Angéline Guillou/38

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 110-116).

XVII


Jacques fit au ministère un rapport détaillé de ses opérations au cours de l’été, de même que du résultat de ses recherches au sujet des aviateurs supposés égarés dans ces forêts.

— Je suis d’autant plus aise de vous féliciter, lui dit le ministre, quand il alla lui raconter verbalement, à sa demande, le résultat de ses exploits, que j’avais très peu confiance dans l’entreprise. J’ai cédé aux sollicitations du curé-missionnaire plutôt pour avoir la paix que par enthousiasme.

— Je vous assure que l’enthousiasme ne manquait pas de la part du curé.

— Mais où diable avait-il pêché cette idée ? si je puis me servir d’une expression qui doit avoir cours sur la Côte.

— Je lui ai souvent posé la question, et j’ai toujours eu la même réponse : demandez à Notre-Dame de la Garde. Vous n’ignorez pas que les gens de la Côte ont une grande dévotion pour Notre-Dame de la Garde.

— Je sais,… je sais,… dit le ministre en taquinant un peu Jacques et j’ai appris… oh !… entre les branches, qu’une belle et charmante… jeune fille n’était pas étrangère à cette dévotion nouvelle ? et j’ai appris… toujours entre les branches… que vous partagiez beaucoup… les idées de cette demoiselle.

— Vous savez, Monsieur le Ministre ? alors je n’aurai pas la peine de vous l’apprendre.

— D’ailleurs, je ne pose pas de questions ; mais je sais ce qui se passe un peu partout.

— Alors vous êtes un ministre avisé ? répondit Jacques en souriant.

— Parfaitement, et pour vous en donner la preuve, je vous donne un congé avec plein salaire jusqu’au printemps prochain avec avancement.

— J’accepte le congé, Monsieur le Ministre ! Quant à l’avancement je vous en remercie, car j’ai l’intention de travailler pour mon compte à l’avenir.

— Bravo, jeune homme ! dit le ministre enthousiasmé. Je suis peiné de vous perdre ; mais, ça me fait toujours plaisir, de voir un jeune homme capable de sortir du fonctionnarisme. Je ne vous pose pas de questions, capitaine ; mais je sais que, quelle que soit la carrière que vous embrasserez, vous réussirez. Que Dieu vous garde, et bonne chance !

Encouragé par les paroles du ministre, Jacques partit incessamment pour New-York afin de donner la commande de l’avion qu’il voulait acheter pour l’exploitation de sa mine ; mais il ne demeura pas longtemps dans la métropole américaine. La nostalgie de Québec eut tôt fait de le ramener dans la vieille capitale.

Québec, qui avait autrefois fasciné Jacques au cours de ses années d’études, ne lui procura pas cependant les douces sensations qu’il en attendait. Les soirées de jadis passées sur la terrasse Dufferin, où il écoutait la fanfare militaire, les après-midi de congé dépensés à contempler, même en hiver, cette nature unique au monde, qui dévoile toujours de nouvelles beautés dans ce panorama à perte de vue qui s’étend jusqu’aux frontières américaines, ne lui disaient plus rien. Les vieilles maisons historiques, vestiges de l’épopée française, qui faisaient naguère battre son cœur de patriote, étaient devenues muettes pour lui.

La rue Saint-Jean, qui faisait alors l’objet de ses délices, avec ses nombreux promeneurs à l’air joyeux, derniers vestiges de cette gaieté française, où les francs éclats de rire se mêlent encore aux chansons joyeuses, le laissaient froid ; car son esprit était sans cesse porté vers la Rivière-au-Tonnerre où il avait laissé le meilleur de son cœur.

Jamais le courrier de la Côte Nord ne partait sans contenir une lettre de Jacques à celle qu’il avait choisie entre mille pour être la compagne de sa vie. Il lui adressa le 10 janvier la charmante lettre suivante choisie, entre plusieurs parmi celles qu’Angéline recevait toujours avec joie :


Québec, le 10 janvier 19…


Mademoiselle Angéline Guillou,
Rivière-au-Tonnerre.
Côte Nord du Saint-Laurent.


Ma chère Fiancée,


Deux mois qui m’ont paru deux années, se sont écoulés depuis que je vous ai quittée, par ce beau matin du 20 novembre, où l’air vif du golfe nous fouettait la figure comme pour nous stimuler et nous donner le courage de la séparation, laquelle pour être temporaire, n’en est pas moins pénible à celui qui a donné son cœur.

Un désir fou m’a pris de louer un avion et d’aller vous causer la surprise d’une visite du Jour de l’An. Ça n’aurait pas été banal, n’est-ce pas ? mais sur les conseils de mes amis, je me suis ravisé, vu les dangers causés par les brouillards et les tempêtes inévitables du mois de janvier.

J’ai moins regretté ma reculade, en voyant à mon réveil, le Jour de l’An, sévir une tempête de grésil et de neige. De la fenêtre de ma chambre, je voyais de gros flocons de givre se détacher des arbres sous l’action du vent, transportant, en tourbillonnant, une neige fine qui avait déjà façonné une falaise près des remparts où elle allait mourir.

Quel temps fait-il sur la Côte ? me suis-je demandé. Vous voyez, ma pensée n’était pas loin de vous, car je ne pense jamais à la Côte sans penser à vous.

