Animaux nuisibles à l’agriculture/01

La bibliothèque libre.
Animaux nuisibles à l’agriculture
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 652-667).
II  ►
LA
FAMILLE DES SCARABEIDES

LA CHASSE AUX HANNETONS.

Parmi les insectes qui attaquent les arbres et les plantes, le hanneton et sa larve, vulgairement appelée ver blanc ou man, sont ceux qui causent les ravages les plus graves. Si dans certaines années les dommages sont à peine sensibles, dans d’autres le mal prend les proportions d’un véritable désastre. A quoi tiennent ces différences ? Comment se fait-il en outre que le fléau semble redoubler d’intensité à mesure que l’agriculture se perfectionne ? Nous allons pouvoir expliquer ces phénomènes singuliers en mettant à profit les plus récentes recherches dont ces voraces coléoptères ont été l’objet. Cela nous fournira l’occasion d’exposer les moyens les plus propres à en limiter par le hannetonage la reproduction excessive. Cette chasse d’un nouveau genre, encouragée par l’administration publique, organisée dans certaines localités selon des méthodes fort ingénieuses par des agronomes distingués, a déjà produit des résultats efficaces. Les dépenses qu’elle entraîne sont presque insignifiantes. Les corps des insectes adultes et des larves fournissent d’ailleurs un engrais énergique dont la valeur vient naturellement en déduction des frais qu’on a été obligé de faire pour les recueillir. Quant à l’importance que présente la question du hannetonage au point de vue des intérêts généraux du pays, il suffira, pour en donner une idée, de dire que les pertes infligées à l’agriculture française par les hannetons ont été évaluées en certaines années, d’après des moyennes bien constatées, à la somme énorme d’un milliard. Avant de faire connaître les pratiques imaginées pour couper court à ces dévastations, nous devons exposer en quelques mots le mode de développement, les métamorphoses, les mœurs de ces coléoptères, les plus redoutables pour nos champs, nos forêts et nos jardins.


I

Les coléoptères en général ont été étudiés avec plus de soin et sont mieux connus que la plupart des espèces entomologiques répandues à la surface du globe. Ces insectes, désignés par les anciens sous le nom de scarabées, offrent presque tous aux regards des couleurs irisées et de beaux reflets métalliques qui ont fixé de tout temps l’attention des hommes. Ils sont facilement reconnaissables à leurs ailes recouvertes d’élytres solides, d’où leur est venue la dénomination sous laquelle ils sont aujourd’hui classés dans les traités d’histoire naturelle[1] . Les ailes sont minces, pourvues de nervures ramifiées, et se déploient ou se reploient sous les élytres avec une remarquable facilité selon que l’insecte s’apprête à prendre son vol ou se pose sur un objet. L’ordre des coléoptères contient vingt familles, qui se subdivisent elles-mêmes en un très grand nombre d’espèces : on en compte à l’heure qu’il est plus de cent mille étiquetées dans les collections. Nous ne nous attacherons qu’à la famille des scarabéides, une des plus nombreuses, des plus intéressantes, et la seule dont nous retrouverons des représentans dans le cours de cette étude.

Les individus qui la composent peuvent être répartis suivant sept tribus, dont la première, celle des cétoniines, comprend une série de charmans insectes qui se nourrissent du suc des fleurs. La cétoine dorée offre un beau type de cette tribu. On l’appelle dans les campagnes « le roi des hannetons. » Elle est d’un vert doré avec des taches blanches ; quand elle s’envole au soleil, en soulevant à peine ses élytres, tout son corps a l’éclat scintillant d’un métal poli. Durant l’été, la cétoine dorée habite les jardins, elle pénètre au cœur des roses et des pivoines, se repose sur les pétales des chèvrefeuilles, et en suce le jus sucré. Elle est d’ailleurs parfaitement inoffensive, et ne cause aucun dégât. Les femelles s’en vont pondre au pied des arbres, et lorsque les œufs éclosent, les jeunes larves trouvent à leur portée les débris ligneux dont elles se nourrissent. Quand le moment de la métamorphose est venu pour elles, et que de larves elles vont passer au rang de cétoines, elles s’enveloppent dans une coque ovoïde à parois épaisses construite avec des détritus agglutinés. On trouve encore très fréquemment dans nos jardins deux cétoines plus petites et moins brillantes, la cétoine piquetée, brune et tachetée de blanc, la cétoine hérissée, qui est rousse et couverte de longs poils. Dans les chaudes régions de l’Afrique, dans l’Inde, les Moluques, les îles de la Sonde, vivent des cétoniines d’une beauté remarquable, comme le goliath de Drury ou le goliath cacique, sortes de géans parmi les insectes de cette tribu.

