Anecdotes pathétiques et plaisantes/Chapitre IX

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Librairie militaire Berger-Levrault (p. 87-94).

CHAPITRE IX

ANECDOTES SUR LES « BOCHES »


Le prisonnier tombé du ciel.


C’était près de l’Yser, dans une tranchée où commandait un petit sergent qui n’a pas froid aux yeux. L’ordre venait de lui parvenir de se préparer à une attaque de l’adversaire terré à 100 mètres de là.

— Tout le monde est présent ? demande-t-il suivant l’usage.

On se compte rapidement, et, soudain, une voix proclame :

— Sergent, « y » en a un de trop !

— Un de trop ? Quelle est cette plaisanterie ?

On recompte, et chacun, soupçonneux, examine son voisin comme s’il arrivait en droite ligne de la planète Mars.

— Eh bien ? questionne le sergent, impatient.

— C’est c’t’outil-là qu’est de trop ! assure un des combattants en poussant vers le sous-officier un Boche dont l’uniforme absolument couvert de boue n’avait pas, jusqu’alors, attiré l’attention, un Boche venu on ne sait d’où, arrivé on ne sait comment…

— Ya, kamarad ; ya, Boche ; pas capout, protestait l’autre.

Il ne fut pas possible d’en tirer autre chose, car il ne comprenait pas un mot de français.
Un Allemand mange tant qu’il en meurt.

Un prisonnier allemand, détenu à Saint-Martin-de-Ré, qui venait de recevoir de Germanie une petite caisse de charcuterie et autres victuailles, se cacha dans un coin du pénitencier. Il se mit à dévorer goulûment et tout seul sa charcuterie, sans en offrir à ses camarades, car on sait que les Boches ne sont guère partageux.

Il mangea tout ; il mangea tant qu’il en fut étouffé. Quelques heures après, on le trouva mort à côté de la boîte vide.


Le déjeuner interrompu.

Dans une ville de Flandre française, proche la frontière, fortement occupée par l’ennemi, les officiers badois ont, le matin, fait préparer pour leur petit déjeuner un plat plantureux de charcuterie sans gelée. Au moment de se mettre à leur « pantagruélation » devant ce plat appétissant, ils entendent presque sous leurs fenêtres une soudaine fusillade, et une clameur de leurs troupes retentir : Die Franzosen ! Fort ! Fort !… Ils se lèvent précipitamment et, avec un ensemble remarquable, f… le camp ! C’étaient nos braves troupiers qui, ayant habilement manœuvré toute la nuit, avaient réussi, sans bruit, à se débarrasser des sentinelles ennemies et surprenaient les Badois, gagnant ainsi une position stratégique importante.

Nos troupes arrivent à la brasserie et voient le beau plat de charcuterie intact sur la table. Que faire ? Des Allemands se seraient jetés dessus. Mais les Français savent avoir le beau geste. Le plat fut soigneusement et proprement enveloppé et envoyé à leur supérieur, le général de division X…, qui avait préparé et commandé ce mouvement de nuit si bien exécuté. Le plat arriva opportunément à la table du général — où siège quotidiennement un capitaine de réserve dijonnais au nom très connu, de qui nous tenons le récit — et fut salué avec une franche gaieté.

Le coquillage.

S’ils ironisent eux-mêmes la situation difficile où ils se trouvent et les échecs qu’ils subissent, tout va bien.

Un prisonnier allemand, dirigé vers un département du Centre, racontait naguère à un de nos correspondants la plaisante histoire que voici :

— Vous voyez ce gros coquillage ? dit-il en montrant une conque à cinq circonvolutions. Je l’ai reçu de ma famille, tandis que j’étais sur le front et que nous essayions de gagner Calais et la mer. Ma femme avait joint à l’envoi un petit billet, où elle disait : « Frantz, mon ami, je t’envoie ceci qui pourra te servir à tromper ton attente. Puisque vous n’êtes pas capables, à vous tous, d’aller jusqu’à la Manche, tu peux toujours t’appliquer ce coquillage contre l’oreille ; il te donnera l’illusion du bruit de la mer. » Je n’ai pas vu Calais, je suis prisonnier, conclut l’Allemand en riant, mais le coquillage m’a été laissé et j’en remercie la France bienveillante. Plusieurs fois par jour, ce Boche humoriste, pour passer le temps…, écoute la mer.


Comment un Allemand mort
amena une quarantaine de Boches à se rendre.

Peu à peu, grâce à une patiente progression, nos tranchées s’étaient rapprochées de celles des Boches. Quarante mètres à peine séparaient maintenant notre position de première ligne de la leur. Terrés ainsi vis-à-vis les uns des autres, on se guettait et on échangeait quelques coups de fusil, dans l’attente de l’action qui devait fatalement se produire au premier moment favorable. Cette situation durait depuis plusieurs jours déjà.

