Anna Karénine (trad. Bienstock)/III/28

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 217-225).


XXVIII

Ce soir-là Lévine s’était terriblement ennuyé en compagnie des dames. Il était maintenant persuadé que le mécontentement qu’il éprouvait au sujet de son exploitation n’était pas un souci personnel, mais bien un fait général dans toute la Russie, et que l’établissement d’une situation dans laquelle les ouvriers travailleraient comme les paysans chez lesquels il s’était arrêté en venant, n’était pas un rêve mais au contraire un problème qu’il fallait à tout prix résoudre. Ce problème ne semblait pas comporter de difficultés insurmontables, tout au moins fallait-il tenter de lui trouver une solution.

Il prit congé des dames, et promit de rester encore toute la journée du lendemain afin d’aller à cheval, avec ses hôtes, voir un ravin très intéressant situé dans la forêt du pays ; puis, avant de se coucher, il entra dans le cabinet du maître de la maison afin d’y prendre les livres sur la question ouvrière que celui-ci lui avait proposés.

Le cabinet de Sviajskï était une vaste pièce dont les murs étaient garnis de bibliothèques et où se trouvaient deux tables. Un pesant bureau occupait le milieu de la pièce, plus loin était une table ronde au centre de laquelle était posée une lampe ; quelques numéros de revues et de journaux en diverses langues étaient disposés en étoile autour de la lampe. Près du bureau il y avait un cartonnier avec des casiers marqués par des plaques dorées.

Sviajskï donna à Lévine les livres qu’il lui avait promis, puis s’asseyant sur un rocking-chair :

— Que regardez-vous ? demanda-t-il à son ami qui, debout devant la table ronde, parcourait les revues. Ah tenez ! il y a là un article très intéressant, poursuivit-il en désignant la revue que Lévine tenait entre les mains. Cet article tend à prouver, ajouta-t-il avec une joyeuse animation, que le démembrement de la Pologne n’est nullement dû à Frédéric. Il résulte…

Et avec la clarté qui lui était coutumière il analysa brièvement une nouvelle étude très importante et très curieuse.

Bien que Lévine fût pour le moment beaucoup plus préoccupé de l’idée de l’exploitation que de toute autre chose, il ne put se défendre en écoutant le maître de la maison de se poser cette question : « Où veut-il en venir, et pourquoi s’intéresse-t-il au démembrement de la Pologne ? »

Quand il eut terminé, Lévine ne put s’empêcher de lui demander :

— Eh bien ! après ?

Mais c’était là tout. L’article l’avait intéressé et rien de plus. Et Sviajskï ne se considéra pas comme obligé de fournir de plus amples commentaires.

— Oui, ce propriétaire bougon m’a beaucoup intéressé, dit Lévine en soupirant. Je le trouve très intelligent ; il y a dans ses paroles beaucoup de vrai.

— Que dites-vous donc ? Un vrai planteur, comme ils sont tous ! dit Sviajskï.

— Pourtant vous êtes leur maréchal.

— Sans doute, mais je cherche à remonter le courant, répliqua-t-il en riant.

— Il m’intéresse beaucoup, continua Lévine, lorsqu’il dit, très justement d’ailleurs, que l’exploitation rationnelle ne marche pas, que seule marche l’exploitation usuraire, comme chez cet autre propriétaire, où les procédés les plus primitifs… À qui la faute dans tout cela ?

— À nous-mêmes, évidemment. Toutefois il n’est pas exact que l’exploitation ne marche pas. Chez Vassiltchikov, tout va bien.

— Oui, l’usine…

— Mais à la fin, je ne vois pas ce qui vous étonne. Le peuple est demeuré chez nous à un niveau si inférieur de développement matériel et moral que forcément il doit s’opposer à tout ce qui le dépasse. Si, en Europe, l’exploitation rationnelle marche, cela tient à ce que le peuple est instruit. D’où je conclus qu’il faut chez nous instruire le peuple.

— Mais comment donc instruire le peuple ?

— En créant des écoles, des écoles et encore des écoles.

