    Non jam conjugium antiquum, quod prodidit, oro…
    Tempus inane peto, requiem spatiumque furori.

    (Virgile, Énéide, livre IV, vers 431-433.)
  29. Au lieu du point d’interrogation, les éditions de 1668 et de 1673 ont ici un simple point.
  30. Ce vers et les suivants jusqu’à la fin de la scène ressemblent trop à un passage de la Médée d’Euripide pour que la rencontre soit fortuite. Voici les paroles que Médée adresse à Jason :

    Χώρει· πόθῳ γὰρ τῆς νεοδμήτου ϰόρης

    Αἱρεϊ χρονίζων δωμάτων ἐξώπιος.
    Νύμφευ΄· ἴσως γάρ, ξὺν θεῷ δ΄ εἰρήσεται,
    Γαμεῖς τοιοῦτον ὥστε σ΄ ἀρνεῖσθαι γάμον.

    (Médée, vers 621-624)
  31. Var. Ton cœur impatient de revoir sa Troyenne. (1668-76)
  32. Tel est le texte de toutes les éditions publiées du vivant de Racine. L’impression de 1702, celle de 1736, et en général toutes les éditions modernes ont une autre. Mais dans Corneille aussi les anciennes éditions ont souvent un autre où nous mettons aujourd’hui une autre. Voyez le Corneille de M. Marty-Laveaux, tome I, p. 228, note 3 a. Voyez aussi plus bas les Plaideurs, acte II, scène ii, variante du vers 335.
  33. · · · Neque te teneo, neque dicta refello.
    I, sequere Italiam ventis · · · · · · · ·

    (Virgile, Énéide, livre IV, vers 380 et 381.)
  34. Tel est le texte de toutes les anciennes éditions. Quelques impressions modernes donnent : « au pied. »
  35. Var. Seigneur, vous l’entendez : gardez de négliger (a). (1668 et 73)


    (a). Par une faute d’impression, semblable à celle du vers 911, l’édition de 1713 a : « Seigneur, vous attendez ; » et d’Olivet ne donne le vrai texte : « vous entendez, » que comme variante.