Anna Karénine (trad. Bienstock)/IV/14

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 16p. 356-363).


XIV

Une fois Kitty partie, Lévine ressentit une telle inquiétude, un tel désir d’arriver plus vite, plus vite au lendemain matin, au moment où il la reverrait et s’unirait à elle pour toujours, qu’il s’effraya comme de la mort des quatorze heures qu’il devait passer sans elle. Il éprouvait le besoin d’être avec quelqu’un, de causer afin de ne pas être seul et tromper l’attente. Stépan Arkadiévitch eût été pour lui l’interlocuteur le plus agréable, mais il allait, disait-il, à une soirée ; en réalité, il allait assister au ballet. Lévine réussit seulement à lui dire qu’il était heureux, qu’il l’aimait et qu’il n’oublierait jamais ce qu’il avait fait pour lui. Le regard et le sourire de Stépan Arkadiévitch montrèrent à Lévine qu’il le comprenait entièrement.

— Eh bien ! tu ne songes plus à mourir ! dit-il, en serrant avec attendrissement la main de Lévine.

— Non, non ! fit celui-ci.

Daria Alexandrovna, en lui disant adieu, eut aussi l’air de le féliciter quand elle lui dit :

— Comme je suis heureuse que vous vous soyez rencontré de nouveau avec Kitty ! Il faut s’en tenir aux vieilles amitiés.

Ces paroles furent désagréables à Lévine. Daria Alexandrovna ne pouvait pas comprendre à quelle hauteur inaccessible pour elle il plaçait son bonheur, aussi n’aurait-elle pas dû oser en parler devant lui. Lévine prit congé d’eux, mais ne pouvant rester seul il s’accrocha à son frère.

— Où vas-tu ?

— Moi, au conseil.

— Eh bien, je t’accompagne, veux-tu ?

— Pourquoi pas ? Allons, dit en souriant Serge Ivanovitch. Qu’as-tu donc aujourd’hui ?

— Moi ? C’est le bonheur ! — répondit Lévine en abaissant la glace de la voiture. — Cela ne te gêne pas ? On étouffe ! C’est le bonheur ! Pourquoi ne t’es-tu pas marié ?

Serge Ivanovitch sourit.

— Je suis très heureux pour toi… et je crois que c’est une brave fille… commença Serge Ivanovitch.

— Ne dis rien ! Ne dis rien ! cria Lévine, saisissant à deux mains le col de sa pelisse et lui en fermant la bouche.

« C’est une brave fille. » Ces paroles si simples, si banales ne correspondaient point à ses sentiments. Serge Ivanovitch rit gaiement, ce qui arrivait rarement.

— Cependant, laisse-moi te dire que j’en suis très heureux…

— Demain, demain, rien de plus ce soir ! Rien, rien, le silence, dit Lévine en lui fermant de nouveau la bouche avec le col de sa pelisse ; et il ajouta : — Je t’aime beaucoup… peut-on aller avec toi au conseil ?

— Sans doute, on peut.

— Que discute-t-on aujourd’hui ? demanda Lévine sans cesser de sourire.

Ils arrivèrent au conseil. Lévine écouta le secrétaire lire en bégayant le procès-verbal qu’évidemment il ne comprenait pas lui-même ; mais à sa physionomie il jugea que ce secrétaire était un bon et brave homme. Cela se voyait à la gêne qu’il éprouvait en lisant le procès-verbal. Ensuite commencèrent les discours. On discuta la fixation de sommes quelconques, et la pose de tuyaux également quelconques, et Serge Ivanovitch prit à partie deux membres du conseil contre lesquels il prononça victorieusement un long discours.

Un autre personnage, en s’aidant de notes écrites, commença à parler d’abord timidement, puis avec beaucoup de verve et d’agrément. Ensuite Sviajskï (il se trouvait là aussi) prononça une allocution pleine de noblesse et d’élégance. Lévine en les écoutant sentait bien que les sommes d’argent et les tuyaux dont ils parlaient n’avaient aucune importance pour eux, que tous ces braves gens ne discutaient pas du tout, mais qu’ils prenaient seulement ces prétextes pour se réunir ensemble. Personne n’éprouvait de gêne, et tout le monde se sentait à l’aise. Chose remarquable, Lévine, ce jour-là, pénétrait l’âme de chacun, grâce à de légers indices qu’autrefois il ne remarquait pas ; et il voyait clairement que tous étaient très bons. Aujourd’hui surtout il les trouvait particulièrement aimables rien qu’à la façon dont ils lui parlaient, à la tendresse affectueuse avec laquelle tous le regardaient ; même des gens qu’il ne connaissait pas lui semblaient sympathiques.

— Eh bien ! es-tu content ? lui demanda Serge Ivanovitch.

— Oui je n’aurais jamais cru que ce fût aussi intéressant. C’est vraiment très bien, très agréable. Sviajskï s’approcha de Lévine et l’invita à venir prendre le thé chez lui.

Lévine ne pouvait à ce moment comprendre ou se rappeler ce qui le choquait en Sviajskï ni pourquoi celui-ci le recherchait. Il ne voyait en lui qu’un homme intelligent et extraordinairement bon.

