Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 316-321).


XII

Les premiers temps qui suivirent son retour de Moscou, chaque fois qu’il arrivait à Lévine, tremblant et rougissant, de se rappeler la honte du refus, il se disait : « Il m’est arrivé déjà de rougir et de trembler ; et j’ai cru tout perdu lorsque j’ai pensé rester au deuxième cours, pour avoir été mal noté en physique. Je me suis également cru perdu quand j’ai gâté l’affaire de ma sœur qui m’était confiée. Eh bien ! maintenant que des années sont passées, quand j’évoque ces souvenirs, je m’étonne d’avoir pu m’attrister pour cela. Il en sera de même pour cette douleur. Le temps passera, et j’oublierai. »

Cependant, après trois mois, il n’était pas encore devenu indifférent à son chagrin et il lui était pénible comme au premier jour d’y songer. Il ne pouvait en prendre son parti. Lui qui avait rêvé si longtemps à la vie de famille, pour laquelle il se sentait si mûr, il n’était pas marié, et se sentait plus loin que jamais du mariage. Il sentait maladivement, comme le sentaient tous ceux de son entourage, qu’à son âge il n’est pas bien pour un homme d’être seul. Il se rappelait comment, avant son départ pour Moscou, il avait dit une fois à son bouvier Nicolas, un paysan naïf avec qui il aimait causer : « Hein ! Nicolas, je veux me marier ! » et Nicolas avait répondu sans hésiter, comme s’il s’agissait d’un fait indiscutable : « Il y a longtemps que ça devrait être fait, Constantin Dmitritch. » Mais maintenant, le mariage était plus loin de lui que jamais. La place était prise, et quand, en imagination, il se représentait à cette place quelque jeune fille de ses connaissances, il sentait que c’était absolument impossible. En outre, le souvenir du refus et du rôle qu’il avait joué le tourmentait incessamment, comme une honte. Il avait beau se dire qu’il n’avait rien à se reprocher, qu’il n’était pas coupable, ce souvenir, à l’égal de ceux qui lui semblaient les plus honteux, le faisait tressaillir et rougir.

Dans son passé, comme en celui de chaque homme, il y avait des actes mauvais, qu’il reconnaissait pour tels et au sujet desquels sa conscience devait le tourmenter. Mais le souvenir de ces mauvaises actions ne l’avait jamais tourmenté autant que ce souvenir mesquin et humiliant. La blessure ne se cicatrisait pas et sur ces souvenirs venaient se greffer, maintenant, le refus et cette situation misérable dans laquelle il avait dû se présenter aux hôtes pendant cette soirée. Mais le temps et le travail font leur œuvre. Ces souvenirs pénibles étaient atténués pour lui par les événements inaperçus, mais importants de la vie rurale. De semaine en semaine il pensait de moins en moins à Kitty. Il attendait avec impatience qu’on lui annonçât son mariage, espérant que cette nouvelle, comme l’extraction d’une dent, le guérirait radicalement.

Le printemps arriva dans toute sa splendeur, sans retard ni fausses promesses, un de ces rares printemps qui réjouissent les plantes, les animaux et les hommes. Ce beau printemps affermit encore plus Lévine dans son intention de renoncer à tout le passé pour arranger d’une façon définitive sa vie solitaire. Bien qu’il n’eût pas réalisé tous les plans avec lesquels il était revenu à la campagne, il observait cependant celui qu’il s’était tracé comme le principal, la pureté de la vie. Il n’éprouvait pas cette honte qui le tourmentait ordinairement lorsqu’il avait succombé et il pouvait hardiment lever la tête.

Encore en février, il avait reçu une lettre de Maria Nikolaievna lui donnant des nouvelles de la santé de son frère : Nicolas allait plus mal et ne voulait pas se soigner. Cette lettre décida Lévine à aller à Moscou chez son frère. Il réussit à le persuader de voir un médecin et d’aller aux eaux à l’étranger.

Il s’y prit si bien que, sans blesser son frère, il parvint à lui faire accepter l’argent du voyage, et, sous ce rapport, il était content de lui. En dehors de l’exploitation agricole qui exigeait au printemps des travaux particuliers, en outre de la lecture, Lévine, pendant l’hiver, avait entrepris un travail sur l’exploitation, dont le plan se résumait à ceci : que le travail de l’ouvrier, dans l’exploitation, soit accepté comme une donnée absolue, au même titre que le climat et la terre, et que toutes les propositions de la science qui sont tirées seulement des données de la terre et du climat, envisagent aussi le caractère connu, immuable, de l’ouvrier. De sorte que, malgré la solitude, ou peut-être en raison de la solitude, sa vie était extrêmement remplie ; il n’éprouvait que rarement le désir, et sans le satisfaire, de communiquer à quelqu’un les idées qui germaient dans sa tête, sauf à Agafia Mikhailovna avec qui il lui arrivait assez souvent de discuter sur la physique, sur les théories d’économie rurale et surtout sur la philosophie. La philosophie était le thème favori d’Agafia Mikhailovna.

Le printemps fut assez tardif. Les dernières semaines du carême, le temps fut clair, mais froid. Pendant la journée, la neige fondait au soleil, et la nuit la température descendait à 7° au-dessous de 0°. La croûte de glace était si ferme qu’on allait en chariot en dehors de toute route. Le jour de Pâques il neigea, mais tout d’un coup, après la semaine sainte, un vent chaud s’éleva, les nuages s’amoncelèrent et, pendant trois jours et trois nuits une pluie chaude tomba à torrents. Le jeudi, le vent se calma et un brouillard épais et gris, se forma comme pour cacher les mystères des champs qui s’accomplissaient dans la nature.

Dans le brouillard bleuâtre, craquaient des morceaux de glace, et des torrents écumeux coulaient rapidement ; après les fêtes du soir le brouillard se dissipa : les nuages devinrent moutonneux, le temps s’éclaircit ; le vrai printemps était venu.

Le matin, le soleil se levait clair, fondait rapidement la glace très fine qui recouvrait les eaux, et l’atmosphère échauffée tremblait, toute remplie des vapeurs de la terre ravivée. La vieille herbe jaunie verdissait, les bourgeons des groseilliers, des framboisiers, des bouleaux se gonflaient, et sur les champs couleur d’or bourdonnaient les abeilles. Les alouettes, qu’on ne voyait pas, chantaient sur les chaumes, les vanneaux pleuraient au-dessus des mares pleines d’eau trouble, et en haut, tout en haut, volaient avec des cris printaniers les grives et les oies. Le bétail mugissait dans les champs, les agneaux jouaient autour de leurs mères bêlantes, perdant leur toison ; les gamins couraient à grands pas sur les sentiers qui commençaient à sécher ; au bord de l’étang éclataient les voix joyeuses des femmes lavant le linge, et dans les cours, résonnaient les marteaux des paysans réparant leurs herses et leurs charrues.

Le vrai printemps était arrivé.