Toutefois c’est dans la tribu des scarabéines, subdivision de la famille des scarabéides, que se rencontrent les plus gros des coléoptères. Les scarabéines sont des insectes au corps lourd, aux mandibules puissantes, aux mâchoires garnies de dents. Les mâles sont en général pourvus de cornes de formes diverses dont on n’a pu jusqu’ici deviner la destination et qui leur donnent un aspect étrange. Le scarabeus hercules, assez commun chez nous, est bien connu de tout le monde. Il est noir, luisant, tacheté de brun ; le prothorax et le front du mâle portent chacun une très longue corne. Le type des scarabées de notre pays, dépourvus de dents aux mâchoires, est l’oryctes nasicornis, vulgairement désigné par les noms de rhinocéros et de nasicorne. Sa larve, plus volumineuse que celle du hanneton, vit dans les vieux troncs de chêne, dans les arbres abattus, et se nourrit de substance ligneuse. Dans les forêts de l’Inde et de l’Amérique du Sud, où les gros scarabées abondent, ils s’acquittent très énergiquement de la fonction qui semble leur avoir été dévolue de désagréger le bois mort. Les élémens solubles ou gazéiformes qui s’y trouvaient engagés en combinaison peuvent, grâce à eux, se répandre dans l’air ou pénétrer dans le sol, afin de fournir de nouveaux alimens aux organismes végétaux et animaux. Les insectes contribuent évidemment de cette manière à équilibrer les forces destructives et créatrices qui président au renouvellement de la vie à la surface du globe. Il leur arrive aussi, en remplissant ce rôle, de devenir très gênans pour l’industrie humaine.

Dans la tribu des coprines, il faut citer les ateuchites, dont les instincts singuliers avaient sans doute fort émerveillé les Égyptiens, car on retrouve sur les plus anciens monumens de la terre des pharaons, figuré en amulettes, placé dans des sarcophages, l’aleuchus sacré, pour lequel les peuples des bords du Nil professaient une grande vénération. C’est un insecte tout noir, de trois centimètres de long à peu près. Ses élytres sont finement découpées, et ses jambes de devant sont armées d’une forte denture. Les deux pattes postérieures, beaucoup plus longues que les quatre autres, complètent ses instrumens de travail. Les soins qu’il prend pour assurer la conservation de ses œufs et le développement des larves sont des plus curieux. Au lieu de cacher simplement, comme les autres coprophages, dans une bouse de vache ou dans quelque petite cavité l’œuf qu’elle vient, de pondre, la femelle de l’ateuchus l’entoure avec précaution d’un peu de fumier et roule ensuite cette petite masse sur le sol avec ses pattes postérieures. Elle a bientôt formé une boule solide et bien feutrée, dont l’œuf occupe le centre. Il s’agit maintenant de l’enfouir. L’insecte a déjà fait choix d’un endroit où la larve, à peine éclose, pourra trouver à vivre. C’est vers ce point qu’elle se dirige, poussant cette boule devant elle. Rencontre-t-elle un obstacle, elle place l’œuf sur sa large tête pour passer outre. Si l’entreprise dépasse ses forces, elle va chercher du renfort. Ou la voit s’envoler et revenir bientôt avec quatre ou cinq ateuchus qui l’aident à soulever le précieux, fardeau et à le remettre en bonne voie. Quand l’œuf est enfin parvenu dans un lieu propice, l’industrieuse femelle creuse une fosse avec ses pattes antérieures, qui lui servent de bêche ; elle y dépose l’œuf, puis le recouvre de terre, et, balayant le sol avec ses pattes postérieures garnies d’une brosse, fait disparaître avec soin les traces du trou qu’elle vient de refermer.

Nous arrivons à la tribu des mélolonthines, celle à laquelle appartient le hanneton ordinaire, en entomologie le melolontha vulgaris. Il peut être regardé comme le type de cette tribu ; il en est aussi le représentant le plus redoutable. Quelques autres espèces de mélolonthes de nos contrées dévorent aussi les feuilles des arbres. et à l’état de larve rongent les racines des plantes ; tels sont les rhizotrogues de printemps et d’automne, qu’on voit voler le soir dans les avenues plantées d’ormes. le gros hanneton foulon, brun, couvert de menues écailles blanches irrégulièrement disposées, qui se rencontre dans le voisinage de la mer. Aucun de ces insectes toutefois n’est assez répandu pour être très nuisible. Il n’en est pas de même du hanneton ordinaire. Dans certaines années, on en voit apparaître au mois d’avril des quantités vraiment prodigieuses. Ils ne terminent leur carrière que vers le mois de juin, et pendant tout ce temps rongent les feuilles de divers arbres, érables, peupliers, bouleaux, hêtres, chênes. Ils semblent accorder une préférence marquée au feuillage ou même aux fleurs et fruits de l’orme : de là le nom de pain des hannetons donné dans les campagnes aux organes de floraison et de fructification de l’orme commun. Souvent des forêts sont entièrement dépouillées par eux dès les premiers mois de printemps. Cependant le mal que les hannetons font aux arbres ne peut encore être comparé à celui qu’ils ont déjà fait aux récoltes, lorsqu’ils habitaient sous terre à l’état de larves, rongeant les racines des plantes fourragères et des céréales. Les diverses métamorphoses souterraines de ce coléoptère embrassent en effet un espace de trois années, pendant lesquelles il ne cesse de montrer une voracité extrême.

Quand les femelles sont sur le point de pondre, elles choisissent un terrain léger ou ameubli par la culture, s’y enfoncent et déposent leurs œufs. En moyenne, chaque femelle en a quarante. Au bout de trente ou trente-sept jours, les petites larves éclosent. Elles ont déjà de fortes mandibules munies d’une dent taillée en biseau ; elles sont par conséquent très bien armées pour trancher aisément les racines, et elles se mettent immédiatement à la besogne. Les insectes demeurent à l’état de larves durant deux ou trois ans, selon la température à laquelle elles sont soumises. Le plus souvent elles n’arrivent au terme de leurs métamorphoses qu’au printemps de la troisième année. Si les hannetons ont achevé leur transformation avant cette époque, à l’automne de la seconde année, ils demeurent enfouis et engourdis dans leur trou pendant l’hiver qui suit, consommant sans doute la graisse accumulée dans leurs tissus. Au printemps, ils sortent définitivement de terre.

