Anna Karénine (trad. Bienstock)/II/16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 348-355).


XVI

En revenant à la maison Lévine demanda tous les détails sur la maladie de Kitty et les plans des Stcherbatzkï, et, bien qu’il eût été honteux de se l’avouer, ce qu’il apprenait lui était agréable. Il était heureux parce que c’était un nouvel espoir et surtout parce que celle qui lui avait fait tant de peine souffrait à son tour. Mais quand Stépan Arkadiévitch se mit à parler des causes de la maladie de Kitty et mentionna le nom de Vronskï, Lévine l’interrompit.

— Ces détails de famille ne me regardent nullement et, à vrai dire, ne m’intéressent pas.

Stépan Arkadiévitch eut un sourire imperceptible à ce changement subit, et qu’il connaissait bien, du visage de Lévine devenu aussi sombre qu’il était gai un instant auparavant.

— Tu as déjà terminé avec Riabinine à propos du bois ? demanda Lévine.

— Oui, il m’en donne un bon prix, trente-huit mille roubles : huit mille d’avance et le reste échelonné en six années. Il y avait longtemps que je cherchais, personne ne m’en donnait plus.

— C’est-à-dire que tu as donné ta forêt pour rien dit simplement Lévine.

— Comment pour rien ? fit Stépan Arkadiévitch avec un bon sourire, sûr que maintenant Lévine ne trouverait rien de bien.

— Parce que la forêt vaut au moins cinq cents roubles la déciatine, reprit Lévine.

— Ah ! ces propriétaires ruraux ? dit en plaisantant Stépan Arkadiévitch. Il est drôle votre ton de mépris envers nous citadins ! Et quand il faut faire une affaire c’est nous qui sommes les plus habiles. Crois-moi, j’ai tout calculé, et la forêt est bien vendue, j’ai même peur que l’autre ne se dédise. Après tout ce n’est pas une forêt de mâts ! dit Stépan Arkadiévitch, désirant par le mot «mâts » convaincre tout à fait Lévine de l’injustice de ses doutes. Mais c’est du bois ordinaire. Et il n’y en aura pas plus de trente sagènes[1] par déciatine. Et il m’en donne deux cents roubles.

Lévine eut un sourire de mépris. « Je connais, pensa-t-il, cette manie commune à tous les habitants des villes qui, ayant deux fois en dix ans séjourné à la campagne en ont retenu deux ou trois expressions, et les emploient à tort et à travers, fermement convaincus qu’ils savent tout : la forêt de mâts, il y en aura trente sagènes. Ils prononcent ces mots sans les comprendre. »

— Je ne te ferai pas la leçon sur ce que tu écris là-bas, dans ta chancellerie, dit-il, et s’il est nécessaire je m’en instruirai près de toi, mais toi tu es convaincu que tu t’y connais très bien en bois ; et c’est une chose si difficile ! Est-ce que tu as compté les arbres ?

— Comment compter les arbres ? fit en riant Stépan Arkadiévitch désirant dissiper la mauvaise humeur de son ami. « Compter les grains de sable et les rayons des planètes, une intelligence supérieure le pourrait-elle ? » déclama-t-il.

— Oui, mais l’intelligence de Riabinine le peut, et pas un marchand n’achètera un bois sans compter, si on ne le lui donne gratuitement, comme toi. Je connais ta forêt ; je chasse par là chaque année ; et elle vaut cinq cents roubles la déciatine, argent comptant, et il t’en donne deux cents roubles à échéances. Alors tu lui fais cadeau de trente mille roubles.

— Allons, n’exagère pas, dit piteusement Stépan Arkadiévitch. Pourquoi donc personne n’a-t-il voulu m’en donner davantage ?

— Parce que tous se sont entendus avec le marchand, il les a payés pour cela. J’ai eu affaire à eux tous ; je les connais. Ce ne sont pas des marchands mais des sangsues. Ils ne s’engagent même pas dans une affaire où ils pourraient gagner 10 ou 15 pour 100 ; ils attendent afin d’acheter un rouble pour Correction (×) : « dix » → « vingt » (coquille : d’autres traductions donnent 20, comme l’annotation manuscrite sur le fac similé.)
kopeks.

— Eh bien, laissons cela. Tu n’es pas de très bonne humeur.

— Pas du tout, dit sombrement Lévine, comme ils approchaient de la maison.

Près du perron stationnait un petit cabriolet bien cerclé de fer, attelé d’un cheval bien nourri.

Le commis de Riabinine, qui servait en même temps de cocher, était dans la voiture, serré dans son cafetan, et tenait les rênes.

Riabinine lui-même était déjà dans la maison et vint au-devant des deux amis dans le vestibule. C’était un homme grand, maigre, d’âge moyen ; il portait la moustache et son menton proéminent était rasé ; ses yeux étaient saillants et ternes. Il était vêtu d’un long paletot bleu avec des boutons plus bas que les reins et chaussé de hautes bottes plissées sur les talons et tirées sur les mollets, mises dans des galoches. Il s’avança en s’essuyant le visage avec son mouchoir et rajustant son paletot qui pourtant tenait très bien, et avec un sourire calme tendit la main à Stépan Arkadiévitch, comme s’il voulait attraper quelque chose.

