Angéline Guillou/41

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 127-135).

XX


Le lendemain soir, le père Comeau était prêt à recommencer ses récits.

— Que voulez-vous que je vous conte, dit-il aux enfants qui s’étaient rassemblés en grand nombre pour l’entendre.

— Contez-nous une histoire où il n’y a pas de diable dedans, dit le petit Thomas, qui se fit l’interprète des autres enfants.

— Si vous voulez, je vais vous raconter une histoire de chasse, ou un conte de Perrault : Le Petit Poucet, par exemple.

— Racontez-nous une histoire de chasse, dirent les enfants à l’unisson.

— C’est très bien ; je vais vous raconter une histoire de chasse vraie, une histoire vécue par mon grand-père lui-même.


HISTOIRE DE CHASSE AU BISON


— Je dois vous dire, d’abord, que mon grand-père Comeau était l’homme le plus brave de la Côte et le meilleur chasseur de son temps. Il connaissait le Canada, depuis les montagnes Rocheuses qui se baignent dans l’Océan Pacifique, jusqu’aux confins des Laurentides qui aboutissent à l’Atlantique. Pas un ruisseau, pas une rivière, pas un lac, ni une montagne, ni une vallée qu’il n’eût explorés.

Il connaissait toutes les tribus sauvages de l’est comme de l’ouest du Canada, de même que tous les animaux à fourrure du pays. Pour se mettre au courant de la vie des animaux sauvages, il avait passé de grandes semaines dans les bois ou dans les plaines de l’ouest à les observer ; aussi était-il devenu un naturaliste célèbre. Vint un temps où il parlait aux bêtes féroces comme vous parlez à vos chiens de trait. Il n’y avait que les ourses-mères et les louves avec qui il ne faisait pas bon ménage. Les caribous, les orignaux et les chevreuils de nos forêts, de même que les bisons des plaines de l’ouest et les rennes des montagnes étaient ses amis.

Il était le guide recherché des millionnaires américains (qui n’étaient pas si nombreux qu’aujourd’hui), qu’il allait parfois chercher sur la rive sud au prix de mille difficultés. Nombreux sont les gens désemparés sur le golfe, qu’il a recueillis et sauvés du naufrage ; aussi, quand un personnage de marque venait faire la pêche ou la chasse au Canada, c’était à mon grand-père qu’il s’adressait.

Or, un jour, un baron français, homme fort riche et amateur de chasse dans les grandes plaines ou les grandes forêts, était venu au Canada pour faire la chasse au bison et à l’ours blanc. Ces animaux peuplaient alors les grandes plaines sauvages du nord-ouest habitées seulement par les naturels du pays et quelques métis.

Le baron de la Grange se fit conduire dans son yacht particulier chez mon grand-père à Godbout, et le pria de le guider à travers les plaines de l’ouest. Ce bon vieux avait presque renoncé aux voyages lointains ; sa famille commençait à grandir, et la sainte qu’était ma grand’mère éprouvait une telle inquiétude quand il partait pour ces longues randonnées, qui duraient parfois toute une année, qu’il avait décidé de ne plus s’éloigner. Le baron insista tellement et lui fit de si belles promesses, qu’il obtint le consentement de ma grand’mère… En récompense il lui laissa une forte somme d’argent qui la mit, ainsi que sa famille, à l’abri de la misère pour le temps de leur absence.

— C’est bien difficile, disait-elle, de refuser de rendre service à un homme si poli et si généreux, qui vous paye d’avance les services rendus.

Le baron leva l’ancre un beau matin avec mon grand-père et deux autres guides qu’on lui avait recommandés. On navigua jusqu’aux confins du Lac Supérieur où le yacht fut laissé. De là on suivit la frontière américaine jusqu’à Fort Garry (aujourd’hui Winnipeg), endroit que l’on atteignit après plusieurs semaines de marche.

Il fallut organiser une caravane pour partir à travers les grandes plaines où abondait le bison. Des Mexicains, commerçants de chevaux, établis dans les environs, vinrent offrir leurs bêtes aux chasseurs.