On a remarqué qu’on ne trouvait jamais de larves de hannetons dans les terrains en friche. Aussi ces insectes étaient-ils rares dans les anciens temps. L’agriculture, moins avancée, ne connaissait ni les labours profonds ni les défoncemens. Les procédés de la culture intensive, en se généralisant de plus en plus, ont ameubli, aéré le sol, facilité le développement et la pénétration des racines. Les larves ont donc trouvé beaucoup plus de facilité pour se frayer un passage et chercher leur nourriture jusque dans des couches de terre végétale dont l’accès leur était fermé. Elles s’enfoncent de plus en plus à mesure que la température devient plus rude, remontent quand elle s’adoucit, et se trouvent ainsi dans les conditions les plus favorables pour prospérer et se développer sous le sol. Aussi le nombre des hannetons s’accroît-il d’une manière vraiment inquiétante. Il ne saurait être question de faire rétrograder l’agriculture et de revenir à l’usage des grossiers araires d’autrefois, qui grattaient à peine la surface de la terre. Une tendance irrésistible et très rationnelle pousse au contraire à perfectionner les cultures afin d’augmenter sans cesse, à superficie égale de terrain cultivé, le poids total et la valeur des récoltes. La destruction des coléoptères est donc un problème dont il devient de plus en plus urgent de découvrir la solution. Lorsque, sollicitées par la douceur du temps, les larves remontent vers la surface du sol, il n’est pas rare d’apercevoir du jour au lendemain sur les organes aériens des plantes les signes extérieurs des attaques que subissent les racines. Des champs entiers, couverts des pousses vigoureuses et saines d’un semis de chanvre, montrent tout à coup les extrémités des tiges recourbées, les feuilles flétries, bientôt après desséchées. Divers végétaux herbacés de grande culture, céréales, colzas, légumineuses, manifestent à la même époque et pour la même cause des symptômes de dépérissement.

Parmi ceux qui ont étudié avec le plus de persévérance et de succès les mœurs de ces larves et qui ont proposé pour les détruire les méthodes les mieux conçues, nous devons citer d’abord M. Jules Reiset. Il a présenté à l’Académie des sciences, le 30 décembre 1867, un mémoire où sont élucidés bien des points importans et jusque-là obscurs touchant la vie souterraine de ces vers blancs. M. Reiset a procédé dans ses recherches avec beaucoup de méthode. Il a fait pratiquer dans ses champs chaque jour des fouilles régulières d’une profondeur déterminée. Il avait fait aussi installer en rase campagne un grand thermomètre à alcool dont la boule inférieure se trouvait à 50 centimètres de profondeur. Le zéro de la graduation de ce thermomètre affleurait le sol ; on pouvait donc lire sur la tige la température moyenne de la couche de terre qui sert d’habitat aux larves. Un autre thermomètre maintenu dans l’air ambiant permettait de comparer cette température à celle de l’atmosphère. La double observation était faite et notée chaque matin à huit heures ; on enregistrait en même temps le nombre et l’état des larves trouvées à différentes profondeurs dans les champs voisins. Quelques-uns de ces champs étaient en friche ; d’autres étaient emblavés de diverses cultures. Les chiffres obtenus de cette manière ont été rassemblés dans des tableaux synoptiques d’où l’on a pu déduire des résultats pratiques d’une grande valeur.

En Normandie (domaine d’Ecorchebœuf, Seine-Inférieure), l’insecte a employé trois années à parcourir les diverses phases de son évolution biologique. La ponte de 1865, — on se rappelle combien les hannetons furent nombreux cette année-là, — a donné des myriades de larves dont les rigueurs de l’hiver suivant ont peut-être diminué le nombre. Les survivantes n’en ont pas moins ravagé les récoltes de 1866. Pendant l’hiver de 1866-67, elles se tinrent à une profondeur de 40 centimètres. La température de cette couche demeura constamment supérieure à 0°, bien que le thermomètre comparatif placé dans l’air ait accusé plusieurs fois des froids de 15°. Il est vrai que la terre était recouverte d’une épaisse couche de neige qui empêchait la déperdition de la chaleur intérieure du sol. Les larves enfouies sous terre purent supporter, on le voit, sans en souffrir les gelées très fortes et assez persistantes qui durcissaient la surface des champs. C’est donc bien à tort que dans ces conditions on compte sur les gelées pour nous délivrer des hannetons. En mars et avril 1867, la charrue mit à découvert des vers blancs très développés, qui déjà étaient remontés près de la superficie. Comme les cultivateurs prirent soin de les faire ramasser pendant le labourage, ils purent en détruire un grand nombre. Des le mois de juin suivant, les larves s’enfoncèrent à 35 centimètres pour se transformer en nymphes. Ce changement d’état paraît s’être effectué en moins de deux mois, car dans une tranchée ouverte le 19 août il y avait 111 nymphes et une seule larve. Le hanneton doit rester environ deux autres mois sous cette forme de nymphe, car dès le mois d’octobre on trouve sous le sol des hannetons bien formés et prêts à s’envoler, qui sont mis à nu par les labourages d’automne. Le 13 décembre, il s’en rencontrait 118 dans une seule fouille. Ces coléoptères peuvent donc demeurer enfouis en terre cinq ou six mois, et y attendre patiemment que le développement des feuilles sur les arbres leur permette de commencer leur existence aérienne. Les larves du reste paraissent douées d’une singulière prévoyance. Quand elles quittent les couches superficielles pour exécuter leur mouvement de migration vers les profondeurs du sol, elles devancent les indications du thermomètre. Avant que nul abaissement de température n’ait commencé à se produire, elles sont averties par leur instinct que le froid va faire de continuels progrès, et elles prennent leurs précautions en conséquence. Lorsqu’elles commencèrent de descendre au mois d’octobre 1866, le thermomètre souterrain marquait encore 10° au-dessus de zéro ; quand elles remontèrent vers la superficie au mois de février 1867, il n’indiquait que 7°. Il est vrai qu’il était descendu en janvier jusqu’à 2 degrés 8 dixièmes au-dessus de zéro. Il est bon d’ajouter qu’à ce moment l’insecte a été privé d’alimens pendant plusieurs mois, les radicelles ne pénétrant pas jusqu’aux profondeurs où il s’enfonce, et la faim peut aussi bien que la douceur relative de la température le solliciter à opérer son ascension. Maintenant que nous connaissons bien les habitudes du ver blanc, nous sommes en mesure d’indiquer les moyens les plus propres à nous en débarrasser.


