Angéline Guillou/51

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 152-155).

VIII


Il était à peine quatre heures du matin, que Fidèle commençait à aboyer, sautant autour de son maître, tirant sur sa couverture avec ses dents pour l’éveiller. L’instinct de Fidèle lui disait que la tempête allait encore augmenter et que son maître n’avait pas de temps à perdre.

Fafard qui était habitué à ces actes d’intelligence de la part de son chien de file, comprit qu’il fallait faire diligence. Il se leva aussitôt et se mit en route, après s’être réconforté d’une bonne tasse de café qui avait mijoté toute la nuit sur le feu qu’il avait fait avant de se coucher.

Fidèle fut si ardent à la tâche que, le soir, cinquante-trois milles avaient été parcourus, par une tempête comme on en voit très peu souvent, même sur la Côte. Ils avaient enfin atteint les Sept-Îles quand la tempête redoubla de violence. Fidèle qui n’avait pas volé son repas quotidien, se régala de ce que son maître put lui donner de meilleur.

La violence de la tempête empêcha Fafard de se remettre immédiatement en route, et le départ fut retardé de deux jours. La tranquillité de Fidèle indiquait d’ailleurs qu’il était plus prudent d’attendre.

Au matin du troisième jour, Fidèle commença à aboyer et à montrer des signes d’anxiété, sans toutefois témoigner de l’enthousiasme à partir.

Fafard était un peu inquiet de l’attitude de son chien ; mais comme il n’y avait pas de temps à perdre, il résolut quand même de se mettre en route. Une journée compte pour beaucoup dans un cas comme celui-ci, se disait-il, et il ne voulait pas porter la responsabilité d’être en retard.

Ayant informé le médecin de l’état fiévreux de la malade et des circonstances qui entouraient cette maladie grave, l’homme de l’art en conclut qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Cet homme courageux et habitué aux misères de la Côte, ne se fit pas prier pour se mettre en route. Il étendit une peau d’orignal sur le cométique, puis se couvrit de la superbe peau d’un ours qu’il avait lui-même tué à la chasse.

Fafard, debout sur l’arrière du cométique, commanda ses chiens. Fidèle prit le chemin de la Rivière-Moisie avec toute son ardeur coutumière, et y alla avec tant d’entrain, qu’on crut qu’il ambitionnait de parcourir toute la distance des soixante-treize milles qui les séparaient de la Rivière-au-Tonnerre, d’un seul trait.

Moisie fut atteint dans une heure, grâce aux chemins de voitures qui existent à un des rares endroits de la Côte, et il fallut ensuite prendre le sentier des montagnes. La tempête rendait la route difficile ; mais Fidèle gardait toujours son allure endiablée. Un chien commença à manifester de la fatigue ; on le détela pour le placer sur le cométique afin de le faire reposer, et on continua la route.

Quand ils arrivèrent à la baie Moisie, afin de raccourcir la route de sept milles, Fafard décida de prendre le chemin de la baie sur les « battures », où la glace, semblait-il, était bien prise.

Arrivé à la bifurcation des sentiers, Fafard imprima un mouvement de droite au cométique et commanda à Fidèle de passer du même côté. Celui-ci s’arrêta net et s’assit sur ses pattes de derrière, regardant son maître comme s’il refusait d’obéir, et il se mit à aboyer en signe de danger.

Fafard était fort intrigué et ne savait trop que faire.

— C’est un caprice de chien, se dit-il ; après tout, c’est moi qui suis le maître !

Puis regardant sur la glace il vit le cométique de la poste qui s’y était engagé.

— À droite, Fidèle ! dit Fafard en faisant claquer son fouet, qui signifiait qu’il fallait obéir ou en goûter.

Fidèle partit à la suite des chiens de la poste, mais aboyait continuellement et se tenait à trois cents pieds du cométique précédent, n’avançant qu’à petits pas. Le médecin dormait profondément, ayant passé une partie de la nuit précédente près d’un malade.

Ils étaient déjà engagés assez loin sur la glace, quand le vent tourna soudain au nord. Fafard s’en aperçut, mais ne dit trop rien, songeant cependant aux hésitations de son intelligent animal à s’aventurer sur la glace, quand tout à coup un craquement sinistre se fit entendre. La glace secouée par le vent s’était détachée du rivage, emportant le cométique de la poste. Vif comme l’éclair, Fidèle rebroussa chemin et eut tout juste le temps de franchir une crevasse qui les eût séparés de la terre ferme, où ils auraient été irrémédiablement perdus, n’eût été la dextérité avec laquelle l’animal avait franchi l’obstacle, entraînant chiens et cométique après lui.

Comme il était humainement impossible de secourir les pauvres malheureux qui s’en allaient à la dérive, Fafard les regarda longtemps, la mort dans l’âme, et rebroussa chemin sans que le médecin s’éveillât, inconscient du danger qu’il avait couru. Fafard prit son chien par le cou et pleura quelques instants le malheur des pauvres désemparés, pendant que l’intelligent animal manifestait, par des signes de contentement, sa joie d’avoir assuré le salut de son maître.

Cette mégarde ayant retardé les voyageurs, ils durent coucher en chemin. Fafard prodigua maintes caresses à son chien qui les avait sauvés d’une mort certaine, et le médecin ne fut pas insensible à l’intelligence de l’animal, car il faillit vider son sac de provisions pour le donner à Fidèle, qui avait l’air de comprendre le pourquoi de cette manifestation et se tenait fièrement campé sur ses deux pattes de devant en face de son maître, pendant que les autres chiens dormaient profondément après s’être repus de leur morue sèche.