— Vous avouez vous-même que le peuple est à un niveau très bas de développement matériel ; quel remède y apporteront les écoles ?

— Voyez-vous, vous me rappelez une anecdote au sujet d’un malade à qui l’on donnait des conseils en vue de sa guérison : — « Purgez-vous, lui disait-on. — Je l’ai fait, mon état a empiré. — Essayez des sangsues. — J’ai essayé, le remède est pire que le mal. — Eh bien, alors, priez Dieu. — J’ai prié, mais mon mal n’a fait qu’augmenter. » De même je vous propose successivement l’économie politique, le socialisme, l’instruction comme remèdes à la situation que vous déplorez, mais chacun d’eux vous semble devoir l’aggraver.

— Mais comment les écoles serviront-elles au peuple ?

— Elles lui créeront d’autres besoins.

— Voilà ce que je n’ai jamais compris, répondit Lévine avec chaleur. Comment les écoles peuvent-elles elles contribuer à l’amélioration de l’état matériel du peuple ? À votre avis ces écoles, cette instruction lui créeront de nouveaux besoins ; tant pis, puisqu’il n’aura pas le moyen de les satisfaire. En quoi la connaissance de l’addition, de la soustraction, du catéchisme, peut-elle améliorer son état matériel ? Je n’ai jamais pu le comprendre. Avant-hier soir j’ai rencontré une femme avec son nourrisson et je lui ai demandé où elle allait. Elle m’a répondu : « Je vais chez la guérisseuse, un sort est tombé sur mon enfant, alors je le lui porte à guérir. » Je lui ai demandé : « Comment la guérisseuse soigne-t-elle la maladie ? — Elle met l’enfant sur le perchoir des poules et marmotte quelques paroles. »

— Eh bien ! vous voyez ! Vous le dites vous-même. Pour faire disparaître de semblables pratiques, il faut… dit Sviajskï en souriant gaîment.

— Mais non ! fit Lévine avec dépit. Cette façon de soigner les gens est analogue selon moi au remède que représente l’école pour le peuple. Celui-ci est pauvre et ignorant, nous ne l’ignorons pas plus que la femme en question n’ignore que son enfant est malade lorsqu’elle l’entend crier ; mais de quelle façon les écoles remédieront-elles à cette ignorance et à cette pauvreté, je ne puis pas plus m’en faire une idée que je ne comprends l’influence du perchoir des poules sur la maladie ; c’est à la cause de la pauvreté qu’il faut s’attaquer.

— Eh bien ! au moins sur ce point, vous êtes d’accord avec Spencer que pourtant vous n’aimez pas beaucoup. Lui aussi est d’avis qu’un grand bien-être et de fréquents lavages, c’est ainsi qu’il nomme les commodités de la vie, sont plus favorables au développement de l’instruction que l’étude de la lecture et du calcul…

— Je suis ravi ou plutôt je regrette d’être d’accord avec Spencer ; mais ma conviction n’est pas née d’hier : les écoles ne sont pas d’une utilité primordiale, c’est à l’institution économique seule que le peuple devra d’être plus riche et de voir augmenter ses loisirs ; c’est alors seulement qu’interviendra l’école.

— Cependant, dans toute l’Europe, l’école est maintenant obligatoire.

— Comment se fait-il alors que vous soyez d’accord sur ce point avec Spencer ? demanda Lévine.

Mais Sviajskï se troubla encore et il se contenta d’ajouter en souriant :

— Vraiment ! l’histoire de votre bonne femme est fort amusante ! Vous l’avez entendue vous-même ?

Lévine acquérait de plus en plus la conviction que le lien entre la vie de cet homme et ses idées demeurerait insaisissable pour lui. Évidemment, il discutait pour le seul plaisir de discuter, peu lui importait la conclusion où l’amenait son raisonnement, mais il lui était désagréable de se voir enfermé dans une impasse. C’était la seule chose qu’il redoutait, et pour l’éviter il n’hésitait pas à orienter la conversation vers un autre sujet plus agréable et plus gai.