Les rapports météorologiques qui m’ont été transmis dans la journée, m’ont fait apprécier les conseils prudents de mes amis. Alors, je me suis transporté en esprit vers vous. Je vous ai vue entourée de votre respectable père et de vos frères et sœurs que je trouvais bien heureux de partager votre compagnie.

Pour consacrer plus entièrement ma journée à votre souvenir, vous en ferai-je l’aveu ? j’ai été faire une visite à votre bonne Mère Saint-Pierre-d’Alcantara, au couvent de Sillery. Inutile de vous dire quel a été, après m’être introduit, le sujet de la conversation. Mon idée était-elle heureuse ?

J’ai pensé que je serais plus près de vous dans ces murs privilégiés, qui ont eu le bonheur de vous abriter pendant cinq années. J’ai goûté quelques instants de vrai bonheur en donnant libre cours à mon imagination. Je voyais votre charmante silhouette ornant ces pièces où vous avez dû prendre vos ébats.

Mère Supérieure m’a conduit à la chapelle, où j’ai fait une courte prière à votre intention. Sera-t-elle efficace ? J’ai lieu d’en douter, car, vous l’avouerai-je ? J’ai eu de petites distractions pendant que j’essayais pourtant de prier avec attention. Dans mes distractions, dont je n’ose m’excuser, je vous voyais entrer dans la chapelle, revêtue de votre costume de couvent et aussi belle que le matin que je vous ai quittée ; mais peut-être un peu moins raisonnable, car les épreuves n’étaient pas encore venues mûrir votre caractère.

Je m’étonne moins à présent du bon souvenir que vous avez gardé de votre excellente Mère Supérieure, car je l’ai trouvée tout à fait charmante. Elle s’est tout de même permis une petite pointe de taquinerie à mon égard, me disant, tout en badinant, heureusement, que vous pourriez bien encore m’échapper, car j’ai, disait-elle, les premiers droits sur Angéline.

— J’ai « un tiens », lui dis-je, et un tiens vaut mieux que deux tu l’auras !

— Je l’avoue, dit-elle ; mais, tenez, je suis un peu psychologue et prophète à mes heures, et vous ne vous scandaliserez pas si je vous dis que je vois en vous un Oblat de Marie-Immaculée et, dans Angéline, une Sœur de Charité.

— En effet, il y avait bien une soutane en perspective chez moi ; mais je l’ai laissée à la guerre, lui répondis-je.

— Oui, mais si beaucoup de soutanes ont jonché le sol de France, la semence sera féconde, et la vôtre pourrait bien repousser.

— L’avenir est à Dieu, lui ai-je répondu, et j’espère être de retour à la Rivière-au-Tonnerre à temps pour vous donner tort.

— « L’homme s’agite et Dieu le mène ! » me dit-elle d’un ton prophétique, mais, ajouta-t-elle en riant, si vous venez me voir avec Madame Vigneau, vous serez encore les bienvenus.

Son esprit m’a charmé, mais son air pénétrant m’a laissé tout de même un peu troublé. J’ai promis d’aller la voir avant de retourner sur la Côte pour lui donner de vos nouvelles en attendant que vous lui écriviez vous-même.

Depuis le Jour de l’An j’ai erré un peu partout. Je visite des amis ; je vais quelquefois au théâtre sans y trouver toutefois le charme de jadis ; « j’arpente » la rue Saint-Jean, de la Côte de la Fabrique au Chemin Sainte-Foy, où je trouve toutes les figures sans expression et d’une insignifiance qui m’amuse parfois, tant le contraste me paraît singulier avec mes impressions passées.

J’attends avec impatience des nouvelles de l’hydravion que j’ai commandé à New-York. Il est tout probable que quand vous recevrez cette lettre, je serai à en surveiller les derniers détails dans la métropole américaine.

Aux premiers signes du printemps, comme l’hirondelle qui retourne à son nid, je prendrai mon vol vers la petite maison blanche, où je l’espère, je trouverai le même accueil et jouirai du même bonheur, déjà si lointain, si j’en juge par la lenteur que mettent les jours à s’effacer au calendrier.

À mon retour à la Rivière-au-Tonnerre, j’expédierai rondement les choses et, à l’automne, avec le siège additionnel que je fais ajouter, mon avion transportera vers la rive sud et autres lieux Monsieur et Madame Jacques Vigneault.

Comme je ferme cette lettre, le facteur m’apporte la vôtre du 20 décembre. J’y répondrai par le prochain courrier.

De votre fiancé qui vous aime bien tendrement.

Jacques.


L’avenir brillait maintenant aux yeux de Jacques d’un éclat inusité. Il brûlait du désir de retourner sur la Côte, tant pour y revoir sa fiancée que pour exploiter au plus tôt son Eldorado, qui devait lui apporter une fortune le mettant au-dessus des soucis de la vie.

Cette fortune, se disait-il, va procurer le bonheur à celle que j’ai choisie comme compagne et me permettre de mettre à l’aise ma famille et celle d’Angéline ; je pourrai ensuite consacrer une partie de mon avoir aux œuvres de charité qui m’ont le plus intéressé dans le passé.

C’est en faisant ces beaux rêves qu’il s’endormait le soir, dans sa modeste chambre d’hôtel, pour recommencer le lendemain les mêmes rêves d’avenir, quand, le 15 avril il reçut un télégramme lui annonçant que son hydravion était prêt à lui être livré. Il partit donc incessamment pour New-York.