— Ah ! vous voilà arrivé ! dit Stépan Arkadiévitch en lui serrant la main. C’est bon.

— Je n’ai pas voulu manquer de parole à Votre Excellence, bien que les routes soient très mauvaises ; je vous jure que j’ai fait la plus grande partie du chemin à pied, mais je suis venu à temps. Constantin Dmitritch, mes respects, s’adressa-t-il à Lévine en tâchant de lui attraper la main. Mais Lévine, fronçant les sourcils fit semblant de ne pas remarquer son geste et sortit les bécasses de son carnier. Vous vous êtes amusés à chasser. Quel oiseau ? ajouta Riabinine en regardant avec mépris les bécasses. Le goût en est bon ! Et il hocha la tête d’un air de douter de la valeur de la chose.

— Veux-tu venir dans mon cabinet ? dit en français Lévine à Stépan Arkadiévitch, en fronçant les sourcils d’un air sombre.

— Passez dans le cabinet, vous causerez là-bas.

— C’est bien.

— Où il vous plaira, dit Riabinine avec une dignité méprisante comme s’il voulait faire sentir que s’il était difficile pour d’autres de savoir quelle contenance tenir, lui ne s’embarrassait de rien.

En entrant dans le cabinet, Riabinine, par habitude, regarda autour de lui, comme pour chercher l’icone ; mais l’ayant trouvée, il ne se signa pas. Il parcourut du regard les armoires et les rayons de livres, et comme pour les bécasses, il eut un sourire de mépris, n’admettant pas l’utilité de tout cela.

— Eh bien ! Avez-vous apporté de l’argent ? demanda Oblonskï. Asseyez-vous.

— Nous avons l’argent. Je suis venu pour vous voir, pour causer.

— Causer de quoi ? Mais asseyez-vous donc.

— Oui, dit Riabinine en s’asseyant et s’accoudant sur le dossier de la chaise, de la façon la plus incommode. Il faut me faire une concession… c’est très cher. Quant à l’argent il est prêt jusqu’au dernier kopek… Pour l’argent il n’y a jamais de retard.

Lévine, qui pendant ce début de la conversation avait rangé son fusil dans le placard, était déjà près de la porte, mais à ces paroles du marchand, il s’arrêta.

— Et c’est pourquoi vous prenez la forêt pour rien, dit-il. Il est venu trop tard, c’est moi qui aurais dû faire le prix.

Riabinine se leva, et souriant, sans mot dire, il regarda Lévine de haut en bas.

— Il est très dur Constantin Dmitritch, dit-il en continuant de sourire, et s’adressant à Stépan Arkadiévitch. On ne peut rien lui acheter définitivement. J’ai marchandé son froment et lui en offrais un bon prix.

— Pourquoi vous donnerais-je gratuitement mon bien ? Je ne l’ai pas volé.

— Faites excuse ; de nos jours il est impossible de voler. Aujourd’hui tout se fait honnêtement et ouvertement, vraiment on ne peut pas voler. Nous avons discuté honnêtement. Il demande un prix très élevé pour la forêt. Je le prie de rabattre un peu.

— Mais l’affaire est-elle terminée oui ou non ? Si oui, il n’y a rien à marchander, si non, c’est moi qui achète la forêt.

Le sourire disparut aussitôt du visage de Riabinine. L’expression rapace et cruelle du vautour l’y remplaça. Ses doigts agiles, osseux, déboutonnèrent son paletot, laissant voir la blouse, un morceau du gilet et la chaîne de montre, et il tira rapidement un gros portefeuille usé.

— S’il vous plaît, le bois est à moi ; et, se signant rapidement, il tendit la main. Prenez l’argent, le bois est à moi. Voilà comment Riabinine achète. Il ne compte pas ses kopeks, dit-il en fronçant les sourcils et agitant son portefeuille.

— À ta place je ne me hâterais pas, dit Lévine.

— Impossible, objecta Oblonskï, j’ai donné ma parole.

Lévine sortit en faisant claquer la porte. Riabinine regarda du côté de la porte et hocha la tête avec un sourire.

— La jeunesse… c’est un enfantillage. J’achète, croyez-en mon honneur, comme ça, pour la gloire, pour que ce soit Riabinine et pas un autre qui achète la forêt d’Oblonskï, et Dieu sait si je rentrerai dans mon argent. Croyez-moi, au nom de Dieu. S’il vous plaît, il faudrait faire un papier…

Une heure après, le marchand serré dans son pardessus boutonné jusqu’au menton, le papier en poche, s’asseyait, bien enveloppé, dans son cabriolet et partait chez lui.

— Ah ! ces seigneurs ! fit-il à son intendant, quel tourment !

— Oh ! oui, confirma l’employé en lui passant les guides et boutonnant le tablier de cuir. Je vous félicite pour cet achat, Mikhaïl Ignatitch.

— Bon, bon…

  1. Une sagène vaut à peut près deux mètres ; on mesure le bois de chauffage en sagènes cubes.