II

Il y a trente ans environ qu’un préfet de la Sarthe, M. Romieu, essaya de propager des méthodes énergiques de hannetonage. Ses efforts ne furent pas accueillis tout d’abord comme ils le méritaient, et la guerre qu’il déclarait aux hannetons fit sourire beaucoup plus qu’elle n’excita de reconnaissance. Peu à peu les dommages causés par ces insectes ont ouvert les yeux de tout le monde, et les chambres d’agriculture, les comices de département, ont réclamé à l’envi des mesures législatives pour arrêter ces désastres périodiques. Voici les préceptes que M. Reiset a déduits des observations scientifiques auxquelles il s’est livré sur les vers blancs. Lorsque, durant les mois de septembre et d’octobre, on prépare les terres qui doivent recevoir du colza ou du blé, presque toutes les larves se trouvent encore très près de la surface. Un premier labour peu profond pour les mettre à nu, un hersage énergique pour les écraser, voilà un moyen économique d’en détruire le plus grand nombre. Il faut se garder alors de labourer profondément, on ne réussirait qu’à enfouir les larves plus avant et à les dérober aux recherches ultérieures. Dans les années où le champ doit produire des céréales de printemps et des racines charnues, les façons qu’on donne à la terre en février et mars pour cet objet ne sauraient le plus souvent nuire aux vers du hanneton. Ils remontent trop lentement du fond de leurs galeries pour être atteints à ce moment par le soc de la charrue. On devra pratiquer une fouille afin de déterminer exactement à quelle distance de la surface ils se rencontrent. S’ils sont trop bas, le laboureur intelligent n’hésitera point à remettre le labourage à quelques semaines. Sans cette précaution, les larves, respectées par le soc et stimulées par l’élévation de la température et le développement des jeunes radicelles, viendront ravager les plantes trop tôt confiées à la terre. Il faudra donc, si les fouilles révèlent la présence de beaucoup de larves dans un champ, différer les semailles au moins jusqu’au mois d’avril. Dans la ferme de M. Reiset, on a pu, le 6 avril, atteindre la couche recelant les larves par un labour de 18 ou 20 centimètres, et trois semaines plus tard un labour encore moins profond amenait tous les vers blancs sur le sol. Si l’on n’est pas bien rassuré sur l’efficacité d’un premier labour, on peut en exécuter deux à des profondeurs différentes, en ayant soin chaque fois de faire ramasser derrière la charrue, par une femme ou mieux par deux enfans, les vers blancs que met à découvert le retournement de la terre. Ce ramassage est peu coûteux, le prix peut en être évalué à environ 5 francs par hectare. La quantité de vers recueillie est très variable, elle est parfois descendue de 25 à 5 kilogrammes d’un jour à l’autre. La moyenne a été par jour, dans la campagne de 1866-67, de 10 kilogrammes, représentant au moins 5,000 insectes. Les larves sont assez souvent agglomérées de distance en distance, et cela facilite beaucoup le ramassage.

Voici du reste, pour cette même campagne, les données numériques que M. Reiset a pu recueillir sur son domaine de Normandie. On peut considérer ces nombres comme différant assez peu de ceux que l’on obtiendrait en se livrant à des opérations analogues dans d’autres parties de la France. Certaines pièces de terre contenaient en moyenne 23 larves par mètre carré, soit 230,000 par hectare. Comme sur cette étendue on peut cultiver environ 100,000 betteraves ou 80,000 pieds de colza, chaque racine aurait donc été attaquée par deux ou trois larves. Cela suffit pour compromettre définitivement une récolte. Si l’on suppose que les autres terres arables de la Seine-Inférieure contiennent la même proportion de larves, on ne doit pas évaluer à moins de 25 millions de francs l’importance du dommage dans tout le département. Encore cette proportion était quelquefois dépassée chez M. Reiset. Il y avait des champs qui étaient littéralement infestés ; aussi l’habile agriculteur n’a-t-il pas reculé devant la nécessité d’y faire jusqu’à trois labours successifs. Les époques et la profondeur de ces labours furent déterminées d’après les indications fournies par une fouille spéciale où l’on pouvait étudier le nombre et le degré d’enfoncement des larves dans le sol. Ces trois labours furent faits au mois d’octobre, avant les plantations de colza. Ils donnèrent le premier 170, le second 111, le troisième 63 kilogrammes de vers blancs, en somme 344 kilogrammes, c’est-à-dire que l’on fit disparaître par ce moyen 172,000 insectes. La dépense avait été, il est vrai, de 11 francs 80 par hectare ; mais la récolte fut très belle, tandis que celles de fermiers voisins qui n’avaient pas pris les mêmes soins furent tout à fait perdues.