Quinze beaux chevaux des prairies, domptés pour la chasse au bison, furent achetés à prix d’or. Le baron paya rubis sur l’ongle.

Les yeux des Mexicains flamboyaient quand ils virent la bourse du baron s’ouvrir et en sortir les pièces d’or pour les payer. Comme il n’avait jamais assez de monde à son service, il accepta comme guides deux Mexicains qui s’offrirent spontanément à un prix ridicule.

Mon grand-père ne prisa pas trop ces recrues, qui avaient plutôt l’air de bandits que de commerçants de chevaux. Il se contenta de protester auprès du baron sans trop insister ; mais promit cependant d’avoir l’œil ouvert sur ce qui pourrait se passer.

La caravane s’ébranla un beau matin, avec tentes, fusils, munitions, provisions, eau potable et tout le tremblement. Les chevaux étaient chargés à dos de provisions pour les hommes. Comme la prairie fournit l’herbe nécessaire à la nourriture des chevaux, on ne s’inquiéta pas de ce côté. Les chevaux furent placés trois de front. Les premiers montés par mon grand-père et les Mexicains, ouvrant la marche, et les autres, attachés à la queue des premiers, portaient les fardeaux ; le baron fermait la marche, monté sur un superbe cheval blanc.

Les guides mexicains devaient les conduire dans un endroit où, disaient-ils, le bison abondait. Comme ils étaient supposés bien connaître le pays, on leur donna carte blanche. Mon grand-père eut bien des doutes sur leurs assertions et manifesta ses craintes au baron ; mais lui, homme bon et honnête, crut à l’honnêteté des Mexicains et pria mon grand-père de leur témoigner sa confiance ; ajoutant que, si on se montrait bon pour eux, ils ne manqueraient pas de leur en témoigner de la gratitude.

On marchait toute la journée, et le soir on montait les tentes pour se mettre à l’abri et se reposer. Les gardes plantaient des piquets auxquels ils attachaient les chevaux après les avoir soulagés de leur fardeau. On repartait le lendemain pour toujours se diriger dans la direction de l’ouest. Mon grand-père aurait bien voulu obliquer plus au nord ; mais les Mexicains prétendaient qu’ils s’acheminaient dans la bonne direction. Le baron ordonna de suivre la voie des Mexicains.

Ils étaient au dixième jour de cette marche forcée que leur faisaient faire les Mexicains, et ils ne voyaient pas encore de bisons. Ils campèrent comme d’habitude ; mais mon grand-père devenait nerveux. Comme le baron était bien fatigué, il s’endormit profondément. Mon grand-père, cependant, ne dormait que d’un œil, écoutant le baron qui ronflait comme un tuyau d’orgue dans la tente voisine. Vers les trois heures du matin, il crut entendre à travers le ronflement du baron, le pas des chevaux qui s’éloignaient ; prêtant l’oreille il entendit le hennissement de son propre cheval dans le lointain. Il sortit précipitamment de sa tente sans s’habiller et vit à travers la demi-obscurité de la nuit, les bandits mexicains qui dévalaient dans la prairie à une vitesse vertigineuse. Il réveilla immédiatement le baron, qui crut d’abord être victime d’un cauchemar ; mais il dut bientôt se rendre à l’évidence qu’ils s’étaient fait jouer de la belle façon.

Voleurs de chevaux de profession, ces bandits s’étaient engagés comme guides pour mieux arriver à leurs fins.

Que faire dans cette plaine immense, sans provisions, sans eau potable et même sans argent ? car ils avaient tout emporté à l’exception de trois bouteilles de vin et la carabine de mon grand-père qu’il tenait toujours près de lui, même quand il dormait.

Le baron se lamentait et maudissait les mécréants qui s’étaient ainsi joués de lui.

— Je leur aurais bien donné les chevaux après notre excursion de chasse, disait-il. Pourquoi voler un homme honnête qui les avait pourtant bien payés ?

— Oui, répondit mon grand-père ; mais ils auront la chance de les revendre plusieurs fois avant que nous puissions les rejoindre.

— Comment courir à pied après ces bandits, eux qui se sauvent avec nos chevaux ?

Mon grand-père était figé de colère comme s’il eût été cloué au sol.

