Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/11

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 71-79).


XI

Aussitôt introduits, Mikhaïlov jeta de nouveau un coup d’œil sur ses hôtes et se grava encore dans la mémoire l’expression du visage de Vronskï aux fortes pommettes. Bien que son sentiment artistique travaillât sans cesse et amassât des matériaux, bien qu’il se sentît de plus en plus ému, parce que le moment approchait où son travail allait être jugé, néanmoins, s’appuyant sur d’imperceptibles indices, il se faisait une idée fixe et exacte de ces trois personnages. L’un (Golinitchev) devait être un Russe fixé en Italie. Mikhaïlov ne se rappelait ni son nom, ni où il l’avait rencontré, ni ce qu’il lui avait dit, mais il se souvenait de son visage, comme de tous ceux qu’il voyait, il l’avait même déjà classé dans l’immense catégorie des physionomies pauvres d’expression, malgré leur faux air d’importance. Un front très découvert et de grands cheveux donnaient à cette tête une individualité purement extérieure, tandis qu’une expression d’agitation puérile se concentrait dans l’étroit espace situé à la racine du nez. Vronskï et Anna, selon Mikhaïlov, devaient être des Russes de distinction, riches, et n’entendant rien à l’art comme tous les Russes riches qui se posent en amateurs et en connaisseurs. « Ils ont certainement visité toutes les galeries anciennes et maintenant ils font le tour des ateliers modernes des charlatans allemands et des imbéciles préraphaélistes anglais, et ils viennent chez moi uniquement pour compléter leur tournée », pensa-t-il. Il connaissait bien la façon dont les dilettantes (plus ils sont intelligents, pire cela est) examinent les ateliers des peintres modernes ; leur seul but est de pouvoir dire que l’art est en décadence et que plus on voit la nouvelle école, plus on admire les anciens maîtres. Il s’attendait à tout cela. Il voyait tout cela sur leurs visages ; il le lisait dans l’indifférence avec laquelle ils causaient entre eux, regardaient les mannequins et les bustes et se promenaient librement pendant que lui découvrait ses toiles.

Malgré cela, pendant qu’il feuilletait ses études, relevait les stores, écartait les voiles, il ressentait une très forte émotion, d’autant plus grande que malgré son intime conviction que tous les Russes riches et de grande condition ne pouvaient être que des imbéciles et des sots, Vronskï et surtout Anna lui plaisaient beaucoup.

— Voilà, dit-il, s’éloignant du tableau et le désignant de la main aux visiteurs. C’est le Christ devant Pilate, Matthieu, chapitre xvii. — Il sentait ses lèvres trembler d’émotion.

Il s’éloigna et se plaça derrière eux.

Les quelques secondes de silence pendant lesquelles les visiteurs examinèrent le tableau, Mikhaïlov le regarda aussi d’un œil indifférent, comme s’il eût été lui-même l’un des visiteurs. Pendant ces quelques secondes il attendait un jugement supérieur, infaillible, de ces mêmes personnes qu’il méprisait tant une minute auparavant. Oubliant sa propre opinion et tout ce qu’il avait pensé de son tableau durant les trois années qu’il y avait travaillé, oubliant toutes ses qualités qui étaient pour lui incontestables, il voyait son œuvre du regard froid et critique d’un étranger et n’y trouvait plus rien de bon.

Il voyait au premier plan la figure de Pilate, dépité, et le visage calme du Christ ; au second plan les serviteurs de Pilate et un groupe de gens qui regardaient ce qui se passait. Tous ces personnages avec leurs caractères particuliers, accentués, toutes ces physionomies qui lui avaient valu tant de souffrances et de joies, tous ces visages tant de fois déplacés pour observer l’impression générale, toutes les nuances de la couleur et du ton atteintes dans ce travail, tout cela maintenant, vu avec leurs yeux, lui paraissait une banalité mille fois répétée. La physionomie la plus chère pour lui, le visage du Christ, le centre du tableau, dont il était si enthousiasmé quand il l’exécutait, tout cela n’existait plus quand il regardait le tableau avec leurs yeux. Il voyait une reproduction bien faite (ou plutôt pas très bien, il remarquait maintenant un grand nombre de défauts) de ces immortels Christ, du Titien, de Raphaël, de Rubens ; de ces mêmes centurions et des mêmes Pilate. Tout cela était banal, pauvre, connu, et même mal exécuté, barbouillé, faible. Ils auraient raison si au lieu de phrases aimables et polies ils plaignaient l’artiste et se moquaient de lui une fois seuls.

Ce silence (qui ne dura pas plus d’une minute) lui devint trop pénible. Pour l’abréger et montrer qu’il n’était pas ému, il fit l’effort d’adresser la parole à Golinitchev.

— Je crois avoir eu l’avantage de vous rencontrer, lui dit-il en regardant avec inquiétude tantôt Anna, tantôt Vronskï afin de ne rien perdre du jeu de leurs physionomies.

— Parfaitement. Nous nous sommes rencontrés chez Rossi, le soir où cette demoiselle italienne, la nouvelle Rachel, a déclamé. Vous rappelez-vous ? répondit légèrement Golinitchev détournant ses regards du tableau sans le moindre regret apparent.