La journée avait été pour Lévine pleine d’émotions ; les quelques instants qu’il avait passés chez ce vieux paysan, dont la maison se trouvait à mi-chemin de sa route, lui avaient laissé une forte impression qui, selon lui, avait influé sur tous les événements qui s’étaient produits dans la suite.

Ç’avait été d’abord cet excellent Sviajskï avec son choix d’idées pour la galerie et les principes de vie qu’il devait nécessairement avoir, quoique Lévine ignorât quels ils étaient, ce qui n’empêchait pas cet homme, comme tant d’autres, de guider l’opinion publique d’après des idées qui lui étaient totalement étrangères. Puis ce propriétaire grincheux dont les raisonnements, tirés de la vie elle-même, semblaient si justes à Lévine, bien qu’il réprouvât sa colère contre la classe la meilleure du peuple russe ; enfin ses propres déceptions que lui causaient son exploitation et l’espoir encore vague de trouver un remède à cette situation critique… tout cela se confondait en une sorte de trouble intérieur et il en résultait un ardent désir de sortir de là au plus vite.

Une fois qu’il fut dans sa chambre, et étendu sur son lit, dont le sommier élastique lui communiquait de brusques sursauts, à chaque mouvement qu’il faisait, Lévine resta longtemps avant de pouvoir s’endormir. Contrairement à son attente, rien dans sa conversation avec Sviajskï ne l’avait intéressé ; en revanche, et tout à fait involontairement, tous les détails de sa conversation avec le propriétaire grincheux lui revenaient à la mémoire et il imaginait les réponses qu’il aurait dû lui faire.

« Vous prétendez, devais-je lui dire, que si votre exploitation ne marche pas, cela tient à ce que le paysan hait les perfectionnements et qu’il faudrait le contraindre par force à les accepter : cela pourrait être vrai si là était la véritable cause de votre insuccès, mais l’expérience prouve au contraire qu’il n’y a moyen de réussir que là où l’ouvrier agit conformément à ses habitudes, comme dans le cas du vieux paysan, chez lequel je me suis arrêté en venant. Le mauvais résultat de l’exploitation, que vous déplorez, comme nous du reste, prouve en réalité que nous seuls sommes la cause de tout le mal et non les ouvriers. Depuis longtemps déjà nous n’avons d’autres soucis que nous-mêmes et nous nous désintéressons absolument de la question de la force ouvrière. Le moment est venu de reconnaître cette force ouvrière, et je n’entends pas par là la force d’un ouvrier idéal, mais bien celle du paysan russe, tel qu’il est, et d’établir sur cette base notre plan d’exploitation. Voici ce que j’aurais dû lui dire : Imaginez que votre exploitation marche comme celle de mon vieux paysan, imaginez que vous ayiez trouvé le moyen d’intéresser les ouvriers au succès de votre travail, je mets en fait que sans fatiguer la terre, votre revenu se trouverait doublé, sinon triplé. Divisez votre bien en deux, et donnez-en une moitié aux ouvriers, vous en tirerez plus de profit pour vous-même et la force ouvrière en bénéficiera d’autant. Que faut-il faire pour cela ? Abaisser le niveau de l’exploitation et intéresser les ouvriers à son succès. Comment atteindre ce but ? Ceci est une question de détails, mais il n’y a là rien d’impossible. »

Toutes ces idées n’étaient pas sans émouvoir profondément Lévine. Il resta la plus grande partie de la nuit sans dormir, obsédé par la pensée de mettre à exécution ses projets. Bien qu’il n’eût pas encore songé à son départ, il résolut soudain qu’il s’en irait le lendemain matin de bonne heure et qu’il retournerait chez lui. En outre la présence de la belle-sœur de son ami et sa toilette décolletée éveillaient en lui un sentiment de honte et il éprouvait des remords comme après une mauvaise action. Il lui importait donc de partir sans retard, s’il voulait avoir le temps de soumettre aux paysans ses nouveaux projets avant les semailles d’automne, afin de les faire déjà sur de nouvelles bases. Sa résolution était prise : il allait désormais transformer de fond en comble son système d’exploitation.