— J’aurais bien dû prendre vos soupçons en plus sérieuse considération !

— Savez-vous, baron, que je me reproche de ne pas avoir été assez vigilant ?

— C’est moi qui suis responsable, objecta le baron. Vous avez fait votre devoir et je vous en remercie.

— Il n’y a pas de temps à perdre, dit mon grand-père se ranimant tout en s’habillant.

— Mais comment courir à pied après ces habiles cavaliers, qui connaissent la prairie sur le bout de leurs doigts ? Autant vaut nous résigner à mourir tout de suite, continua le baron, que de s’épuiser en courses inutiles. Le temps est à la pluie ; cela nous procurera de l’eau en abondance et nous essaierons de nous tenir en vie avec du blé sauvage et les trois bouteilles de vin que ces messieurs les bandits, ah ! les mécréants ! ont eu la condescendance de nous laisser, et nous retournerons à Fort Garry à petites journées.

— Faites ce que vous voudrez, répondit mon grand-père ; quant à moi je pars incessamment à la poursuite des bandits.

— Vous perdez la raison, Comeau. Comment poursuivre à pied des gens à cheval ?

— Je connais cette crapule, baron, et, si vous me le permettez, je les rattraperai demain matin au point du jour.

— Expliquez-vous, alors !

— D’abord ce sont des paresseux. L’effort qu’ils ont fait depuis dix jours pour nous suivre, la nuit blanche qu’ils ont passée à préparer leur coup les auront terrassés et je parie que, se croyant hors de notre atteinte, ils se reposent non loin d’ici, peut-être ne sont-ils pas plus qu’à cinquante milles de nous.

— Cinquante milles ? ça fait bien cent kilomètres, et vous n’êtes pas un orignal, parbleu !

— Courir, ça me connait ; je puis parcourir cette distance dans ma journée et ma nuit, et les rejoindre au point du jour.

— Oui, pour vous faire prendre en joue et me laisser seul dans cette solitude.

— Baron, je n’ai pas de temps à perdre, attendez-moi ici ; force m’est de vous désobéir pour sauver votre vie et la mienne.

— Eh bien ! prenez-en la responsabilité, Comeau ! je vous attendrai ; apportez toujours le vin qui nous reste ?

— Je ne prendrai que de l’eau et une « mâchée » de gomme d’épinette, répondit mon grand-père en mettant son fusil sur son épaule.

— Mais c’est un lion ! même à soixante ans ! marmotta le baron entre ses dents.

— Si je ne suis pas de retour dans deux jours, dit mon grand-père en serrant la main du baron, recommandez votre âme à Dieu et faites une prière pour le repos de la mienne.

— Souffrez au moins que je vous accompagne, Comeau, dit le baron avec un air de découragement en même temps que d’admiration.

— Inutile ! J’ai repris ma liberté et tout ce que je vous demande, c’est d’avoir confiance.

Mon grand-père partit au pas, puis se mit bientôt à « trottiner ».

— Il est souple comme un lièvre, murmura tout haut le baron. Peut-être a-t-il raison ? Il faut tout de même qu’il ait les jarrets solides, le bonhomme.

En « trottinant » il changeait souvent sa carabine d’épaule, comme pour se reposer, et s’arrêtait de temps en temps pour s’orienter et scruter les alentours, pour voir s’il ne verrait pas de traces des bandits.

Les chevaux, dans leur course folle à travers la prairie, avaient laissé les traces de leurs sabots ; de sorte que le pourchasseur n’eut pas de peine à suivre leur piste. En examinant la piste des chevaux, il constata que la longueur des pas diminuait et que, par conséquent, ils avaient commencé à ralentir leur course après avoir gravi une petite élévation qui les dérobait à la vue. Il fallait redoubler de prudence pour les poursuivre en rase campagne. Il ralentit donc lui-même sa course et marchait avec la plus grande précaution, gravissant les plus légères élévations à quatre pattes pour ne pas donner l’éveil.

