Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/08

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 54-59).


VIII

Anna, dans cette première période de délivrance morale et de retour à la santé, se sentait impardonnablement heureuse et pleine de la joie de vivre. Le souvenir du mal qu’elle avait fait à son mari ne troublait pas même son bonheur. Ce souvenir, d’une part, était trop terrible pour qu’elle osât y penser, et d’autre part, le malheur de son mari lui valait un trop grand bonheur pour qu’il lui fût possible d’en avoir du remords.

Le souvenir de tout ce qui s’était passé après sa maladie : sa réconciliation avec son mari, la rupture, la blessure de Vronskï, son retour, les préparatifs du divorce, le départ de la maison de son mari, les adieux à son fils, tout cela lui paraissait un cauchemar maladif dont son voyage à l’étranger, seule avec Vronskï, l’avait délivrée.

Le souvenir du mal qu’elle avait fait à son mari provoquait en elle une sorte de haine, quelque chose de semblable à ce qu’éprouve celui qui se noie en repoussant l’homme qui s’accroche à lui. Cet homme se noie, certes, c’est un mal pour lui, mais c’est pour l’autre l’unique moyen de salut ; à quoi bon revenir sur ces horribles détails ?

Dès les premiers moments de la rupture, et maintenant au souvenir du passé, un seul raisonnement la calmait : « C’est moi, se disait-elle, qui ai fait le malheur de cet homme, mais du moins, je n’en profiterai pas. Je souffrirai aussi. Je renonce désormais, à tout ce qui avait pour moi le plus de prix : ma réputation et mon fils. Puisque j’ai péché, je ne veux ni le bonheur ni le divorce. Je supporterai la honte et la séparation de mon fils. »

Mais malgré son sincère désir de souffrir, Anna n’y parvenait pas. Elle n’éprouvait aucune honte. Avec le tact qui les caractérisait tous deux, ils évitaient à l’étranger la société russe et tout ce qui aurait pu les mettre dans une fausse situation, et partout ils ne voyaient que les gens qui feignaient de comprendre leur situation, bien mieux qu’eux-mêmes ne la comprenaient. Quant à la séparation d’avec son fils qu’elle aimait beaucoup cependant, elle n’en souffrit pas non plus les premiers temps. Sa petite fille était si gentille et elle s’y était tellement attachée depuis qu’elle n’avait plus qu’elle, que rarement elle pensait à son fils.

En raison du besoin de vivre qui se faisait sentir en elle d’une façon plus pressante depuis sa guérison, en raison aussi des conditions de ce genre de vie dont elle ressentait toute la nouveauté et tout le charme, Anna se sentait impardonnablement heureuse. Plus elle connaissait Vronskï, plus elle l’aimait. Elle l’aimait non seulement pour lui-même, mais parce qu’elle se sentait aimée de lui. Sa possession entière était pour elle un plaisir toujours nouveau, sa présence lui était toujours agréable. Chacun des traits de son caractère, qu’elle connaissait de mieux en mieux, lui paraissait charmant ; son extérieur même, depuis qu’il avait quitté l’uniforme, lui plaisait comme à une jeune amoureuse. En tout ce qu’il disait, faisait et pensait elle voyait quelque chose de noble et de supérieur. Elle s’effrayait presque de cette admiration excessive et cherchait vainement, en lui, quelque trait désavantageux. Mais elle n’osait pas lui montrer qu’elle avait conscience de sa propre infériorité. Il lui semblait que s’il le savait, il cesserait plus vite de l’aimer, et bien que son appréhension ne fût nullement fondée, rien actuellement ne lui semblait plus terrible que la perte de son amour. Toutefois elle ne pouvait lui céler sa reconnaissance pour sa conduite envers elle, ni combien elle l’appréciait. Lui, à qui elle attribuait une vocation si marquée pour la carrière politique, où il devait jouer un rôle important, n’avait pas hésité à lui sacrifier son ambition sans jamais se laisser aller, depuis, à formuler le moindre regret. Jamais au contraire il ne s’était montré aussi respectueux, aussi tendre, aussi préoccupé de la crainte qu’elle ne souffrît de sa situation. Lui, cet homme si absolu, non seulement ne lui faisait jamais la plus petite objection, mais ne manifestait aucune volonté, et ne paraissait soucieux que de prévenir ses désirs. Comment n’aurait-elle pas été reconnaissante, bien que cette incessante préoccupation dont elle était l’objet, ces soins assidus dont il l’entourait lui fussent parfois un peu pénibles.

Quant à Vronskï, en dépit de la réalisation de ses vœux les plus ardents, il n’était pas complètement heureux. Il ne tarda pas à s’apercevoir que la satisfaction de son désir ne lui donnait qu’une faible parcelle de cette immense félicité qu’il avait espérée. L’éternelle erreur des gens qui s’imaginent que le bonheur consiste dans la réalisation de leurs désirs lui apparut alors dans toute sa vanité. Tout d’abord lorsqu’il avait dépouillé l’uniforme, il avait senti tout le charme inconnu pour lui de sa liberté et, en particulier, de la liberté de l’amour. Il avait été alors vraiment heureux. Mais ce bonheur fut de courte durée. Il sentit bientôt naître l’angoisse dans son âme. Il voulut se trouver des désirs, leur assigner un but. Malgré lui il s’attacha à des caprices passagers, les prenant pour des aspirations sérieuses. Il lui fallait employer son temps à l’étranger, en pleine liberté, hors des cercles et des devoirs mondains qui remplissaient sa vie à Pétersbourg. Il ne pouvait plus songer à ces distractions de célibataires auxquelles il avait eu recours lors de ses précédents voyages à l’étranger ; une seule tentative de ce genre : un souper à une heure avancée, avec des amis, avait provoqué chez Anna un véritable désespoir. Il lui était interdit également d’entrer en relation avec la société russe ou indigène en raison de leur situation. Quant aux curiosités du pays, outre qu’il les connaissait déjà, il n’y attachait pas, en qualité de Russe et d’homme d’esprit, l’importance excessive d’un Anglais. Et comme un animal affamé se précipite sur tout ce qui lui tombe sous la dent, espérant trouver de quoi se rassasier, inconsciemment Vronskï se jetait tantôt sur la politique, tantôt sur les livres nouveaux, tantôt sur la peinture.

Il avait, dans sa jeunesse, montré des dispositions pour la peinture, et, ne sachant comment dépenser son argent, il s’était composé une collection de gravures. Ce fut à l’idée de peindre qu’il s’arrêta, et ce travail servit d’aliment à ses forces intellectuelles inutilisées. Il comprenait l’art, avait du goût et y joignait un don d’imitation qu’il prenait pour des facultés artistiques. Il hésita quelque temps entre la peinture historique et religieuse, le genre ou le réalisme ; enfin il se mit au travail. Tous les genres lui étaient bons, et il choisissait indifféremment l’un ou l’autre, suivant sa fantaisie ; mais il ne pouvait se figurer qu’on put ignorer ces diverses classifications de l’art et ne s’inspirer que des émotions de l’âme sans se préoccuper du groupe auquel appartiendrait l’œuvre.

Comme il ne recherchait pas l’inspiration directement dans la vie, qu’il ne comprenait qu’entrevue à travers les incarnations de l’art, il s’imprégnait sans peine des pastiches passables du genre qu’il voulait imiter. Il affectionnait surtout l’école française dans ses œuvres gracieuses et brillantes, et il commença le portrait d’Anna dans ce goût. Il la représenta en costume italien, et tous ceux qui virent ce portrait le jugèrent aussi favorablement que l’auteur lui-même.