Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/18

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 129-138).


XVIII

Vronskï suivit le conducteur jusqu’au wagon et à la portière du coupé, il s’arrêta pour laisser passer une dame qui descendait.

Avec le tact particulier d’un homme du monde, Vronskï reconnut du premier coup d’œil que cette personne appartenait à la haute société. Il s’excusa et pénétra dans la voiture ; mais il éprouva le besoin de la regarder encore une fois, non à cause de sa beauté, de son élégance ou de la grâce discrète qui émanait de toute sa personne, mais parce qu’il avait remarqué, au moment où elle passait devant lui, l’expression douce et tendre de son joli visage. Quand il se retourna, elle aussi tourna la tête. Ses yeux gris et brillants, qui semblaient noirs à cause des sourcils très épais, s’arrêtèrent amicalement et attentivement sur son visage, comme si elle l’eût reconnu, et aussitôt se transportèrent sur la foule en mouvement comme y cherchant quelqu’un. Dans ce regard rapide, Vronskï remarqua aussitôt l’animation retenue qui se peignait sur son visage et dans ses yeux brillants et le sourire à peine visible qui glissa sur ses lèvres rouges.

Tout son être semblait déborder malgré elle dans l’éclat de son regard et la joie de son sourire. Elle s’efforça d’atténuer le feu de son regard, mais il continua de briller à son insu dans un imperceptible sourire.

Vronskï pénétra dans le wagon. Sa mère, une petite femme maigre aux yeux noirs, aux cheveux en papillotes, clignait des yeux en regardant fixement son fils, et souriait en pinçant ses lèvres fines.

Elle se leva de son fauteuil et après avoir remis à sa femme de chambre un petit sac, elle tendit à son fils sa petite main sèche, et lui prenant la tête entre les mains, lui baisa le visage.

— As-tu reçu mon télégramme ? Te portes-tu bien ? Dieu merci.

— Avez-vous fait un bon voyage ? Êtes-vous en bonne santé ? lui demanda son fils, s’asseyant près d’elle et écoutant malgré lui la voix féminine qui parlait près de la portière. Il savait que c’était la voix de cette dame qu’il venait de rencontrer sur le marchepied.

— Non. je ne suis pas de votre avis, disait la dame.

— C’est une façon de voir pétersbourgeoise, madame.

— Non, pas pétersbourgeoise, tout simplement féminine, répondait-elle.

— Eh bien ! Permettez-moi de baiser votre main.

— Au revoir, Ivan Petrovitch. Regardez donc, je vous prie, si mon frère n’est pas ici et envoyez-le-moi, dit la dame près de la portière, et elle rentra dans le coupé.

— Eh bien ! Avez-vous trouvé votre frère ? demanda la comtesse Vronskï s’adressant à la dame.

Vronskï comprit alors que c’était madame Karénine.

— Votre frère est ici, dit-il en se levant. Excusez-moi, je ne vous avais pas reconnue ; au reste, nous avons eu si peu l’occasion de nous rencontrer que probablement vous ne vous rappelez pas non plus de moi, dit Vronskï en saluant.

— Oh ! non, dit-elle, je vous ai reconnu parce qu’avec madame votre mère pendant tout le voyage nous n’avons fait que parler de vous, dit-elle, laissant enfin libre cours à son animation dans un sourire.

— Et mon frère n’est toujours pas là.

— Appelle-le donc, Alexis, dit la vieille comtesse.

Vronskï sortit sur le quai et cria :

— Oblonskï ! Par ici !

Mais madame Karénine n’attendit pas son frère, dès qu’elle l’aperçut, d’un pas décidé et léger, elle sortit du wagon, et, aussitôt qu’il fut près d’elle, d’un mouvement qui frappa Vronskï par sa résolution et sa grâce, elle l’attira rapidement en passant sa main gauche à son cou et l’embrassa fortement.

Vronskï ne la quittait pas des yeux, et sans savoir pourquoi, il souriait. Mais se rappelant que sa mère l’attendait, il remonta dans le wagon.

— N’est-ce pas qu’elle est charmante ? dit la comtesse. Son mari l’a installée avec moi et j’en ai été très contente. Toute la route nous avons bavardé ensemble. Eh bien ! et toi, on dit que vous filez le parfait amour. Tant mieux, mon cher, tant mieux.