Cependant il remarqua que Mikhaïlov attendait son appréciation et il ajouta :

— Votre œuvre a beaucoup avancé depuis que je l’ai vue. Comme alors je suis très frappé de la tête de votre Pilate. C’est bien là un homme bon, faible, fonctionnaire jusqu’au fond de l’âme, qui ignore absolument la portée de son acte. Mais il me semble…

Le visage mobile de Mikhaïlov s’éclaircit tout d’un coup, ses yeux brillèrent. Il voulut répondre mais l’émotion l’en empêcha et il feignit un accès de toux. Bien qu’il attribuât peu d’importance à la compréhension artistique de Golinitchev, et que cette observation sur l’expression du visage de Pilate et son attitude de fonctionnaire fût assez banale, tandis qu’il y avait des choses bien plus intéressantes à dire, Mikhaïlov fut ravi de ses paroles. Lui-même avait pensé la même chose de la tête de Pilate. Le fait que cette observation de Golinitchev n’était qu’une de ces mille réflexions que l’on pouvait faire avec autant d’exactitude et de justesse ne lui en diminua pas l’importance. Du coup il se prit d’affection pour Golinitchev et passa momentanément de l’abattement à l’enthousiasme. Soudain son tableau retrouva pour lui sa vie si complexe et si profonde.

De nouveau il essaya de dire que c’était bien ainsi qu’il avait compris Pilate, mais ses lèvres tremblèrent et il ne put articuler un seul mot.

Vronskï et Anna causaient à voix basse, comme on le fait aux expositions de peinture, d’une part pour ne pas risquer de froisser l’artiste, d’autre part pour ne pas exprimer à haute voix une remarque absurde. Mikhaïlov crut comprendre que son tableau les impressionnait aussi, et il s’approcha d’eux.

— Quelle admirable expression a ce Christ ! dit Anna. C’était ce qui la frappait le plus, et elle pensa que cet éloge ne pouvait qu’être agréable à l’artiste puisque le Christ formait le centre du tableau. Et elle ajouta :

— On voit qu’il a pitié de Pilate.

C’était encore une de ces mille remarques justes et banales qu’on pouvait faire sur le tableau et sur le Christ. La tête du Christ devait exprimer l’amour, la paix surnaturelle, la résignation à la mort, le sentiment d’un profond désenchantement et, par conséquent aussi, la pitié. Pilate devant représenter la vie corporelle par opposition au Christ, incarnateur de la vie spirituelle, il devait par conséquent avoir l’aspect d’un fonctionnaire. Néanmoins le visage de Mikhaïlov s’épanouit.

— Et comme c’est peint ! Quel air autour de cette figure ! On en pourrait faire le tour ! dit Golinitchev voulant montrer par cette observation qu’il n’approuvait pas le sujet et l’expression de la figure.

— Oui, beaucoup d’art ! dit Vronskï. Quel relief dans ces figures du second plan ! Voilà du métier !

ajouta-t-il s’adressant à Golinitchev et faisant allusion à une conversation qu’ils avaient eue et dans laquelle il avait exprimé son peu d’espoir d’acquérir cette technique.

— Oui, oui, c’est remarquable ! répétèrent Golinitchev et Anna.

Malgré l’état nerveux dans lequel il se trouvait, cette observation de Vronskï sur la technique piqua Mikhaïlov ; il fronça les sourcils et le regarda d’un air mécontent. Il avait souvent entendu prononcer le mot technique, mais il ne le comprenait pas très bien. Souvent il avait remarqué, même dans les éloges qu’on lui adressait, qu’on opposait l’habileté technique au mérite intrinsèque de l’œuvre, comme s’il eût été possible de peindre avec talent une mauvaise composition ! Il savait qu’il fallait beaucoup de précautions et de prudence en enlevant le voile pour ne pas nuire à l’œuvre elle-même, mais ici il n’y avait aucune technique. Un enfant ou une cuisinière qui aurait compris ce que lui voyait, aurait pu aussi bien dessiner la même chose, tandis que le peintre même ayant le plus de métier ne pourrait rien peindre avec les seuls procédés techniques, si auparavant ne lui étaient révélé le contenu de son sujet. En outre, il se rendait compte que s’il était question de « métier », il ne méritait plus aucune louange. Dans chacune de ses œuvres il reconnaissait des défauts qui provenaient de l’imprudence avec laquelle il avait enlevé les voiles, et que maintenant il ne pouvait corriger sans gâter la totalité de l’œuvre. Et dans presque tous les personnages, dans presque tous les visages, il voyait encore les traces des voiles qui gâtaient le tableau.

— La seule remarque que j’oserai faire, si vous me le permettez… dit Golinitchev.

— Mais parfaitement, je vous en prie, répondit Mikhaïlov avec un sourire contraint.

— C’est que vous avez peint un homme-Dieu et non Dieu fait homme. Du reste je sais que c’était là votre intention.

— Je ne puis peindre le Christ que tel que je le conçois, dit Mikhaïlov d’un air sombre.

— Oui, mais, dans ce cas, vous me permettrez d’exprimer mon avis… votre œuvre est si belle que mon observation ne peut la diminuer et du reste c’est mon opinion personnelle… Chez vous c’est autre chose, le motif même est autre. Prenons Ivanov pour exemple : s’il ramène le Christ aux proportions d’une figure historique, alors il ferait aussi bien de choisir un sujet nouveau, moins rebattu.

— Mais si ce sujet-là est le plus grand auquel l’art puisse prétendre ?

— En cherchant on en trouverait d’autres. Mais l’art ne souffre pas la discussion, ni les raisonnements, et devant le tableau d’Ivanov un croyant aussi bien qu’un incrédule se demandera : Est-ce un Dieu ou non ? Et l’unité de l’impression se trouve ainsi détruite.

— Pourquoi cela ? Il me semble que cette discussion ne peut plus exister pour les hommes éclairés, dit Mikhaïlov.

Golinitchev n’était pas de son avis et fort de son idée sur la nécessité, en art, de l’unité de l’impression, il entraîna Mikhaïlov dans une discussion que celui-ci ne put soutenir.