Anna Karénine (trad. Bienstock)/IV/11

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 337-340).


XI

Tous, sauf Lévine et Kitty, prenaient part à la conversation.

D’abord, quand on parla de l’influence qu’un peuple a sur un autre, Lévine, malgré lui, se rappela les opinions qu’il avait sur ce sujet. Mais ces idées, jadis pour lui très importantes, traversaient alors sa tête comme dans un rêve et n’avaient plus pour lui le moindre intérêt. Il lui semblait même étrange qu’on pût parler de choses aussi inutiles. De son côté, Kitty, semblait-il, aurait dû s’intéresser à la discussion sur les droits et sur l’instruction des femmes : souvent elle y avait réfléchi en songeant à son amie de l’étranger, Varenka, qui se trouvait dans une si pénible dépendance ; souvent aussi elle avait pensé à elle-même et au sort qui lui était réservé si elle ne se mariait pas ; combien de fois enfin n’en avait-elle pas parlé avec sa sœur ! À ce moment cependant cela ne l’intéressait nullement. Elle causait en particulier avec Lévine et ce n’était pas seulement une conversation, mais une sorte de rapprochement mystérieux qui, à chaque moment, les unissait davantage et faisait naître en eux un sentiment de crainte mêlé de joie devant l’inconnu où ils entraient.

Tout d’abord Lévine, lorsque Kitty lui demanda de quelle façon il avait pu la voir en voiture, lui raconta comment il l’avait aperçue en revenant du fauchage.

— C’était le matin, de très bonne heure… Vous veniez probablement de vous éveiller… Votre mère dormait dans son coin… La matinée était superbe… Je marchais lorsque tout à coup je me demandai : « Qui donc vient là-bas, dans une voiture à quatre chevaux ? » C’étaient de bons chevaux, avec des grelots… Et rapidement vous passez. Par la portière je vous aperçois assise, comme cela, retenant des deux mains les rubans de votre bonnet ; vous sembliez réfléchir profondément… dit-il en souriant. Comme je voudrais savoir à quoi vous pensiez alors ! Était-ce à quelque chose d’important ?

« Pourvu que mes cheveux n’aient pas été défaits », pensa-t-elle. Mais voyant le sourire enthousiaste qu’amenait sur le visage de Lévine le souvenir de ces détails, elle comprit que l’impression produite alors avait été très bonne. Elle rougit et se mit à rire joyeusement.

— Vraiment, je ne me rappelle pas…

— Comme Tourovtzine rit gaîment ! dit Lévine en regardant les yeux humides et l’agitation de celui-ci.

— Vous le connaissez depuis longtemps ? demanda Kitty.

— Qui ne le connaît pas ?

— Et je vois que vous le considérez comme un méchant homme.

— Pas méchant, mais nul.

— Eh bien ! détrompez-vous, dit Kitty. Moi aussi j’avais une très mauvaise opinion de lui, et cependant c’est l’homme le plus charmant et le meilleur du monde. Un cœur d’or !

— Comment pouvez-vous connaître son cœur ?

— Nous sommes de grands amis. Je le connais très bien. L’hiver dernier… peu de temps après… que vous êtes venu chez nous, — dit-elle sur un ton coupable mais avec un sourire confiant, — tous les enfants de Dolly furent atteints de la scarlatine. Tourovtzine vint voir ma sœur, et le croiriez-vous, dit-elle plus bas, il eut tellement pitié d’elle qu’il resta pour l’aider à soigner les enfants. Et pendant trois semaines il est venu et a soigné les pauvres petits comme une véritable bonne d’enfants… Je raconte à Constantin Dmitritch ce que Tourovtzine a fait pendant la scarlatine, dit-elle en se penchant vers sa sœur.

— Oui, c’est un excellent homme ! dit Dolly en jetant un regard sur Tourovtzine qui sentait qu’on parlait de lui et souriait doucement.

Lévine regarda de nouveau Tourovtzine et s’étonna de n’avoir pas remarqué plus tôt tout le charme de cet homme.

— Pardon, pardon, dit-il gaiement, jamais à l’avenir je ne me permettrai de penser du mal de personne ; et il exprimait sincèrement ce qu’il ressentait intérieurement.