— Je ne sais pas à quoi vous faites allusion, maman, répondit-il froidement. Eh bien, partons-nous ?

Madame Karénine entra de nouveau dans le wagon pour dire adieu à la comtesse.

— Eh bien, voilà, comtesse, vous avez trouvé votre fils et moi, mon frère, fit-elle gaiement ; au reste toutes mes histoires sont épuisées, je n’aurais plus rien à vous raconter.

— Mais non, dit la comtesse en lui prenant la main, avec vous je ferais le tour du monde et ne m’ennuierais pas. Vous êtes une de ces femmes charmantes avec qui l’on peut agréablement causer ou se taire. Et je vous en prie, ne pensez pas trop à votre fils ; il est impossible de ne jamais se séparer.

Madame Karénine se tenait debout, très droite, et ses yeux souriaient.

— Anna Arkadievna a un bambin de huit ans, expliqua la comtesse à son fils, et c’est la première fois qu’elle se sépare de lui ; elle se reproche sans cesse de l’avoir quitté.

— Oui, tout le temps nous avons causé avec la comtesse, elle de son fils et moi du mien, dit Anna Karénine, et de nouveau un sourire éclaira son visage, sourire plein de tendresse à son égard.

— Cela probablement vous a fort ennuyée, dit-il, lui renvoyant aussitôt la balle dans cet assaut de coquetterie.

Mais elle ne désirait évidemment pas continuer sur ce ton et elle s’adressa à la vieille comtesse :

— Je vous remercie beaucoup. Je ne me suis même pas aperçue comment la journée d’hier a passé. Au revoir, comtesse.

— Adieu, chère amie, répondit la comtesse. Permettez-moi de baiser votre joli visage et laissez-moi vous dire tout simplement, comme une vieille, que je vous aime.

Si banale que fût cette phrase, madame Karénine sembla y croire et s’en réjouit. Elle rougit, se pencha un peu, tendit son visage aux lèvres de la vieille comtesse, se dressa de nouveau et souriant toujours à la fois des yeux et des lèvres, elle tendit sa main à Vronskï. Il serra eette petite main et se réjouit, comme d’une faveur toute particulière, de la forte poignée de main qu’elle lui donna. Elle sortit d’un pas rapide et la légèreté de son allure offrait un singulier contraste avec la prestance majestueuse de sa personne.

— Charmante, dit la comtesse.

C’était également l’opinion de Vronskï. Il la suivit des yeux jusqu’au moment où disparut sa gracieuse silhouette, et le sourire s’arrêta sur son visage. Par la portière, il la vit s’approcher de son frère, poser sa main sur la sienne et lui parler avec animation ; évidemment la conversation roulait sur un sujet qui lui était tout à fait étranger ; il en éprouva un vif dépit.

— Eh bien, maman ? Vous êtes tout à fait bien portante ? répéta-t-il en s’adressant à sa mère.

— Tout va à merveille. Alexandre est charmant et Marie est devenue très belle ; elle est très intéressante.

Et de nouveau elle se mit à parler de ce qui l’occupait le plus : le baptême de son petit-fils, cause de son voyage à Pétersbourg, et la faveur particulière de l’empereur pour son fils aîné.

— Voici Laurent ! dit Vronskï en regardant par la portière. Voulez-vous que nous partions maintenant ?

Le vieux domestique qui voyageait avec la comtesse vint dans la voiture annoncer que tout était prêt et celle-ci se leva pour sortir.

— Allons, maintenant la foule s’est écoulée, dit Vronskï.

La femme de chambre prit le sac et le petit chien, le domestique et un porteur se chargèrent des autres colis. Vronskï donna le bras à sa mère. Mais tout à coup, comme ils sortaient du wagon, quelques hommes, la mine effarée, passèrent en courant devant eux, et à leur suite le chef de gare, coiffé d’un bonnet d’une couleur voyante, accourut aussi.

Évidemment, quelque chose d’extraordinaire venait de se passer. Les voyageurs du train couraient également.

— Quoi !… Qu’y a-t-il ?… Où s’est-il jeté ?…

— Est-il écrasé ? criait-on dans la foule.

