Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/15

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 330-337).


XV

Lévine reconduisit sa femme chez elle et se rendit chez Dolly.

Daria Alexandrovna était elle aussi bien agitée. Elle arpentait sa chambre de long en large et grondait sa fille qui, debout dans un coin, pleurait bruyamment.

— Tu resteras là toute la journée, tu dîneras seule, et tu ne verras pas une seule poupée, et tu n’auras pas de robe neuve, disait-elle, ne sachant plus quel châtiment lui infliger. C’est une méchante petite fille, dit-elle s’adressant à Lévine. Où a-t-elle pris ces vilaines habitudes ?

— Qu’a-t-elle fait ? demanda avec assez d’indifférence Lévine qui, voulant consulter Dolly sur ses propres affaires, était contrarié d’arriver si mal à propos.

— Elle et Gricha sont allés chercher des framboises et là-bas… Non, je ne peux pas te dire ce qu’elle a fait là-bas… Je regretterai toujours miss Elliot… Celle-ci n’observe rien, une vraie machine… Figure-toi que la petite…

Et Daria Alexandrovna raconta les méfaits de Macha.

— Cela ne prouve rien. Il ne s’agit pas de mauvaises habitudes, c’est tout simplement une gaminerie, dit Lévine pour la calmer.

— Mais qu’as-tu, toi ? tu as l’air ému. Qu’est-ce qui t’amène ici ?… Que s’est-il passé ?… demanda Dolly.

Au ton dont elle fit ces questions, Lévine sentit qu’il serait compris, et sa confidence lui devint plus facile.

— J’étais au jardin avec Kitty… Nous venons de nous quereller ; c’est la seconde fois depuis… l’arrivée de Stiva.

Dolly le regarda de ses yeux bons et intelligents.

— La main sur la conscience, dis-moi si ce monsieur a un ton qui puisse, non-seulement être désagréable, mais intolérable pour un mari ?

— Comment te dire… Reste dans le coin ! cria-t-elle à Macha qui ayant aperçu un léger sourire sur le visage de sa mère, s’était aussitôt retournée. — Selon les idées reçues dans le monde, il se conduit comme tous les jeunes gens : il fait la cour à une jeune et jolie femme, et son mari, homme du monde, doit en être flatté.

— Oui, oui, fit sombrement Lévine. Mais tu l’as remarqué ?

— Non seulement moi, mais Stiva m’a dit après le thé : Je crois que Veslovski fait un petit brin de cour à Kitty.

— Alors me voilà tranquille… je vais le chasser, dit Lévine.

— Es-tu fou ? s’écria Dolly avec terreur. À quoi penses-tu, Kostia ? Remets-toi, dit-elle en riant… Maintenant tu peux aller trouver Fanny, dit-elle à Macha. — Je t’en prie, laisse-moi parler à Stiva : il l’emmènera ; on peut lui dire qu’on attend du monde. En général, il n’est pas pour notre compagnie…

— Non, non, je m’en chargerai moi même.

— Mais tu te fâcheras avec lui.

— Non, cela m’amusera, dit Lévine les yeux brillants et gais. — Allons, Dolly, pardonne-lui, elle ne le fera plus, dit-il, montrant la petite criminelle qui n’allant pas chez Fanny, debout près de sa mère, attendait et cherchait son regard.

Sa mère la regarda. La fillette se jeta dans ses bras en sanglotant, et Dolly appuya sur sa tête sa main maigre et blanche.

« Il n’y a rien de commun entre lui et nous », pensa Lévine se mettant en quête de Veslovski.

En traversant le vestibule il donna l’ordre d’atteler la calèche pour partir à la gare.

— Les ressorts se sont cassés hier, répondit le valet.

— Alors le tarentass, mais au plus vite. Où est notre hôte ?

— Il est allé dans sa chambre.

Vassenka qui avait sorti divers objets de sa valise, posé sur la table des romances, nouvelles, mettait des guêtres pour monter à cheval, lorsque Lévine entra.

Le visage de celui-ci avait-il une expression particulière, ou Veslovski lui-même sentait-il que « ce petit brin de cour » n’était pas à sa place dans cette famille ? Toujours est-il qu’à l’entrée de Lévine, il parut aussi confus que peut l’être un homme du monde.

— Vous montez à cheval en guêtres ?

— Oui, c’est plus propre, répondit Veslovski ; celui-ci, sa jambe forte posée sur la chaise, achevait de boutonner sa guêtre, et souriait d’un air satisfait.

C’était au fond un si brave garçon, que Lévine se sentit honteux, en sa qualité de maître de maison, en remarquant la soudaine timidité du regard de son hôte.

Sur la table se trouvait une baguette qu’ils avaient coupée eux-mêmes le matin. Lévine s’en empara, et, ne sachant quelle contenance tenir, se mit à la casser en petits morceaux.