Entre les deux tranchées, jusqu’à mi-distance exactement, gisait le cadavre d’un Boche. Le temps avait fait son œuvre, le corps était en pleine décomposition et à certaines heures, quand le vent soufflait du nord, une odeur pestilentielle venait rendre intolérable le séjour dans la tranchée française. Quelques hommes décidés résolurent de mettre fin à ce supplice et de profiter de la première nuit sans lune pour aller enterrer l’Allemand.

Donc, un soir, vers 11 heures, alors que la campagne se trouvait noyée dans une ombre épaisse, trois ou quatre des nôtres se hissèrent hors de la tranchée et commencèrent à ramper vers le corps sans sépulture. Mais les Allemands veillaient et nos soldats n’avaient pas parcouru 10 mètres qu’une grêle de balles les forçait à rebrousser chemin hâtivement.

De retour dans la tranchée, furieux, l’un d’eux griffonna ces quelques mots sur un morceau de papier : « Saligauds, on voulait enterrer votre copain et c’est comme cela que vous nous accueillez ! » Lesté d’une pierre et lancé par un bras vigoureux, le message fut expédié dans la tranchée boche. Trois minutes plus tard, par le même procédé, arrivait la réponse : « Si c’est pour ça, nous sommes prêts à vous aider. » Nos soldats, méfiants, sachant ce que vaut la parole des soldats du Kaiser, hésitèrent. Enfin, l’un d’eux se risqua : il sortit de la tranchée sans fusil. Immédiatement, un homme sortit de la tranchée d’en face. Un second, puis un troisième Français quittèrent leur abri ; un second, puis un troisième Allemand firent de même. Bientôt, dans la nuit noire, une vingtaine d’hommes furent occupés à creuser une fosse sommaire dans laquelle fut déposé le mort, puis à la combler. Tout cela sans que fut échangée une parole. À mesure que la besogne avançait, les hommes, heureux de se dégourdir un peu les membres, y mettaient moins d’ardeur.

Mais un observateur d’artillerie veillait ; il avait vu le rassemblement, l’avait signalé à sa batterie et, patatras ! un obus de 75 venait bientôt éclater à 50 mètres. Ce fut un sauve-qui-peut. Chacun se précipita vers sa tranchée. Dans la confusion, un officier et un sous-officier boches se trompèrent et vinrent chercher asile dans l’abri des nôtres. Quelques poignes solides les immobilisèrent aussitôt. Revenus de leur erreur, ils ne s’en montrèrent pas autrement contrariés et… demandèrent à manger. On leur donna quelques aliments qu’ils dévorèrent.

Quand il fut restauré, le sous-officier, qui parlait à peu près le français, proposa d’aller chercher des camarades. La malice parut cousue de fil blanc, on en rit, mais il insista avec toute l’éloquence dont il était capable, affirmant qu’il reviendrait. Bast, à un prisonnier près ! On le laissa aller. Il partit en rampant, regagna son terrier, disparut.

Deux heures environ s’écoulèrent, et nos soldats regrettaient presque de s’être montrés si naïfs, quand un homme se glissa hors de la tranchée d’en face, puis un second, puis un troisième, puis d’autres qui, collés au sol, à peine visibles dans l’aube naissante, s’acheminèrent vers notre propre tranchée.

Le sous-off teuton avait tenu parole. Une demi-heure plus tard, une quarantaine de Boches étaient ainsi venus se rendre dans le doux espoir de pouvoir manger à leur faim.


Les Allemands à Compiègne.


M. Gabriel Mourey, conservateur du palais de Compiègne, a publié un petit volume intitulé : La Guerre devant le palais. C’est une série de récits ayant trait à l’occupation momentanée de Compiègne par les Allemands, en septembre 1914, avant la bataille de la Marne.

Voici d’amusants détails sur le versement de l’indemnité de guerre dont, le lendemain de leur arrivée, les Boches frappèrent la ville, indemnité payable en argent, en paquets de cigares, de tabac, d’allumettes et de chocolat :


Devant une grande table recouverte d’un vieux tapis vert qui servit peut-être à quelque conseil des ministres sous le règne de Louis-Philippe ou de Napoléon III, M. l’intendant général de l’armée de S. E. le général von Kluck attendait. Au grincement de la brouette sur les dalles de marbre, il releva la tête.

— Parfait, dit-il. Comptons.

Et l’on compta, ou plutôt, il compta… en homme habitué à compter qu’il était.

— J’ai le regret de vous dire, Messieurs, prononça-t-il d’une voix solennelle, quand il eut fini, qu’il manque 300 francs.

— Vous m’étonnez, dit M. de Seroux.

— Possible, mais il manque 300 francs.