Stépan Arkadiévitch, tenant sa sœur par le bras, était revenu aussi, tout effrayé ; et, pour éviter la foule, ils s’arrêtèrent à l’entrée du wagon. Les dames y entrèrent, Vronskï et Stépan Arkadiévitch suivirent la foule pour savoir ce qui s’était passé : un homme d’équipe, probablement ivre, ou trop emmitouflé à cause du grand froid, n’avait pas entendu le mouvement de recul du train et avait été écrasé.

Avant le retour de Vronskï et d’Oblonskï les dames apprirent ces détails par le domestique.

Oblonskï et Vronskï avaient vu tous deux le cadavre mutilé. Oblonskï en était tout bouleversé : son visage se contractait et il semblait prêt à pleurer.

— Ah ! quelle horreur ! Ah ! Anna, si tu avais vu ! Ah ! quelle horrible chose ! disait-il.

Vronskï se taisait, son beau visage était sérieux mais il gardait tout son calme.

— Ah ! si vous voyiez, comtesse ! disait Stépan Arkadiévitch… Et sa femme est ici !… C’est horrible de la voir !… Elle s’est jetée sur le corps… On dit qu’il nourrissait à lui seul une nombreuse famille… Ah ! quel malheur !

— Ne peut-on faire quelque chose pour elle ? fit d’une voix émue madame Karénine.

Vronskï la regarda et aussitôt sortit du wagon.

— Je reviens dans un instant, maman, ajouta-t-il en se retournant à la portière.

Quelques minutes après, quand il revint, Stépan Arkadiévitch parlait déjà à la comtesse de la nouvelle cantatrice, et la vieille femme regardait impatiemment vers la porte, attendant son fils.

— Maintenant, partons, dit Vronskï en entrant.

Ils sortirent ensemble. Vronskï marchait devant avec sa mère ; madame Karénine avec son frère les suivait.

Près de la voiture de Vronskï, le chef de gare le rejoignit :

— Vous avez remis au sous-chef deux cents roubles, veuillez spécifier à qui vous les destinez ? lui demanda-t-il.

— Mais à la veuve, dit Vronskï en haussant les épaules. Je suis étonné que vous me posiez cette question.

— Vous avez donné cela ? cria derrière lui Oblonskï ; et, serrant la main de sa sœur il ajouta : Très bien, très bien ! N’est-ce pas un brave garçon ? Au revoir, comtesse.

Et avec sa sœur, il s’arrêta cherchant la femme de chambre.

Quand ils sortirent, la voiture de Vronskï était déjà partie. Les voyageurs sortaient, causant encore de l’accident qui venait d’arriver.

— Voilà une mort terrible ! disait un monsieur, en passant devant eux. On dit qu’il a été coupé en deux…

— Je trouve au contraire que c’est la mort la plus belle ; elle est instantanée… remarquait un autre.

— Pourquoi donc ne prend-on pas plus de précautions ? objectait un troisième.

Madame Karénine s’assit dans la voiture et Stépan Arkadiévitch remarqua avec étonnement que ses lèvres tremblaient et qu’à grand peine elle retenait ses larmes.

— Qu’as-tu, Anna ? lui demanda-t-il quand ils eurent parcouru une centaine de mètres.

— C’est un mauvais présage, répondit-elle.

— Quelle sottise ! Te voici arrivée, c’est le principal… Tu ne peux t’imaginer combien j’espère en toi…

— Tu connais Vronskï depuis longtemps, demanda-t-elle ?

— Oui. Tu sais, nous espérons qu’il épousera Kitty.

— Ah ! fit doucement Anna. Eh bien, maintenant, causons de toi, ajouta-t-elle secouant la tête, comme pour en chasser quelque idée importune. Causons de tes affaires. J’ai reçu ta lettre et me voilà, je suis venue.

— Oui, tout mon espoir est en toi, dit Stépan Arkadiévitch.

— Eh bien, raconte-moi tout.

Et il la mit au courant de tout ce qui s’était passé.

Arrivés à la maison, Oblonskï fit descendre sa sœur, et avec un soupir, lui serra la main, puis il partit à son bureau.