Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/08

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 297-302).


VIII

Alexis Alexandrovitch ne trouvait rien de particulier ni d’inconvenant à ce fait que sa femme fût assise avec Vronskï à une table à part, et lui parlât avec animation, mais il remarqua qu’aux autres personnes, la chose avait paru inconvenante, c’est pourquoi lui aussi la jugea telle. Il résolut d’en parler à sa femme.

En rentrant à la maison, il passa dans son cabinet comme il le faisait ordinairement, s’assit dans un fauteuil, et ouvrit un livre sur la papauté, au passage marqué d’un coupe-papier. Il lut, comme à son habitude, jusqu’à une heure ; seulement de temps en temps, il frottait son large front et hochait la tête comme s’il eût été étonné de quelque chose. À l’heure habituelle il se leva, et fit sa toilette de nuit.

Anna Arkadievna n’était pas encore rentrée. Le livre sous le bras, il monta, mais, ce soir-là, au lieu de songer comme d’habitude aux affaires du service, il ne pensait qu’à sa femme, et cette pensée s’accompagnait de réflexions désagréables.

Contrairement à son habitude, il ne se mit pas au lit, mais les mains derrière le dos, il commença à marcher à travers les chambres.

Quand Alexis Alexandrovitch avait décidé qu’il était nécessaire de parler à sa femme, cela lui avait paru très facile et très simple, mais maintenant, en y réfléchissant, cela lui semblait difficile et embarrassant.

Il n’était pas jaloux. La jalousie, selon lui, était une offense pour la femme, et il fallait avoir confiance. Pourquoi fallait-il avoir confiance, c’est-à-dire avoir l’assurance complète d’être toujours aimé de sa femme, il ne se le demandait pas, mais il ne ressentait pas de méfiance, c’est pourquoi il avait confiance et se disait qu’on doit en avoir. Et maintenant, bien que sa conviction fût que la jalousie est honteuse et que la confiance est nécessaire, il se sentait en face d’une situation illogique, embrouillée et ne savait que faire. Il était en face de la vie, il envisageait la possibilité que sa femme en aime un autre que lui et cela lui semblait un fait incohérent et incompréhensible, parce que c’était la vie elle-même.

Alexis Alexandrovitch avait toujours vécu et travaillé dans les sphères du fonctionnarisme, où l’on ne rencontre qu’une vie factice, et chaque fois qu’il se heurtait à la vie elle-même, il s’en écartait. Maintenant il éprouvait un sentiment semblable à celui qu’éprouverait un homme qui, d’ordinaire, franchit un abîme sur un pont et, tout à coup, s’aperçoit que ce pont est détruit et que l’abîme est à ses pieds. L’abîme c’était la vie elle-même, le pont, cette vie artificielle que vivait Alexis Alexandrovitch. Pour la première fois, se présentait à lui la possibilité que sa femme aimât quelqu’un et cette idée l’effrayait.

Sans se déshabiller, il marchait à pas réguliers et sonores, sur le parquet de la salle à manger, éclairée seulement d’une lampe, sur le tapis du salon obscur où la lumière se reflétait seulement sur son grand portrait fait récemment et suspendu au-dessus du divan, et à travers son cabinet de travail où brûlaient deux bougies éclairant les portraits de ses parents et de ses amis et les jolis bibelots si familiers de sa table de travail. Traversant la chambre de sa femme, il arrivait jusqu’à la porte de sa chambre à coucher et retournait sur ses pas. À chaque instant, surtout sur le parquet de la salle à manger, il s’arrêtait et se disait : « Oui, il faut élucider la question et se décider. » Et il retournait sur ses pas. « Mais qu’élucider ? Quelle décision prendre ? » se disait-il au salon, et il ne trouvait pas la réponse. « Enfin, se demandait-il avant d’entrer dans son cabinet, qu’est-il arrivé ? Rien. Elle a causé longtemps avec lui. Eh bien, quoi ? Une femme ne peut-elle pas parler à quelqu’un dans le monde ? Et puis, la jalousie est humiliante pour elle comme pour moi. » Mais ce raisonnement qui, auparavant, avait pour lui tant de poids, lui paraissait maintenant dénué de sens. Arrivé à la porte de la chambre à coucher, il retournait de nouveau sur ses pas et aussitôt qu’il entrait dans l’ombre du salon, une voix intérieure lui disait que cette idée était fausse et que si les autres avaient fait des remarques, c’est qu’il y avait quelque chose. Et de nouveau dans la salle à manger, il se disait : « Oui, il faut décider, exprimer mon opinion », puis à l’entrée du salon il se demandait : « Que décider ? » et ensuite : « Qu’est-il arrivé ? Rien », et il se rappelait que la jalousie est un sentiment humiliant pour la femme ; mais de nouveau, dans le salon, il se persuadait que quelque chose était arrivé. Ces idées, comme son corps, tournaient dans un cercle sans pouvoir en sortir. Il le remarqua, se frotta le front et s’assit dans son cabinet.

