Angéline Guillou/53

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 157-160).

X


Chaque année, au retour de la chasse, le Père missionnaire prêche une retraite aux sauvages dans leur réserve de Musquarro.

Après le premier sermon, le Père invita les sauvages à lui communiquer toute information qu’ils auraient pu recueillir au cours de leurs excursions de chasse pendant l’hiver, et qui pourraient contribuer à retrouver l’aviateur perdu.

Chacun venait à son tour raconter les histoires les plus fantaisistes, qu’ils inventaient de toutes pièces, et dont la fin contredisait souvent le commencement.

Un seul se tenait à l’écart, tenant précieusement sous son habit un objet quelconque. Son attitude intrigua le Père qui finit par lui demander :

— Que caches-tu là ainsi sous ton habit ?

Le sauvage se contenta de montrer ses grandes dents blanches et de sourire.

— Mais, est-ce de l’eau-de-vie que tu tiens là si précieusement ?

— Non, Père, pas eau-de-vie. Moi dire à Père tout seul.

Quand les autres sauvages furent partis, il sortit de sous son habit l’objet qu’il tenait si précieusement, et le missionnaire reconnut que c’était une partie de l’hélice d’un avion. Le Père l’ayant pris dans ses mains, constata qu’elle portait les initiales J. V. Il n’y avait plus de doute possible ! Il se trouvait bien en face de l’hélice de l’hydravion du capitaine Vigneault.

— Où as-tu trouvé cet objet ? questionna le missionnaire.

— Près de la grande chute qui pleure.

— Est-ce tout ce que tu as trouvé ? continua le missionnaire.

Le sauvage sortit un autre objet qu’il montra au Père.

— Moi, trouvé cette horloge.

L’ayant montrée au missionnaire, celui-ci constata que c’était une boussole. Il n’y avait donc plus de doute possible. Il envoya ces pièces à conviction par le premier bateau au curé de la Rivière-au-Tonnerre avec tous les détails que lui avait fournis le sauvage, ajoutant que, d’après son humble opinion, on retrouverait l’avion avec le corps de l’aviateur dans les environs de la chute ; car il n’avait pas dû périr loin du lieu où ces objets avaient été trouvés.

Ce ne fut pas sans une profonde émotion, que le brave curé de la Rivière-au-Tonnerre reçut ces pièces révélatrices du triste sort arrivé à celui qu’il avait appris à considérer, non seulement comme un sauveur, mais comme un ami.

Comment pourrait-il annoncer la triste nouvelle à Angéline ? Il se mit en prière, afin d’avoir le courage de remplir son pénible devoir avec assez de délicatesse pour ne pas trop affecter cette pauvre jeune fille de nature si sensible.

Angéline dissimula son émotion, malgré la douleur intense qu’elle ressentait en elle-même, au récit que lui fit le curé des circonstances qui avaient dû entourer la mort de son fiancé.

Toutes les hypothèses étaient acceptées, mais personne ne put expliquer comment ces objets avaient été trouvés par le sauvage. Avait-il été tué par lui, comme l’avait tenté Sewi-Sawa, ou bien son histoire était-elle bien véritable ?

Les autorités furent averties, mais l’enquête ne dévoila rien qui pût jeter la moindre lueur d’espérance de retrouver Jacques.

Le curé était tout surpris du courage de sa protégée.

— Je ne m’attendais pas à vous trouver si raisonnable, Angéline ! lui dit tout simplement le curé, un peu embarrassé par son attitude calme.

— Mes yeux ont tant pleuré, que la source des larmes doit être tarie, Monsieur le Curé ; j’ai bu le calice jusqu’à la lie, il ne me reste plus qu’à gravir mon calvaire à l’exemple de mon Sauveur et je ne demande qu’une chose, c’est d’espérer revoir Jacques au ciel.

— Ah ! pour cela je le veux bien ; mais il n’y a pas de « presse », et vous pourrez encore rendre de grands services quand votre santé sera rétablie.

— Voulez-vous me remettre ces objets, Monsieur le Curé ? En les recevant de votre main, je consomme en quelque sorte mes épousailles, car c’est un peu de lui-même que je recevrai de vos mains, comme j’en aurais reçu l’époux que je m’étais choisi. Un peu de sa belle âme doit avoir laissé son empreinte sur l’hélice de son avion, qui l’avait si souvent transporté à travers l’espace. Ces objets me sont plus précieux que l’or accumulé dans notre cave et dont je ne sais maintenant trop que faire.

— En effet, cette fortune ne vous appartient pas ?

— Alors guidez-moi, Monsieur le Curé ?

— Il faudra en avertir son père, car il doit aussi ignorer le triste sort arrivé à son fils ; sans quoi, il aurait certainement donné de ses nouvelles.

— Je vous laisse la tâche ingrate d’avertir ses parents. Je n’aurais pas le courage de le faire moi-même !

Quand Jacques Vigneault père reçut cette nouvelle, il n’en put croire ses yeux. D’abord il ignorait la disparition de son fils. L’absence de nouvelles de sa part lui avait bien causé quelque inquiétude ; mais, apathique de sa nature, il n’avait pas attaché une grande importance à ce long silence ; d’ailleurs ne lui avait-il pas dit de ne jamais s’inquiéter de lui, que son métier lui interdisait quelquefois d’écrire ? Au Jour de l’An, sa femme avait bien manifesté quelque inquiétude, mais il l’avait rassurée et on attendait toujours des nouvelles de l’absent.