Quand le hanneton adulte a pris sa volée, il n’importe pas moins de faire la chasse à ce dévastateur et prolifique coléoptère. Ses mœurs du reste rendent cette chasse facile et abondante. Les hannetons n’ont guère que trois ou quatre heures d’activité par jour, le matin et le soir, peu après le lever et le coucher du soleil. C’est alors qu’il faut entendre leur bourdonnement sonore, quand ils traversent l’air d’un vol irrégulier et gauche en se heurtant à tous les obstacles. Le reste de la journée et toute la nuit, ils sont plongés dans un engourdissement profond. Accrochés à la face postérieure des feuilles, ils demeurent immobiles et tellement inertes que le moindre ébranlement suffit pour les détacher et les faire tomber sur le sol. C’est surtout à l’aube du jour, avant que la rosée ne soit évaporée, qu’on recueille un grand nombre de ces insectes encore endormis en allant secouer les branches des arbres et des arbustes. Dans les campagnes, les vieillards, les femmes, les enfans, se livrèrent avec ardeur à ces sortes de battues dès que l’administration eut proposé des primes de 20 et de 10 francs par 100 kilogrammes de hannetons. Les fonds consacrés à cet usage furent promptement absorbés. On a dû réduire de beaucoup la récompense offerte, et cependant le zèle des pourchasseurs de hannetons ne s’est pas ralenti. Quelques chiffres pourront donner une idée de l’importance des résultats obtenus.

On règle en ce moment même les comptes de la caisse départementale de la Seine-Inférieure, et d’après M. Reiset les primes pour le hannetonage s’élèvent à 80,000 francs. Elles ont amené la destruction de 1 milliard 149 millions d’insectes, qui n’eussent pas produit moins de 23 milliards de larves l’année suivante. L’industrie privée s’est mise elle-même à donner des primes aux chasseurs de hannetons. Il y a dans le département de l’Oise une sucrerie indigène fort importante, où durant trois ou quatre mois de l’année on traite chaque jour 200,000 kilogrammes de betteraves. Or les approvisionnemens fournis par les cultures environnantes diminuaient » sans cesse par suite de la multiplication incessante des larves. Le directeur de cette usine promit de donner 20 francs, par 100 kilogrammes de hannetons qu’on lui apporterait. Bientôt les sacs pleins de ces insectes affluèrent. Une chaudière maintenue à la température d’ébullition recevait ces sacs dès qu’ils étaient pesés, et après un séjour de quelques minutes dans l’eau bouillante les coléoptères, rapidement et économiquement tués par ce procédé énergique, étaient livrés à des cultivateurs auxquels ils servaient pour fumer leurs champs. Dans une saison, 30,000 kilogrammes d’insectes passèrent dans ce bain d’eau bouillante, c’est-à-dire qu’environ 28 millions de hannetons furent détruits[2]. Ils auraient produit 560 millions de larves qui eussent vécu aux dépens de deux récoltés successives de betteraves.

On aura remarqué ce qu’avait de commode cette immersion des sacs dans une chaudière bouillante. Cette méthode n’est pas toujours praticable. On n’a d’ordinaire à sa disposition dans une ferme ni matériel convenable ni eau chaude à discrétion. Aussi s’est-on ingénié pour tuer économiquement les prodigieuses quantités de hannetons qu’on voulait convertir en engrais. On essaya d’abord de les écraser sous des meules ou de les jeter soit dans les eaux de purin soit dans des fosses où on les recouvrait de chaux. Il a fallu à peu près renoncer à ces pratiques. Au moment où l’on ouvrait, pour les vider, les sacs ou les paniers qui renfermaient les hannetons, ceux-ci, excités par les secousses du voyage et la chaleur, s’envolaient en grand nombre. M. Reiset avait essayé d’abord de plonger les sacs fermés dans l’eau de chaux. Il a reconnu qu’il fallait quatre jours pour tuer les coléoptères ; force fut de renoncer à ce toxique trop bénin. M. Reiset s’est alors décidé à faire usage de naphtaline brute extraite des huiles de goudron de houille des usines à gaz. C’est une substance solide, cristalline, à odeur forte, et elle émet à la température ordinaire des vapeurs qui sont un véritable poison pour certains insectes. Enfermés dans un tonneau avec les deux centièmes de leur poids de naphtaline, les hannetons sont tués en cinq heures. M. Paul Audouin a même reconnu que 1 kilogramme de naphtaline suffisait pour asphyxier en deux heures 100 kilogrammes de hannetons. Retirés du tonneau après ce temps, quelques-uns agitent encore les pattes, mais aucun ne revient à la vie. Comme la naphtaline coûte vingt fois moins cher que la benzine, qui avait aussi été employée à cet usage, elle doit sans doute la détrôner complètement.

