Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/13

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 322-333).


XIII

Lévine chaussa de gros sabots, et, pour la première fois, au lieu de sa pelisse, il endossa un paletot de drap, puis il partit visiter son domaine ; il enjambait les ruisselets qui réfléchissaient le soleil avec une éclat éblouissant, et marchait tantôt sur la glace, tantôt dans une boue visqueuse.

Le printemps est la saison des plans, des projets. Une fois dans la cour, Lévine, comme l’arbre au printemps qui ne sait pas encore où et comment pousseront ses jeunes branches, ignorait lui-même ce qu’il allait entreprendre dans son domaine de prédilection, mais il se sentait la tête pleine de projets et les plus beaux. Avant tout il alla voir le bétail. Les vaches au poil nouveau, uni et brillant, étaient sorties dans l’enclos et se chauffaient au soleil ; elles mugissaient, demandaient à aller aux champs.

Après avoir admiré les vaches qu’il connaissait jusqu’aux moindres détails, Lévine donna l’ordre de les conduire dans les prés et d’amener les jeunes veaux dans l’enclos. Le berger, gaiement, courut se préparer pour partir aux champs. Les femmes qui soignaient le bétail, les jupes retroussées, enfonçaient dans la boue leurs jambes nues, que le soleil n’avait pas encore brunies, et une gaule à la main elles couraient derrière les jeunes veaux qui mugissaient de la joie du printemps, et les chassaient dans la cour.

En admirant la progéniture de cette année qui était extraordinairement belle, — les veaux avaient déjà la taille d’une vache de paysan et la fille de Pava, âgée de trois mois, avait la taille d’un veau d’un an, — Lévine donna l’ordre d’apporter l’auge et de leur mettre du foin au râtelier ; mais dans l’enclos qui ne servait pas l’hiver, le râtelier, fait en automne, était cassé. Il envoya chercher le charpentier qui devait, comme c’était convenu, construire une machine à battre ; mais le charpentier réparait les herses, ce qui aurait dû être fait en carême.

Lévine était très mécontent. Il l’était surtout parce qu’il ne pouvait réagir contre cette négligence qu’il combattait de toutes ses forces depuis bien des années. Il apprit que le râtelier, qui n’était pas nécessaire pendant l’hiver, avait été transporté à l’écurie où il s’était cassé, parce qu’il était en bois trop peu résistant pour les petits veaux.

En outre, les herses et tous les outils aratoires qu’il avait ordonné d’inspecter et de réparer durant l’hiver, engageant à cet effet trois charpentiers, n’étaient pas mis en état, et les herses étaient en réparation quand on en avait besoin pour les herbes.

Lévine fit mander le gérant, mais aussitôt, lui-même partit à sa recherche. Celui-ci tout reluisant, en touloupe, venait de la grange ; il brisait entre ses doigts un brin de paille.

— Pourquoi le charpentier ne s’est-il pas occupé de la machine à battre ?

— Je voulais vous le dire hier : il faut réparer les herses ; voilà qu’il est temps de labourer.

— Et qu’a-t-on fait de tout l’hiver ?

— Pourquoi avez-vous besoin du charpentier ?

— Où sont les râteliers des veaux ?

— J’ai donné l’ordre de les mettre à leur place ! Que voulez-vous faire avec ce peuple ? dit le gérant avec un geste de la main.

— Il ne s’agit pas de ce peuple mais bien de ce gérant, s’emporta Lévine. Pourquoi donc êtes-vous à mon service ? s’écria-t-il.

Mais, se rappelant que cela n’aiderait à rien, il s’arrêta sans achever et se contenta de soupirer. Eh bien ! peut-on ensemencer ? demanda-t-il après un court silence.

— Derrière Tourkino, on pourra demain ou après-demain.

— Et le trèfle ?

— J’ai envoyé Vassili et Michka, ils le sèment. Seulement, je ne sais pas s’ils pourront ; il y a beaucoup de boue.

— Pour combien de déciatines ?

— Pour six.

— Pourquoi pas tout ? fit Lévine. Ce fait qu’on ait ensemencé six déciatines au lieu de vingt l’irritait encore davantage. Selon la théorie, selon sa propre expérience, les semailles de trèfle n’étaient bonnes que faites le plus tôt possible, presque sur la neige. Et jamais il ne pouvait obtenir cela.

— Il n’y a pas de bras. Que peut-on faire avec ce peuple ? Trois d’entre eux ne sont pas venus. Voilà par exemple Sémion…

— Eh bien ! il fallait libérer ceux qui rangent la paille.

— Je l’ai fait.

— Où donc sont les gens ?

— Cinq sont au compost, quatre retournent l’avoine ; elle pourrait pourrir, Constantin Dmitritch.

Lévine savait très bien que ces mots « elle pourrait pourrir » signifiaient que l’avoine anglaise était déjà tout à fait gâtée. De nouveau on n’avait pas exécuté ses ordres.

— Mais j’avais dit de faire cela pendant le carême. Et les cheminées ? continua-t-il.

