Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/09

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 60-65).


IX

Le vieux palazzo abandonné où ils s’étaient installés, avec ses hauts plafonds sculptés, ses fresques, ses parquets de mosaïques, ses hautes fenêtres garnies de lourds rideaux jaunes, ses vases sur les consoles et les cheminées, ses portes sculptées, ses salons sombres ornés de tableaux, son extérieur même, entretenait Vronskï dans une agréable illusion. Il se sentait moins un propriétaire russe, un chambellan en retraite, qu’un amateur éclairé des arts, faisant modestement de la peinture et ayant renoncé au monde, à ses relations et à ses ambitions pour la femme aimée.

Le rôle qu’avait choisi Vronskï en s’installant dans le palais le satisfit quelque temps. Par l’intermédiaire de Golinitchev, il fit quelques connaissances intéressantes. Il travailla sous la direction d’un professeur de peinture italien, avec lequel il peignit des études d’après nature, et s’occupa de la peinture italienne du moyen âge. Cette époque lui inspira même un si vif intérêt qu’il finit par porter des chapeaux moyen âge et par se draper dans un plaid, ce qui du reste lui allait très bien.

— Nous vivons ici et nous ne savons rien, dit un matin Vronskï à Golinitchev qui entrait chez lui. As-tu vu le tableau de Mikhaïlov ?

Et il lui tendit le journal russe qu’il venait de recevoir, en lui désignant l’article sur ce peintre russe qui vivait dans la même ville et venait d’achever un tableau dont on parlait depuis longtemps et qui était acheté d’avance.

L’article blâmait le gouvernement et l’Académie d’abandonner cet artiste sans secours et sans encouragements.

— Je le connais, répondit Golinitchev. Il ne manque certainement pas de talent, mais il fait fausse route. Ce sont toujours ces conceptions du Christ et de la vie religieuse à la façon d’Ivanov, de Strauss, de Renan.

— Quel est le sujet du tableau ? demanda Anna.

— Le Christ devant Pilate. Le Christ est un juif, dans tout le réalisme de la nouvelle école.

Cette question touchant un de ses sujets favoris, Golinitchev poursuivit :

— Je ne comprends pas comment ils peuvent se tromper aussi grossièrement. Le type du Christ a été défini dans l’art par les maîtres anciens. Et s’ils ne veulent pas représenter Dieu, mais un révolutionnaire ou un sage, qu’ils prennent Socrate, Franklin, Charlotte Corday, mais pas le Christ. Ils choisissent le seul personnage auquel l’art doive s’interdire de toucher…

— Est-il vrai que ce Mikhaïlov soit dans la misère ? demanda Vronskï qui pensait qu’en qualité de Mécène il devait venir en aide à l’artiste, que son tableau fût bon ou mauvais.

— Je ne crois pas. C’est un remarquable portraitiste. Avez-vous vu son portrait de madame Vassiltchikov ? Pourtant il me semble qu’il a renoncé au portrait ; c’est peut-être pour cela qu’il est en effet dans le besoin. Je disais que…

— On pourrait peut-être lui demander de faire le portrait d’Anna Arkadievna ? demanda Vronskï.

— Pourquoi le mien ? dit Anna. Après le tien je n’en veux pas d’autre. Faisons plutôt celui d’Annie (elle nommait ainsi sa fille) ; la voici… ajouta-t-elle en regardant par la fenêtre la belle nourrice italienne qui promenait l’enfant dans le jardin. Et aussitôt elle jeta un regard furtif du côté de Vronskï. La belle nourrice, dont Vronskï avait peint la tête pour un de ses tableaux, était le seul point noir dans la vie d’Anna. Vronskï, en faisant son portrait, avait admiré sa beauté et son type moyen-âge, et Anna n’osait s’avouer qu’elle craignait d’en être jalouse ; aussi s’en montrait-elle d’autant plus affectueuse pour elle et son petit garçon.

Vronskï regarda aussi par la fenêtre, puis rencontrant les yeux d’Anna, il se tourna vers Golinitchev et il dit :

— Tu connais ce Mikhaïlov ?

— Je l’ai rencontré. C’est un original sans aucune éducation, un de ces hommes nouveaux, sauvages, comme on en voit souvent maintenant, vous savez, ces libres penseurs qui versent d’emblée dans l’athéisme, le matérialisme, la négation de tout. Autrefois… continua Golinitchev, sans remarquer ou vouloir remarquer que Vronskï et Anna avaient le désir de parler, — autrefois le libre penseur était un homme élevé dans les idées religieuses, morales, et qui arrivait à la liberté de la pensée après bien des luttes. Mais nous avons maintenant un nouveau type de libres penseurs-nés qui grandissent sans avoir jamais entendu parler des lois morales, de la religion, de l’existence des autorités et qui, dès leur naissance, sont élevés dans le sentiment de la négation de tout, en un mot, des sauvages. C’est un de ceux-là. Il est, je crois, fils d’un valet à la Cour de Moscou ; il n’a reçu aucune instruction. Entré à l’académie, il acquit une certaine réputation, et comme il n’est pas sot, il a voulu s’instruire. Dans ce but, il s’est adressé à ce qui lui semblait la source de toutes sciences, aux revues. Autrefois, l’homme qui voulait s’instruire, mettons un Français, par exemple, étudiait les classiques, les prédicateurs, les poètes tragiques, les historiens, les philosophes, et vous comprenez tout le travail intellectuel qui en résultait pour lui. Mais chez nous, c’est plus simple ; on s’adresse à la littérature négative et on s’assimile très facilement un extrait de cette science-là. Et encore, il y a vingt ans, on pouvait trouver dans cette littérature des traces de la lutte contre les autorités, contre les traditions séculaires, on apprenait par là qu’il y avait eu autre chose. Maintenant, on ne se donne même plus la peine de combattre le passé, on se contente des mots : néant, évolution, sélection sexuelle, lutte pour l’existence, et c’est tout. Moi, dans mon article…

Anna, qui depuis longtemps échangeait des regards avec Vronskï et voyait que celui-ci ne s’intéressait nullement à l’éducation de ce peintre, et ne pensait qu’à lui venir en aide en lui commandant un portrait, interrompit résolument le discours animé de Golinitchev.

— Savez-vous ce qu’il faut faire ? dit-elle. Allons chez lui.

— Golinitchev se reprit et y consentit avec plaisir, et comme le peintre habitait dans un quartier éloigné, ils se firent conduire chez lui en voiture.

Une heure plus tard, Anna, assise à côté de Golinitchev, et Vronskï en face d’eux, sur le strapontin, arrivaient devant une maison neuve assez laide.

La femme du portier leur dit que Mikhaïlov permettait de visiter son atelier ; mais que pour le moment, il était dans son appartement, à deux pas d’ici ; ils lui firent donc porter leurs cartes, avec la prière d’être admis à voir son tableau.