Anna Karénine (trad. Bienstock)/IV/16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 370-376).


XVI

La princesse était assise dans son fauteuil, silencieuse et souriante. Le prince s’assit près d’elle. Kitty resta debout près du fauteuil de son père, sans lâcher sa main. Tous se turent. La princesse, la première, rompit le silence et ramena à la réalité leurs pensées et leurs sentiments.

Mais la première impression que causèrent ses paroles fut pour tous étrange et même pénible.

— Quand les marions-nous ? dit-elle ; il faut d’abord les fiancer et annoncer la nouvelle… À quand le mariage ? Qu’en penses-tu, Alexandre ?

— Mais… dit le vieux prince en désignant Lévine, voilà le principal intéressé.

— Quand ? dit Lévine en rougissant. Demain. Si vous me demandez mon avis, aujourd’hui la bénédiction et demain le mariage.

— Allons, allons, mon cher, soyez sérieux.

— Eh bien, dans une semaine.

— On croirait qu’il devient fou !

— Non, pourquoi pas ?

— Mais, voyons, et le trousseau ? objecta la mère souriant joyeusement à cette hâte.

« Est-ce qu’il faut un trousseau et tout le reste ? » pensa Lévine avec horreur. « Cependant, ni le trousseau, ni la bénédiction, ni tout le reste ne peut troubler mon bonheur. Rien ne peut l’altérer ! »

Il regarda Kitty et remarqua qu’elle n’était nullement choquée de l’idée du trousseau.

« Alors, c’est nécessaire, » pensa-t-il.

— Je n’y entends absolument rien, je n’ai fait qu’exprimer mon plus ardent désir, dit-il en s’excusant.

— C’est bon ! nous réfléchirons à cela ! Pour l’instant, occupons-nous de la bénédiction et annonçons la nouvelle.

La princesse s’approcha de son mari, l’embrassa et voulut s’en aller. Mais il la retint, l’étreignit et, tendrement, comme un jeune amoureux, l’embrassa plusieurs fois en souriant.

Le vieux prince, évidemment, était momentanément gêné et ne savait plus au juste si c’étaient eux qui étaient de nouveaux amoureux ou si c’était leur fille.

Quand le prince et la princesse se retirèrent, Lévine s’approcha de sa fiancée et lui prit la main. Il était parvenu à se dominer et avait retrouvé la parole ; mais bien qu’il eût beaucoup à lui dire, ses premiers mots exprimèrent tout le contraire de sa pensée.

— Je savais que ce serait ainsi. Je n’osais l’espérer, et cependant, au fond de mon âme, j’en avais la conviction, dit-il. Je crois que c’était prédestiné.

— Et moi ? dit-elle. Même quand…

Elle s’arrêta, puis continua en le regardant résolument de ses yeux sincères.

— Même quand j’ai repoussé mon bonheur, je n’aimais que vous seul, mais alors j’étais étourdie. Je veux vous demander… Pouvez-vous l’oublier ?

— Il vaut peut-être mieux qu’il en ait été ainsi. Vous avez aussi beaucoup à me pardonner. Je dois vous dire…

C’était une des choses qu’il avait décidé de lui avouer. Il avait résolu de lui faire, dès le premier jour, deux aveux : il voulait d’abord qu’elle sût qu’il n’était pas si pur qu’elle, ensuite qu’il était impie. Si pénibles que fussent pour lui ces aveux, il était fermement décidé à les lui faire.

— Non, pas maintenant, plus tard, dit-il.

— C’est cela, plus tard, mais vous me le direz sûrement. Je ne redoute rien. J’ai besoin de tout savoir. Maintenant c’est fini.

Il acheva :

— C’est fini, et vous me prendrez tel que je suis. Vous ne vous dédirez pas ?

— Oui, oui.

Leur conversation fut interrompue par mademoiselle Linon qui, tout en dissimulant sa joie, venait en souriant tendrement complimenter son élève préférée. À peine fut-elle partie que les domestiques vinrent à leur tour apporter leurs félicitations. Ensuite arrivèrent des parents et commença cette heureuse agitation dont Lévine ne devait sortir que le lendemain de son mariage. Bien qu’il se sentît toujours mal à l’aise et ennuyé, la fièvre de son bonheur grandissait de plus en plus. Il avait conscience d’ignorer la plupart des choses qu’on lui demandait, aussi faisait-il tout ce qu’on lui disait et il s’en trouvait très heureux. Il avait pensé que ses fiançailles n’auraient rien de semblable aux autres, que les coutumes des fiançailles ordinaires gâteraient son bonheur si particulier, cependant il faisait ce que font tous les fiancés, et son bonheur, loin d’en être diminué, devenait de plus en plus particulier et ne ressemblait à aucun autre.