— Ne vous inquiétez pas, tout sera fait en son temps.

Lévine irrité fit un geste de la main et se dirigea vers les hangars pour examiner l’avoine, et de là à l’écurie.

L’avoine n’était pas encore gâtée, mais les ouvriers la retournaient avec des pelles tandis qu’on pouvait la faire glisser directement à l’étage inférieur.

Il donna les ordres conséquents et prit deux des ouvriers pour ensemencer le trèfle.

Son dépit contre le gérant tomba ; la journée était si belle qu’on ne pouvait pas se fâcher.

— Ignate ! cria-t-il au cocher qui, les manches retroussées, lavait la voiture près du puits. Selle-moi…

— Qu’ordonnez-vous de seller ?

— Eh bien, Kolpik, s’il te plaît.

— Bien.

Pendant qu’on sellait le cheval, Lévine appela de nouveau le gérant qui se tenait à proximité afin de se réconcilier avec son maître, et il se mit à lui parler des futurs travaux de printemps et de ses projets d’exploitation.

— Il faut commencer à fumer plus tôt pour que tout soit fini de bonne heure. Et il faut nécessairement labourer les champs les plus éloignés, pour qu’ils soient tout prêts ; les fauchages seront rangés partout, mais pas à moitié ; il faudra louer des ouvriers.

Le gérant écoutait attentivement et faisait des efforts visibles pour approuver les projets du maître, mais il gardait un air désespéré et triste que Lévine connaissait et qui toujours l’agaçait. Cet air semblait dire : tout cela est bon, mais nous verrons ce que Dieu voudra.

Rien n’attristait tant Lévine que cet air ; mais il était commun à tous les gérants qu’il avait eus. Tous écoutaient de la même façon ses propos, c’est pourquoi il ne s’en fâchait plus ; mais il s’en attristait et se sentait encore plus excité par la lutte contre cette malheureuse inertie qu’il ne pouvait appeler autrement que « comme Dieu voudra » et qui toujours lui faisait obstacle.

— Comment arriverons-nous, Constantin Dmitritch ? dit le gérant.

— Pourquoi n’y arriverons-nous pas ?

— Il faut absolument embaucher encore quinze journaliers et, comme toujours, ils ne viennent pas. Aujourd’hui, il en est venu qui ont demandé soixante-dix roubles pour l’été.

Lévine se tut. De nouveau cette force s’imposait à lui. Il savait que malgré tous ses efforts, il ne pouvait louer plus de quarante journaliers à un prix raisonnable et cependant il ne pouvait ne point lutter.

— Envoyez à Soura, à Tchéfirovka, s’ils ne viennent pas. Il faut chercher.

— J’enverrai, dit tristement Vassili Feodorovitch. Mais les chevaux sont fatigués.

— Nous en achèterons. Oui je sais, ajouta-t-il en riant, avec vous il y a toujours des obstacles à tout ; mais cette année je ne vous laisserai pas faire tout à votre guise. Je veillerai à tout moi-même…

— Mais déjà, semble-t-il, vous dormez bien peu. C’est plus gai pour nous de travailler sous les yeux du maître…

— Alors, derrière Beriosovï-Dol le trèfle est semé ? J’irai voir, dit-il en enfourchant le petit bai Kolpik que lui amenait le cocher.

— Vous ne pourrez pas passer les ruisseaux, Constantin Dmitritch ! cria le cocher !

— Eh bien ! j’irai par le bois.

Et avec la belle allure d’un bon cheval longtemps inactif, qui reniflait devant les mares et auquel il fallait laisser la bride, Lévine traversa la cour pleine de boue, et franchit la porte ouvrant dans le champ.

Lévine, déjà gai dans la cour du bétail, se sentit encore plus gai dans les champs. Balancé régulièrement sur son bon cheval, respirant l’odeur chaude et fraîche de l’air et de la neige, il traversait la forêt, sur la neige qui restait encore en certaines places, et il se réjouissait devant chaque arbre couvert de mousse et de bourgeons. Au sortir de la forêt, s’étendait devant lui un vaste espace, comme un tapis de verdure uni et velouté, sans une tache, sauf celles que, par-ci, par-là, dans les creux, faisaient des restes de neige fondue. Il ne se sentait irrité ni par la vue d’un cheval de paysan et de son poulain qui piétinaient la verdure (il avait ordonné aux paysans qui les rencontreraient de les chasser), ni par la réponse railleuse et sotte d’un paysan nommé Ipate, qu’il avait rencontré et à qui il avait demandé : « Eh bien, Ipate, il est bientôt temps de semer ? » et qui lui avait répondu : « Auparavant, Constantin Dmitritch, il faut labourer. » Plus il avançait, plus il devenait gai, et des projets d’exploitation, tous meilleurs les uns que les autres, se présentaient à lui : il faudrait planter une haie tout autour du champ, afin que la neige n’y puisse rester longtemps ; diviser les terres labourables en neuf parties dont six seraient fumées et trois consacrées à la culture fourragère ; construire une cour pour le bétail à l’extrémité du champ ; creuser un étang ; avoir des clôtures portatives pour le bétail afin d’utiliser l’engrais sur les prairies. Et alors il y aura trois cents déciatines de blé, cent de pommes de terre, cent cinquante de trèfle, et pas une seule déciatine ne sera épuisée. »