Là, en regardant sa table avec le buvard posé dessus et le billet commencé, ses idées, soudain, prirent un autre cours. Il commença à penser à sa femme, à ce qu’elle pouvait penser et sentir. Pour la première fois, il se représentait vivement sa vie personnelle, ses pensées, ses désirs, et l’idée qu’elle pût avoir sa vie particulière lui sembla si terrible, qu’il se hâta de la chasser. C’était cet abîme qu’il avait peur de regarder. Envisager les pensées et les sentiments d’un autre être lui était un acte moral étranger, il le considérait comme quelque chose de nuisible et de dangereux. « Et le plus terrible, pensa-t-il, c’est que c’est peut-être maintenant, au moment où je touche au but de mon œuvre (il pensait au projet de loi qu’il était en train de faire passer), alors que j’ai besoin de tout mon calme, de toute ma force morale, que tombe sur moi ce trouble insensé. Mais que faire ? Je ne suis pas de ces gens qui n’ont pas la force de regarder en face les ennuis et les dangers ! Je dois réfléchir, décider et agir », termina-t-il à haute voix.

« Ses sentiments, ce qui se passe ou peut se passer dans son âme, c’est affaire de sa conscience et cela relève de la religion », se dit-il soudain, soulagé d’avoir trouvé cette section du code à laquelle appartenait la nouvelle circonstance qui l’occupait.

« Ainsi, se dit-il, la question de ses sentiments relève de sa conscience, où je n’ai rien à voir, et mon devoir est très clairement défini. Comme chef de la famille, je suis obligé de la guider, et c’est pourquoi j’ai quelque responsabilité ; je dois lui montrer le danger que je vois, l’en garantir, même en usant de mon autorité ». Et dans la tête d’Alexis Alexandrovitch s’élaborait tout ce qu’il dirait à sa femme. En y réfléchissant, il regrettait de devoir dépenser son temps et son esprit aux choses qui n’intéressaient que la famille ; cependant, dans sa tête, se formait clairement et nettement, comme un rapport, la forme et la logique de ce qu’il dirait : « Je dois dire et exposer les choses suivantes : D’abord, l’impression de l’opinion publique ; les convenances ; ensuite, l’importance religieuse du mariage ; puis, s’il le faut, l’aperçu des malheurs qui pourraient menacer l’enfant ; enfin, mettre en jeu son propre malheur » ; et joignant les mains, Alexis Alexandrovitch fit craquer ses doigts aux articulations.

Cette mauvaise habitude de joindre les mains et de faire craquer les doigts le calmait toujours et le ramenait à l’état de calme qui maintenant lui était si nécessaire. Soudain, il entendit le bruit d’une voiture qui s’approchait du perron ; il s’arrêta au milieu de la salle. Des pas de femme se faisaient entendre dans l’escalier. Alexis Alexandrovitch, prêt à prononcer son discours, était debout, les mains croisées, écoutant si quelque articulation n’allait point craquer.

An bruit des pas légers dans l’escalier, il la sentait s’approcher et, bien que satisfait de son discours, il ressentait quelque gêne devant l’explication à faire.