— Maintenant nous allons manger des bonbons, disait mademoiselle Linon, et Lévine allait acheter des bonbons.

— Eh bien ! je suis très heureux, lui disait Sviajskï ; je vous engage à acheter les fleurs chez Fomine.

— Ah ! vous croyez ?

Et il allait chez Fomine.

Son frère lui conseilla d’emprunter de l’argent lui disant qu’il aurait beaucoup de frais de cadeaux…

— Ah ! Il faut des cadeaux ? se dit-il, et il courut chez Fuldé.

Et chez le pâtissier, chez Fomine ou chez Fuldé, partout il voyait qu’on l’attendait, qu’on était heureux de le voir et qu’on fêtait son bonheur comme d’ailleurs chez tous ceux à qui il avait affaire en ces circonstances. Chose extraordinaire : Non seulement tout le monde semblait l’aimer, mais les personnes mêmes qui autrefois lui paraissaient antipathiques, froides ou indifférentes, l’admiraient, s’inclinaient en tout devant lui, se montraient avec lui timides et délicates et partageaient sa conviction qu’il était l’homme le plus heureux du monde parce que sa fiancée était au-dessus de toute perfection.

De son côté Kitty éprouvait les mêmes sentiments. La comtesse Nordston s’étant permis de dire qu’elle lui eût souhaité un meilleur parti, Kitty s’emporta tellement et prouva avec tant d’éloquence qu’elle n’aurait pu trouver mieux que Lévine, que celle-ci dut en convenir, et, en présence de Kitty, elle ne rencontrait plus Lévine qu’avec un sourire d’admiration.

L’explication qu’avait promise Lévine fut le seul incident pénible de cette heureuse période. Il consulta le vieux prince, et avec sa permission remit à Kitty son journal où se trouvait consigné ce qui le tourmentait. Il avait écrit ce journal à l’intention de sa fiancée future. Deux choses l’inquiétaient : son manque d’innocence et son impiété.

L’aveu d’impiété passa inaperçu. Kitty avait de la religion, elle n’avait jamais douté des vérités du dogme, mais l’impiété extérieure de son fiancé ne la touchait nullement. Elle connaissait toute son âme et grâce à son amour y voyait tout ce qu’elle voulait ; mais qu’un pareil état d’âme s’appelât impiété, cela lui était tout à fait égal.

L’autre aveu la fit pleurer abondamment.

Ce n’était pas sans lutte que Lévine s’était décidé à lui donner son journal. Il savait qu’entre lui et elle il ne pouvait exister de secrets, c’est pourquoi il avait résolu d’agir ainsi. Mais il ne se rendait pas compte de l’effet que cela produirait sur elle. Aussi quand un soir, passant chez eux avant d’aller au théâtre, il pénétra dans sa chambre et vit son visage triste et charmant, tout inondé de larmes, quand il se sentit la cause du malheur irréparable dont elle souffrait, seulement alors il comprit l’abîme qui séparait son honteux passé de sa pureté angélique, et il fut épouvanté de ce qu’il avait fait.

— Reprenez, reprenez ces horribles cahiers ! dit-elle en repoussant les feuillets qui étaient devant elle sur la table. Pourquoi me les avez-vous donnés ? Non, cela valait pourtant mieux — ajouta-t-elle saisie de pitié à la vue de son visage désespéré. — Mais c’est horrible, horrible !

Il baissa la tête et se tut, il ne pouvait rien dire.

— Vous ne me pardonnerez pas ? murmura-t-il.

— Si, je pardonne ; mais c’est horrible !

Cependant son bonheur était si grand que cet événement ne le brisa pas, il lui donna seulement une nouvelle nuance. Elle lui pardonnait, mais il sentait grandir son indignité, il s’inclinait devant elle, moralement, encore plus bas ; il appréciait encore davantage son bonheur immérité.