Le même agronome a essayé de la naphtaline comme moyen préventif, afin d’écarter de ses champs les femelles en quête d’une terre meuble pour y déposer leurs œufs. Il a mélangé cette substance avec trois fois son poids de sable fin ou de terre sèche, et l’a répandue sur certaines cultures. Il employait de 400 à 500 kilogrammes de naphtaline par hectare. Une expérience préalable avait montré que dans ces proportions la naphtaline n’exerçait aucune action nuisible sur la végétation d’un pré non plus que sur celle d’un champ semé d’avoine et de luzerne. Cependant l’essai avait été fait dans les conditions les plus défavorables, car la campagne était à cette époque désolée par la sécheresse. Il faut attendre la saison prochaine afin de savoir si cette dissémination superficielle de naphtaline aura suffi pour écarter les hannetons des terres ainsi préparées. Ce n’est que dans quelques mois qu’on pourra s’assurer si elles contiennent ou non des larves nouvellement écloses. Il y a lieu de croire que ce moyen de préservation ne laisse pas d’être efficace. Toutefois il ne peut guère être considéré comme une solution. Il ne supprime pas le mal, il ne fait que le déplacer. Chassées d’un champ par le poison qu’on y aura répandu, les femelles iront s’abattre sur un sol plus propice au développement de leur progéniture. Il est vrai que les agriculteurs qui n’auraient pas pris de précautions ne tarderaient point à être frappés de la désastreuse préférence que les femelles de hanneton sur le point de pondre témoigneraient pour leurs propriétés. L’emploi de la naphtaline, si les bons effets en étaient une fois constatés, tendrait donc, par la force des choses, à se généraliser, à limiter d’une manière très sérieuse la propagation des coléoptères.

Une autre méthode très ingénieuse, et que l’inventeur, M. Eugène Robert, inspecteur des plantations de la ville de Paris, désigne sous la dénomination originale de piège à hannetons, semblerait pouvoir atteindre le mal à sa source, surtout dans les contrées où les cultures fourragères et les céréales alternent avec des forêts. Elle est fondée sur cette observation, que c’est dans les endroits plantés d’arbres que le hanneton adulte se plaît le mieux ; c’est donc aux environs des bois que la femelle doit chercher d’abord une terre ameublie pour y pondre. Partant de ce principe, M. Robert propose de cultiver et de fumer avec soin tout autour des forêts et des pépinières une bande de terrain de quelques mètres seulement de largeur. Les femelles ne manqueraient pas, trouvant à proximité de leur résidence un lieu si bien disposé et si tentant, de venir en foule y déposer leurs œufs. Presque toutes les larves de la contrée se trouveraient donc accumulées sur un seul point, où on pourrait facilement les détruire par des labours faits à propos. L’auteur de ce projet a remarqué que, dans les cinq ou six mois qui s’écoulent entre leur naissance et leur première mue, les jeunes larves vivent en famille. C’est donc à ce moment que l’on devrait, suivant lui, en faire la recherche. Plus tard elles se dispersent, ne trouvant plus autour d’elles de quoi suffire à leurs appétits croissans, et il devient plus difficile de les prendre. Il y aurait un autre avantage à les recueillir ainsi de bonne heure. Cela permettrait d’ensemencer la langue de terre qui sert ici de piège à hannetons, et d’y faire pousser des récoltes qui indemniseraient les entrepreneurs des frais de loyer et de culture.

Les agriculteurs placés non loin des forêts doivent prêter d’autant plus d’attention aux indications de M. Robert, qu’ils sont exposés d’une manière toute spéciale aux ravages des coléoptères. Il arrive souvent que les champs qui avoisinent un bois sont complètement dévastés. L’auteur du procédé que nous indiquons a précisément imaginé cette méthode après avoir constaté que les environs de Vincennes souffraient beaucoup plus de l’abondance des hannetons depuis qu’on y avait multiplié les défrichemens sur des espaces autrefois boisés. Les bois de Meudon et de Montmorency au contraire ont peu de hannetons, et n’infestent pas de larves les localités voisines. Cela tient à ce que le sol argilo-siliceux de ces forêts et des terres environnantes durcit beaucoup pendant les années sèches.

M. E. Hecquet d’Orval vient de publier dans les mémoires d’une société agricole d’Abbeville et de soumettre à l’Académie des sciences une intéressante notice sur le sujet qui nous occupe. Après avoir démontré par des faits irrécusables que les larves des hannetons, les vers gris et les chenilles ont fait perdre en 1866 40 pour 100 de leurs récoltes en moyenne aux agriculteurs de la basse Picardie, il met en avant à son tour, pour préserver les récoltes de ces ennemis redoutables, un moyen qui, appliqué avec persévérance, lui paraît propre à les détruire bientôt complètement : il propose d’intercaler dans les assolemens à intervalles plus ou moins rapprochés)une année de jachère pendant laquelle on pratiquerait cinq labours et des hersages nombreux. M. d’Orval montre que les quatre derniers, ceux de printemps et d’été, ramèneraient le plus grand nombre des larves à la surface du sol, où les ardeurs du soleil et le bec des oiseaux en feraient promptement justice. L’auteur ne manque pas d’ailleurs, pour recommander sa méthode, de faire valoir les avantages de la jachère accompagnée de hersages et de labours. Ces avantages ont été souvent énumérés. Ce traitement ameublit le soi, le nettoie des herbes parasites, l’aère et lui permet d’absorber les élémens réparateurs contenus dans l’atmosphère, en un mot en augmente la fertilité. Il y a beaucoup de vrai dans ces considérations ; il est permis cependant de faire remarquer que les plantes sarclées et les engrais commerciaux présentent autant d’avantages que la jachère au point de vue de l’enrichissement du sol, et constituent un système de culture plus économique. Quant à l’efficacité de ce procédé pour la destruction des larves, elle paraît certaine ; mais celle du hannetonage combiné avec le ramassage des vers blancs le paraît aussi, et cette dernière méthode ne coûte que quelques centièmes du prix de la récolte, tandis que les pratiques proposées par M. H. d’Orval exigent le sacrifice de la récolte tout entière. Ce dernier moyen est donc en définitive plus dispendieux que les deux précédens, et ne paraît pas beaucoup plus énergique.