La nuit était déjà depuis longtemps tombée sur l’immense plaine, quand il aperçut, dans le lointain, une lumière qui lui parut d’abord une étoile perçant à travers le ciel gris ; mais, s’étant arrêté, il eut tôt lait de constater que ce ne pouvait bien être autre chose qu’un feu de bivouac. Son affaire était bonne, les bandits étaient bien là mais il fallait se méfier des sentinelles qui pourraient être placées en avant-garde entre l’endroit où il se trouvait et le campement.

Il redoubla donc de prudence. D’ailleurs la longueur de la nuit à cette époque de l’année lui permit de se rendre à portée de carabine du campement avant le jour. Il évita tout bruit et soufflait même avec précaution pour n’être pas deviné en ces lieux, où le moindre bruit peut être entendu de loin dans cette solitude immense.

Quand il fut à portée de carabine, il se coucha dans l’herbe sauvage qu’il ramena avec précaution au-dessus de sa tête afin de se camoufler parfaitement, et il attendit le jour.

Au lever du soleil, il vit un des bandits sortir de sa tente, puis scruter l’horizon avec sa lunette, la promenant en tous sens et prêtant attentivement l’oreille pour savoir si rien ne pouvait troubler leur quiétude ; puis il alla s’asseoir près du feu que l’autre bandit, qui était sorti à son tour, était à raviver. Tous deux tenaient leur carabine d’une main pendant qu’ils vaquaient aux soins du déjeuner.

Mon grand-père qui avait l’estomac rendu dans les talons, huma de loin la bouillotte, mais ne bougea pas.

Quand leur déjeuner fut prêt, les deux bandits s’assirent dos à dos, tenant leur carabine sur leurs genoux, mangeant une bouchée et se retournant pour épier tout mouvement douteux.

Mon grand-père n’avait jamais manqué un coup de fusil ; mais il n’avait jamais tiré sur du gibier humain. Le cœur faillit lui manquer quand, pressant la détente de sa carabine, le premier bandit qui lui faisait face tomba à la renverse. Prompt comme l’éclair, l’autre bandit s’était retourné de son côté pour faire feu, mais il l’abattit à son tour avant qu’il put faire un seul mouvement et l’envoya rejoindre son compagnon dans le pays des bandits éternels. Il s’approcha d’eux avec la plus grande précaution et constata que le premier avait été atteint au cerveau et le second au cœur. Il s’agenouilla et récita une prière pour le repos de leur âme, puis les enterra. Il planta leurs carabines en forme de croix et, avec son couteau, grava sur la crosse :


Ci-Gisent
Deux Bandits !
R. I. P.


Le soir du même jour, mon grand-père rentrait au camp du baron de la Grange avec les chevaux et toutes les provisions.

Le baron, homme de grand cœur et honnête, pleurait comme un enfant en embrassant mon grand-père, qui lui raconta en détail comment il s’était débarrassé des Mexicains.

— On ne paie pas un homme comme vous à prix d’or, Comeau, mais gardez la bourse pour vous et tout ce que vous dépenserez vous sera remis à mon retour en France. La plus grande preuve de mon admiration pour vous, c’est que je vous porterai toujours dans mon cœur.

— Quant à moi, répondit mon grand-père, j’ai la mort de ces deux hommes sur la conscience et j’irai me rapporter aux autorités aussitôt après notre retour. En attendant, je me remets à votre service, baron.

Ils purent continuer leur excursion de chasse et le baron s’arrêta en passant pour prier pour le repos de l’âme des bandits. Ils obliquèrent cependant vers le nord où ils trouvèrent du bison en abondance et revinrent le printemps suivant avec toutes les peaux que les chevaux purent transporter.

— Et votre grand-père a-t-il été pendu pour avoir tué les bandits ? demanda le petit Thomas qui était toujours le premier à poser des questions au père Ambroise.

— Non, non, Thomas. Le magistrat à qui il est allé faire son aveu lui a dit que, dans son cas, il était à corps défendant, et que la loi ne lui ferait subir aucune peine pour avoir débarrassé le Canada de ces bandits mexicains.

Le soir suivant, le père Ambroise leur raconta l’histoire du Bonnet carré qui a été rapportée dans les Anciens Canadiens par Philippe-Aubert de Gaspé.