Ainsi rêvant, en engageant soigneusement son cheval dans les dérayures, pour ne pas piétiner les champs, il s’approcha des ouvriers qui semaient le trèfle. La charrette qui contenait le grain, au lieu d’être sur le chemin, était dans le champ et les semences d’automne se trouvaient écrasées par les roues et piétinées par le cheval. Les deux ouvriers étaient assis sur la dérayure, fumant probablement une pipe qu’ils avaient en commun ; la terre du chariot à laquelle était mélangé le grain, était en tas et gelée. Apercevant le maître, le journalier Vassili s’approcha de la charrette et Michka se mit à semer. Ils étaient en défaut, mais Lévine grondait rarement les ouvriers. Quand Vassili s’approcha, Lévine lui donna l’ordre de conduire le cheval sur le chemin.

— Ce n’est rien, monsieur, ça ira, répondit Vassili.

— Je t’en prie, ne discute pas, mais fais ce qu’on te dit.

— J’obéis, répondit Vassili ; et il prit la tête du cheval.

— Et quelles semailles, Constantin Dmitritch, dit-il pour le flatter, la meilleure sorte. Seulement il est difficile de marcher ; on traîne un poud sous sa semelle.

— Et pourquoi votre terre n’est-elle pas tamisée ? reprit Lévine.

— Mais nous la remuons, répondit Vassili en prenant les grains et une poignée de terre.

Vassili n’était pas responsable qu’on lui ait donné de la terre gelée, néanmoins Lévine était fâché.

Ayant trouvé déjà plusieurs fois, avec succès, le moyen d’étouffer son dépit et de considérer comme bon ce qui lui semblait mauvais, Lévine, maintenant encore, y parvint.

Il regarda comment marchait Michka, en détachant les énormes mottes de terre qui s’attachaient à chaque pied, puis il descendit de cheval, prit les semailles des mains de Vassili et se mit au travail.

— Où t’es-tu arrêté ? demanda-t-il.

Vassili montra l’endroit avec son pied et Lévine commença, comme il le savait, à jeter la terre avec les grains.

Il était aussi difficile de marcher que sur une mare, et Lévine, bientôt couvert de sueur, s’arrêta et rendit le semoir.

— Eh bien, not’ maître, vous n’aurez pas de reproches à me faire pour cette partie des semailles, dit Vassili.

— Quoi donc ? fit gaiement Lévine, sentant déjà l’effet du moyen employé.

— Vous verrez l’été : ça ira bien ; vous regarderez où j’ai semé le printemps dernier. Comme j’ai semé ! Moi, Constantin Dmitritch, quand je travaille pour vous, il me semble que je travaille pour mon propre père ; moi-même je n’aime pas travailler mal et je ne le permets pas aux autres. Quand on regarde là-bas, dit Vassili contemplant le champ, le cœur se réjouit.

— Le printemps est beau, Vassili ?

— Oui, un tel printemps que les anciens n’ont point souvenance d’un pareil. Mais j’étais à la maison alors là-bas, chez nous, un vieux a aussi semé trois osminik[1] de froment ; il dit qu’on ne peut pas le distinguer du seigle.

— Et il y a longtemps que vous avez commencé à semer le froment ?

— C’est vous-même qui nous l’avez appris, l’avant-dernière année. Vous m’en avez même fait présent de deux pouds ; nous en avons vendu deux sacs et nous en avons ensemencé trois osminik.

— Eh bien ! prends donc garde, effrite les mottes, dit Lévine en revenant vers son cheval, et veille à Michka. Si le travail est bien fait, je te donnerai cinquante kopeks par déciatine.

— Merci beaucoup, nous n’avons pas à nous plaindre de vous.

Lévine monta à cheval et alla dans le champ planté de trèfle de l’année passée et dans celui qui était préparé pour le froment.

La pousse du trèfle sur le chaume était merveilleuse. Il était déjà tout vert à travers les tiges cassées du froment de l’année précédente. Le cheval enfonçait dans le champ et avait peine à se dégager de la terre à demi-fondue. Sur la terre labourée il était tout à fait impossible de passer, on ne pouvait se tenir que là où il y avait de la glace, ailleurs on enfonçait jusqu’aux genoux.

Le labourage était parfait ; dans deux jours on pourrait ensemencer. Tout était beau, tout était joyeux. Au retour, Lévine prit du côté du ruisseau, espérant que l’eau s’était écoulée. Là il effraya deux canards. « Il y a probablement des bécasses, » pensa-t-il, et juste au tournant de la maison, il rencontra son garde qui confirma cette supposition.

Lévine partit au trot vers la maison pour avoir le temps de dîner et de préparer son fusil pour le soir.

  1. Un osminik égale un demi-hectare.