Sous les trois formes qu’ils affectent après l’éclosion dans leurs métamorphoses successives, les coléoptères contiennent des substances analogues à celles qui forment les tissus et surtout les parties les plus jeunes et les plus vivaces des végétaux. Ils sont particulièrement riches en azote, ce qui en fait un engrais qu’on peut classer parmi les plus estimables[3]. M. Reiset, comparant les vers blancs nouvellement retirés du sol au guano du Pérou sous le rapport de la proportion d’azote, arrive à leur assigner une valeur commerciale de 3 francs les 100 kilogrammes. En défalquant la valeur de l’engrais du prix du ramassage, qui est de 11 fr. 80 c. par 100 kilogrammes, on voit qu’il n’en coûte que 8 fr. 58 c. pour sauver de la ruine plus d’un hectare de champ. Cette prime ne représente pas 2 pour 100 de la valeur de la récolte. On a pourtant cherché à réduire les frais de ramassage des larves, et l’idée mise en pratique par M. Giot mérite d’être signalée : il fait transporter sur la terre fraîchement labourée des poulaillers roulans. Les vers blancs, les insectes et les menues graines parasites sont ainsi consommés sur place par les oiseaux de basse-cour. Ce procédé, dont la donnée première est fort ingénieuse, n’est pas facile à généraliser, et présente d’ailleurs quelques inconvéniens. Les œufs des poules nourries avec des larves ou des hannetons adultes contractent bientôt un goût désagréable et le conservent pendant toute la durée de la ponte sous l’influence de ce régime alimentaire.

Nous n’aurions pas traité complètement notre sujet, si nous ne disions quelques mots des auxiliaires naturels de l’homme dans sa guerre contre les hannetons. Plusieurs espèces d’oiseaux leur font une chasse très active, et seraient déjà certainement parvenus à les détruire tout à fait, si les progrès de la culture intensive n’avaient donné à la propagation de ce coléoptère des facilités inattendues. M. Florent-Prévost a beaucoup éclairé cette question de l’utilité des oiseaux en recherchant dans les estomacs d’un grand nombre d’entre eux et de quelques petits mammifères les restes à demi digérés des insectes dont ils se nourrissent. D’après lui, c’est l’engoulevent qui consomme le plus de hannetons adultes, puis viennent les geais, les mésanges, les pies, les pies-grièches, les étourneaux, les perdrix et quelques échassiers. Le hanneton sert aussi de nourriture à un grand nombre de petits chanteurs charmans que l’homme poursuit à outrance et qui lui rendraient, s’il montrait contre eux moins d’acharnement, d’inestimables services. Les rossignols, les fauvettes, les mésanges, les rouges-gorges, les hirondelles, aussi inoffensifs qu’ils sont jolis, sont d’intrépides destructeurs de larves et d’insectes adultes. Qui n’a remarqué l’empressement des bergeronnettes à venir se placer derrière la charrue, et la consommation de larves qu’elles font tout en sautillant gracieusement et balançant leur queue élégante ? Le loriot surtout est un chasseur de grand appétit ; il s’attaque même à certaines grosses chenilles velues, et les avale après en avoir soigneusement fait sortir les déjections en comprimant et lissant les barbes avec son bec. Les services du moineau franc sont moins appréciés ; il les fait payer trop cher. S’il préserve les vergers et les moissons des insectes, il les dévaste souvent pour son propre compte au point de faire regretter les ennemis qu’il a détruits. Quand on a le malheur de laisser ces oiseaux se multiplier sur un point donné, on dirait qu’ils se font conscience de n’y rien laisser. Les dîmes qu’ils lèvent sur les fruits et sur les graines dépassent de beaucoup les prélèvemens perçus au moyen âge par les corporations monastiques dont ces oiseaux effrontés, bruyans et voraces, ont tiré leur nom. Il n’est pas rare de voir les jardins disséminés dans l’intérieur des grandes villes ravagés par eux à tel point que, sans attendre la formation des fruits, ils dévorent les bourgeons naissans. Ils se sont parfaitement aperçus que ces jeunes organismes étaient très nutritifs. C’est en effet dans tout l’arbre la partie dont la composition élémentaire se rapproche le plus de celle des tissus animaux. En les dévorant, ils mangent presque de la viande, si l’on peut ainsi dire.