— Je voulais… Il s’arrêta. Mais soudain, se rappelant Kitty et tout ce qui s’était passé, il continua le regardant résolument dans les yeux : — J’ai fait atteler pour vous.

— Pourquoi ? Où allons-nous ? demanda Vassenka étonné.

— Pour vous mener à la gare, dit Lévine d’un air sombre et continuant à briser la baguette.

— Partez-vous ? Est-il survenu quelque chose de particulier ?

— Il est survenu, que j’attends du monde, dit Lévine déchirant de plus en plus rapidement entre ses doigts forts le bout de la baguette qui se fendillait. Ou plutôt non, je n’attends personne, mais je vous prie de partir, interprétez mon impolitesse comme bon vous semblera.

Vassenka se redressa.

— Je vous prie de m’expliquer… commença-t-il avec dignité, comprenant enfin.

— Je n’explique rien, et vous ferez mieux de ne pas me questionner, dit Lévine lentement, tâchant de retenir le tremblement convulsif de son visage ; et comme l’extrémité mince de la baguette était tout à fait brisée, il la prit par le gros bout, la fendit en deux et rattrapa le bout qui tombait.

La vue de ces mains, de ces muscles, dont le matin il avait pu apprécier la vigueur en faisant de la gymnastique et de ces yeux brillants, la voix grave et le tremblement des joues, probablement convainquirent Vassenka mieux que les paroles. Il haussa les épaules, sourit dédaigneusement salua, et dit :

— Pourrais-je voir Oblonskï ?

Le haussement d’épaules et le sourire n’offensèrent pas Lévine : « Qu’a-t-il encore à faire ? » pensa-t-il.

— Je vais vous l’envoyer, répondit-il.

— Mais cela n’a pas le sens commun ! s’écria Stépan Arkadiévitch lorsqu’il rejoignit Lévine au jardin où il se promenait, attendant le départ de son hôte, après avoir appris de son ami qu’il était chassé. — Mais c’est ridicule ! Quelle mouche t’a piqué ! C’est du dernier ridicule ! Si ce jeune homme…

Mais la place piquée par la mouche se trouvait encore si sensible que Lévine pâlit quand Stépan Arkadiévitch voulut lui donner des explications, et il l’interrompit vivement.

— Je t’en prie, pas d’explication. Je ne pouvais agir autrement. J’en suis désolé aussi bien à cause de toi que de lui ; mais pour lui ce n’est pas un grand malheur de partir et pour ma femme et pour moi sa présence devenait intolérable.

— Mais il est offensé ; et par-dessus tout c’est ridicule.

— Moi aussi, j’ai été offensé, je me suis tourmenté ; et comme, en somme, je ne suis pas coupable, je ne veux pas souffrir.

— Celle-là, je ne m’y attendais pas. On peut être jaloux, mais à ce point, c’est du dernier ridicule !

Lévine lui tourna le dos et continua à se promener dans l’allée. Bientôt il entendit le bruit du tarentass et vit passer au travers des arbres Vassenka assis sur du foin (le tarentass n’avait pas même de sièges), les rubans de son bonnet écossais flottant derrière lui à chaque secousse.

« Qu’est-ce encore ? » pensa Lévine voyant le domestique sortir en courant de la maison pour arrêter le tarentass. C’était afin d’y faire monter le mécanicien qu’on avait oublié. Celui-ci salua Vassenka, lui dit quelques mots puis monta auprès de lui dans le véhicule qui repartit.

Stépan Arkadiévitch et la vieille princesse étaient révoltés de la conduite de Lévine ; lui-même se sentait ridicule au plus haut degré, coupable et honteux ; mais en songeant à ce que Kitty et lui avaient souffert, il s’avoua que si c’était à refaire, il agirait de la même façon.

Malgré cette histoire, tous, à l’exception de la vieille princesse qui ne pardonnait pas encore cet acte à Lévine, se retrouvèrent extraordinairement animés et gais, comme des enfants après une punition ou des maîtres de maison après une pénible réception officielle. Le soir, en l’absence de la princesse, on parla de l’expulsion de Vassenka comme d’un événement lointain, et Dolly qui tenait de son père le don de raconter très drôlement fit rire aux larmes Varenka en lui racontant pour la troisième ou la quatrième fois, et toujours avec de nouveaux traits amusants, qu’elle avait réservé en l’honneur de leur hôte de nouveaux rubans et qu’au moment d’entrer au salon elle avait entendu un bruit de charrette.

Et qu’avait-elle vu ? Vassenka en personne, avec son bonnet écossais, ses romances, et ses guêtres, assis sur du foin.

— Si du moins on lui avait fait atteler une voiture ! Non. Tout à coup on crie : « Arrêtez ! » Enfin, on a eu pitié de lui, me dis-je… Pas du tout. C’est un gros Allemand qu’on lui donne pour compagnon… Et l’effet de mes rubans était manqué !