Angéline Guillou/50

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 150-152).

VII


Noël et le Jour de l’An n’apportèrent pas avec eux la gaieté coutumière. Le père Ambroise Comeau qui était revenu à la date habituelle pour reprendre sa série de contes, fut prié de remettre à plus tard ses récits, car personne n’était disposé à l’écouter.

Par un beau matin de janvier, où une froide bise fouettait la figure, Angéline se rendit à l’église malgré une indisposition. À son retour de la table sainte, elle s’affaissa tout à coup. On la transporta chez elle, où elle dut s’aliter.

La fièvre commença à la miner et elle devint bientôt inconsciente. Antoinette Dupuis déclara sa science épuisée et, après consultation avec son père et le curé, on décida de faire mander le médecin des Sept-ÎIes.

Ce n’était pas une mince affaire que de faire soixante-treize milles pour aller chercher le médecin et en faire autant pour le reconduire ; ce qui faisait une distance totale de deux cent quatre-vingt-douze milles à parcourir, dans un pays où il n’y a pas de chemin. De plus, les attelages de chiens étaient rares dans le bourg ; les uns étaient occupés au transport de la poste, pendant que les autres étaient partis pour les bois.

— Il y a bien André Picard, dit le curé, qui a un fameux bon attelage ; mais sa femme est en couche et très malade. Il a même songé à aller chercher le médecin pour elle : mais n’a pas osé la quitter.

Il y avait à Mingan, situé à dix milles de la Rivière-au-Tonnerre, un attelage de chiens fameux et un non moins habile conducteur dans la personne de Mathieu Fafard, sorti victorieux l’année précédente de tous les concours, au carnaval de Québec. Son chien de tête (leader), qui répondait au nom de Fidèle, jouissait d’une grande renommée et nombreux sont les actes d’intelligence que l’on mettait à son crédit.

— Vite, au bureau du télégraphe, dit le curé à Pierre Guillou.

Il rédigea à la hâte un télégramme, auquel Fafard répondit immédiatement qu’il acceptait la tâche et qu’il partirait incessamment pour la Rivière-au-Tonnerre. La tempête de neige qui faisait rage sur la Côte ne mit pas d’obstacle au départ de Fafard, qui aimait les entreprises hasardeuses.

Les cométiques de la poste étaient deux semaines en retard, à cause de la glace qui avait retardé l’arrivée du courrier à Godbout, de sorte que les perspectives du voyage n’étaient pas des plus alléchantes ; mais cela n’intimida pas Fafard qui en avait vu bien d’autres.

Le télégraphe entre les Sept-Îles et la Rivière-au-Tonnerre était désorganisé par la tempête, et il fut impossible de communiquer avec le médecin. Force fut donc à Fafard de partir à tout hasard.

Comme si Fidèle eût en l’intuition de ce qu’on attendait de lui, il semblait impatient départir. Ses yeux pleins d’intelligence avaient l’air de dire à ceux qui venaient lui faire des caresses d’admiration : fiez-vous à moi ! son jappement intermittent témoignait aussi de son impatience de partir.

Quand tous les préparatifs furent complétés, Fafard qui se tenait debout à l’arrière de son cométique, cria :

— En avant, Fidèle !

D’un bond, il secoua les autres chiens qui étaient couchés dans la neige molle et tous partirent alertement à travers le petit sentier qui conduit à la forêt, disparaissant parfois complètement sous la neige, émergeant un peu plus loin, et reprenant ensuite leur course folle à travers les tourbillons de « poudrerie », jusqu’à ce que, ayant atteint la forêt, une température plus calme les favorisât.

Fidèle s’arrêtait de temps à autre, pour repérer sa route, puis reprenait son allure endiablée ; si bien qu’étant parti à deux heures sonnantes, ils avaient vingt-deux milles de parcourus à six heures, ayant atteint la Rivière-aux-Graines, où ils campèrent pour la nuit.