L’on recompta. Il y avait 3.000 francs en pièces de 50 centimes, de 1 franc, de 2 francs, de 5 francs, 700 francs de billets de banque — « Les billets de banque français, acquiesça M. l’intendant général de S. E. le général von Kluck, ont toujours leur valeur » — et 1.000 francs d’or, à travers lesquels il promenait avec délice ses doigts, caressant d’un regard émerveillé les pièces jaunes.

— Mille francs d’or, oui, 1.000 francs d’or, répétait-il ; mais il manque 300 francs.

En effet, il manquait 300 francs.

— Erreur ne fait pas compte, dit M. de Seroux ; je vais chez moi les chercher et je reviens.

Une fois revenu, l’on recompta. Le compte maintenant était exact. Alors, M. l’intendant général de l’armée de S. E. le général von Kluck se déclara entièrement satisfait, bien que les cigares ne lui parussent point assez nombreux et que les paquets de chocolat ne lui semblassent point assez gros ; et quand il eut serré dans un sac les pièces d’argent et les billets de banque, et qu’il ne resta plus sur le tapis vert que les 1.000 francs en pièces d’or — un petit tas de feuilles d’automne au milieu d’une prairie — M. l’intendant général de l’armée de S. E. le général von Kluck, les ayant de nouveau longuement caressées des doigts et des yeux, se décida tout à coup, incapable de dompter la tentation qui le possédait, à les verser dans sa propre poche.

— Mille francs d’or ! Mille francs d’or ! Eh bien, ce sera pour moi, n’est-ce pas, Monsieur le Maire ? Ah ! ah ! ah !

Et il disparut en riant.

Dix minutes plus tard, en même temps que l’Armee-Ober-Kommando, dont il mérite d’être considéré comme le plus bel ornement, M. l’intendant général de l’armée de S. E. le général von Kluck quittait Compiègne en automobile.


Autre récit. Il s’agissait de soustraire à l’appétit teuton l’ânesse qui constituait à elle seule toute la cavalerie « des services d’architecture du palais » :

La voici déjà dans la cour du palais. Le planton l’a laissée passer sans méfiance.

Elle a bien consenti à franchir avec ses pattes de devant les trois premières marches du premier escalier, mais ses pattes de derrière ne veulent, comme on dit, rien savoir ; pendant qu’elle progressait de l’avant-train, elle se repliait de l’arrière. On la fait redescendre.

— Parbleu ! s’écrie quelqu’un, il fallait lui boucher les yeux !

Bonne idée. On lui jette une serviette sur les oreilles, mais l’intelligent quadrupède a des yeux dans les sabots.

— Attends un peu, dit un autre, on va lui installer un plan incliné avec des planches.

Aussitôt fait que dit ; mais le bruit qu’elle mène en marchant dessus l’épouvante ; et puis le plan incliné ne tient pas en place. Elle est toute frémissante d’émotion ; force est de trouver autre chose.

— À reculons, pardi ! propose un troisième ; faisons-la monter à reculons !

Elle se bute alors définitivement, les oreilles rapprochées, les yeux têtus. On la supplie, on la caresse, on la menace : peines perdues.

Mais huit gaillards à casquette plate se sont précipités comme un seul homme autour du pauvre animal, quatre par le flanc droit, quatre par le flanc gauche, et avec un ensemble parfait, une méthode parfaite, les uns lui empoignant les pattes, les autres la prenant sous le ventre, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, nous l’ont, d’un coup, enlevée et portée au sommet des marches. Le tour est joué ; tout le monde rit ; l’on s’amuse et l’on fraternise.

— C’est le circus, dit un sous-officier qui a le sens des réalités.

Et un gros lieutenant s’écrie, en se tenant les côtes pour ne pas éclater :

Ja, ja ! Kolossal ! Kolossal !

Le zouave immortel.


Un prisonnier hessois, encore stupéfait, raconte que, dans l’Argonne, ses camarades de taupinières aperçoivent un matin, dressé sur le parapet de la tranchée française, un zouave qui, immobile, sans armes, paraît narguer témérairement l’ennemi. Les Allemands fusillent l’insolent, qui reçoit la décharge en plein corps et… ne bronche pas. Un bon tireur, un « tireur d’officiers » l’ajuste et lui envoie une balle au front. Le zouave n’en demeure pas moins impassible. Une seconde balle l’abat enfin ; il s’écroule et disparaît comme une loque. Le lendemain, au réveil, il est là ainsi que la veille, debout sur le parapet ; c’est bien le même ; les Boches le fusillent avec acharnement ; et on le voit, tout à coup, sous la pluie de projectiles, remuer les bras et les jambes comme un polichinelle articulé… C’était un grand pantin que nos poilus avaient fabriqué et dont ils tiraient les ficelles avec des rires d’enfants, qui là-bas, dans leurs trous, rendaient les Allemands pensifs.