— Avec plaisir, dit-il, et il s’informa de la santé de sa femme et de sa belle-sœur, et, par une étrange suggestion, comme dans son imagination l’idée de la belle-sœur de son ami s’unissait à celle de mariage, il songea qu’il ne pourrait trouver mieux que la femme et la belle-sœur de celui-ci pour parler de son bonheur, et il se sentit tout heureux d’aller chez eux.

Sviajskï le questionna sur les affaires de la campagne, se refusant, comme toujours, à croire à la possibilité de trouver quelque chose qui n’existât pas déjà en Europe ; dans les conditions présentes Lévine ne s’en trouva nullement froissé.

Au contraire il sentait que Sviajskï avait raison ; à vrai dire toute cette affaire était pour lui bien mesquine, et il appréciait la réserve avec laquelle son ami exprimait ses arguments.

Mesdames Sviajskï se montrèrent particulièrement aimables ; il sembla même à Lévine qu’elles savaient déjà tout mais que par délicatesse elles évitaient d’aborder ce chapitre. Il resta chez eux une heure, deux heures, trois heures, causant de sujets divers, mais il n’avait d’autre pensée que celle qui remplissait son âme, et ne remarquait pas qu’il les ennuyait horriblement et que depuis longtemps, ils avaient envie de dormir. Enfin Sviajskï l’accompagna jusqu’à l’antichambre en bâillant, très étonné au fond de l’état étrange dans lequel était son ami.

Il était plus d’une heure. Lévine rentra à l’hôtel effrayé à l’idée de l’emploi qu’il ferait des dix heures qui lui restaient encore à attendre. Le valet de service qui ne dormait pas lui alluma ses bougies puis voulut s’en aller.

Mais Lévine l’arrêta. Ce valet nommé Egor, que jusqu’alors Lévine n’avait pas remarqué, lui parut fort intelligent et lui fit l’effet d’être un brave et bon garçon.

— Eh bien ! Egor, c’est dur de veiller ?

— Qu’y faire ! c’est notre métier. Chez des particuliers on est plus tranquille, mais ici, on gagne davantage.

Lévine apprit qu’Egor avait une famille composée de trois garçons et d’une fille, couturière, qu’il voulait marier à un ouvrier sellier.

À ce propos il exprima à Egor son idée que dans le mariage, la chose principale c’est l’amour, qu’avec l’amour on est toujours heureux, parce que le bonheur n’est qu’en nous-mêmes. Egor écoutait attentivement, et comprenait certainement l’idée de Lévine, mais pour le montrer il fit cette observation tout à fait inattendue que, quand il vivait chez de bons maîtres, il était toujours content d’eux, et que maintenant encore il était très content de son patron, bien que ce fût un Français.

« Quel brave homme ! » pensait Lévine.

— Eh bien ! Egor, et toi, quand tu t’es marié, aimais-tu ta femme ?

— Comment aurais-je pu ne pas l’aimer ? repartit Egor.

Et Lévine voyait qu’Egor était lui aussi dans un état de surexcitation et qu’il était prêt à lui dévoiler ses sentiments les plus intimes.

— Ma vie aussi a toujours été extraordinaire ! Depuis mon enfance… commença-t-il les yeux brillants, évidemment gagné par l’enthousiasme de Lévine, contagieux comme le bâillement.

Mais à ce moment une sonnette retentit. Egor partit et Lévine resta seul. Il avait peu mangé au dîner ; chez Sviajskï il avait refusé le thé et le souper, mais il ne pouvait même penser à manger. Bien qu’il n’eût pas dormi de la nuit précédente, il n’éprouvait nullement le besoin de se reposer. Dans sa chambre il faisait froid, néanmoins la chaleur l’étouffait. Il ouvrit les deux vasistas et s’assit sur la table, en face. Derrière les toits couverts de neige on apercevait une croix ciselée, et plus haut le triangle de la constellation du Cocher, avec l’étoile jaune pâle la Chèvre. Tout en regardant tantôt la croix, tantôt les étoiles, il aspirait l’air glacial qui pénétrait régulièrement dans la chambre et suivait comme dans un rêve les images qui passaient dans son imagination. Il était plus de trois heures quand il entendit des pas dans le corridor ; il regarda à la porte : c’était un joueur qu’il connaissait, Miaskine, qui rentrait du cercle. Il marchait en toussotant, l’air sombre, les sourcils froncés. « Pauvre malheureux ! » pensa Lévine ; et des larmes de tendresse et de pitié pour cet homme lui montèrent aux yeux. Il aurait voulu lui parler, le consoler, mais, se souvenant qu’il était en chemise, il revint s’asseoir près des vasistas pour se baigner dans l’air frais et regarder cette croix d’une forme merveilleuse qui dans le silence de la nuit prenait pour lui une importance particulière ainsi que la belle étoile jaune pâle. Vers six heures le cireur se mit à frotter le parquet. Les cloches d’une église se firent entendre.

Lévine commença à sentir le froid. Il ferma les vasistas, fit sa toilette, s’habilla et sortit dans la rue.