Et cependant on aurait à se repentir de détruire complètement ces chasseurs infatigables et toujours affamés. En Angleterre, les propriétaires avaient à une époque obligé leurs fermiers à payer une partie de la rente du sol en têtes de moineaux. On comptait ainsi faire disparaître ces oiseaux du sol de la Grande-Bretagne, on y réussit ; mais on ne fut pas longtemps à regretter que cette mesure eût obtenu un succès aussi complet : les insectes ne tardèrent pas à pulluler si bien qu’on fut réduit, pour se défendre contre eux, à importer des moineaux du continent. Ce qui s’est passé aux États-Unis n’est pas moins significatif : il y a quelques années, le moineau y était inconnu, et les insectes y faisaient des ravages intolérables. Dès le mois de juin, les arbres des squares et des avenues de New-York n’avaient plus une seule feuille, tout était dévoré par les chenilles, qui tombaient en grappes sur les promeneurs. En 1852, on apportait à Portland trois paires de moineaux. Durant les années suivantes, on en introduisit quelques autres couples venus d’Europe dans les principales villes de l’Union. Choyés par les habitans, trouvant d’ailleurs autour d’eux une nourriture abondante, nos pierrots, on n’en doute pas, se multiplièrent avec une excessive rapidité. Quant aux chenilles, elles disparurent comme par enchantement. Les arbres des villes d’Amérique gardent maintenant leur feuillage tout l’été. En reconnaissance de ce signalé service, beaucoup d’habitans de New-York ont établi près de leurs fenêtres de jolies cages constamment ouvertes où les moineaux francs, devenus familiers, trouvent en tout temps un bon gîte et des alimens de leur goût.

On ne saurait non plus refuser d’admettre au nombre des oiseaux utiles les chouettes et les hiboux. Ce n’est qu’au défaut d’instruction que l’on doit attribuer les préjugés et les persécutions dont ces oiseaux, dits de mauvais augure, sont victimes dans nos campagnes. Qui n’a rencontré au milieu des villages des chouettes clouées aux murs et aux portes des maisons ? Cependant cette famille de nocturnes est appelée à rendre de grands services à l’agriculture en raison de l’énorme quantité d’insectes, de reptiles et de petits rongeurs qu’elle détruit. Toutefois nous sommes heureux de pouvoir ajouter que les notions positives à cet égard commencent à se répandre, et qu’il n’est pas rare aujourd’hui de voir en certaines régions agricoles des perchoirs établis à dessein, où les patiens oiseaux de nuit se posent pour guetter leur proie.

Les avis des agronomes sur le compte de la taupe sont encore partagés : les uns la regardent comme nuisible à la culture, les autres comme indispensable à la conservation des récoltes. Peut-être en est-il des taupes comme des moineaux : il serait aussi imprudent de les détruire tout à fait que d’en laisser le nombre s’accroître trop rapidement. Ce qu’il y a de certain, c’est que la taupe fait une grande consommation de lombrics et surtout de hannetons sous les quatre états qu’ils présentent successivement dans leurs métamorphoses : œufs, nymphes, larves et insectes adultes. Elle détruit encore un grand nombre d’insectes nocturnes, car c’est la nuit qu’elle va aux provisions. Les défenseurs de la taupe prétendent aussi que les galeries sinueuses qu’elle trace constituent une espèce de drainage, aèrent et assèchent le sol. D’un autre côté, ces galeries ont le tort de déchausser les racines des plantes, dont la nutrition se fait alors moins bien, et les taupinières volumineuses dont ces petits mammifères parsèment les champs qu’ils hantent contrarient la végétation et gênent le travail des moissonneuses mécaniques. Aussi certains propriétaires ont-ils à leur solde des taupiers chargés de détruire jusqu’au dernier ces fouilleurs souterrains. Il nous semble que c’est aller trop loin ; les reproches qu’on adresse aux taupes ne deviennent fondés qu’autant qu’elles se propagent d’une manière excessive, et c’est peut-être prendre un parti extrême que de se priver radicalement de l’intervention de ces insectivores.

Du reste nous croyons avoir indiqué un ensemble de méthodes propres à nous débarrasser assez promptement, si elles sont appliquées avec ensemble et vigueur, des larves les plus nuisibles. En Suisse, des règlemens spéciaux, plus rigoureusement obligatoires que l’échenillage chez nous, ont à peu près fait disparaître le hanneton, dont les dégâts étaient devenus redoutables. En France, des mesures administratives générales, des concours spéciaux, l’établissement de récompenses honorifiques, que l’on ne dédaigne nullement dans les campagnes, contribueront sans doute efficacement à enrayer la marche de ce fléau inattendu. Avant tout, c’est à l’initiative individuelle, stimulée par un intérêt de premier ordre, qu’il faut s’en remettre pour extirper les causes d’un mal qu’ont aggravé les perfectionnemens mêmes de l’industrie agricole contemporaine, et qui pourrait, si l’on n’y prend garde, en arrêter les progrès.


PAYEN.

  1. Kολός, étui ; πτερόν, aile, élytre.
  2. Le poids des hannetons varie naturellement suivant l’époque. M. Lamoureux a constaté qu’en moyenne 1,000 de ces insectes adultes pèsent 1 kilogramme 40 grammes.
  3. Voici comment on peut indiquer la composition de ces insectes déduite des analyses que j’ai faites avec le concours de MM. P. Champion et H. Pellet :
    Vers blancs à l’état naturel Vers blanc desséchés Hannetons à l’état naturel Hannetons desséches
    Eau 86,130 0 71,1 0
    Azote 1,099 7,920 3,490 12,070
    Matières grasses 1,570 11,387 1,734 6
    Acide phosphorique 0,200 1,465 0,358 1,238
    Substances minérales 1,400 10,100 1,350 4,671


    En comparant les résultats de ces analyses avec la composition moyenne du fumier de ferme, on voit qu’à l’état normal, au point de vue de l’azote, les vers blancs vaudraient à poids égal 2 fois 1/2 plus que le fumier, les hannetons quatre fois plus que ce fumier, 1 fois 1/2 plus que la poudrette ordinaire, qu’enfin les hannetons desséchés constitueraient un engrais commercial comparable au guano.