Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/21

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 141-147).


XXI

Dès qu’Alexis Alexandrovitch eut compris, grâce à ses explications avec Betsy et Stépan Arkadiévitch, ce que le monde et sa femme elle-même attendaient de lui, à savoir qu’il délivrât sa femme de sa présence, il se sentit si troublé, si incapable d’aucun désir, d’aucune décision personnelle, qu’il se remit aux mains de tiers, trop heureux d’avoir à s’occuper de ses affaires, prêt à accepter tout ce qu’on lui proposerait.

Il ne comprit clairement sa situation que le lendemain du départ d’Anna, quand l’Anglaise lui fit demander si elle devait dîner à table ou à part ; et il en fut horrifié.

Le plus terrible pour lui était qu’il ne pouvait ni renier son passé ni le concilier avec le présent. Ce n’était pas l’époque où il vivait heureux avec sa femme qui le troublait ; depuis qu’il avait acquis la certitude de l’infidélité de celle-ci, ce temps s’était effacé de sa mémoire ; certes la transition avait été pénible mais c’était chose faite. Si en lui déclarant son infidélité sa femme l’avait quitté, il eût évidemment été triste et malheureux ; cependant il eût évité de tomber dans la situation désespérée et incompréhensible où il se trouvait maintenant. Pouvait-il en effet concilier son récent pardon, son attendrissement, son affection pour sa femme malade et l’enfant d’un autre, avec les événements actuels ? Telle était donc la récompense de sa miséricordieuse bonté : il serait désormais seul, honteux, ridicule, inutile, méprisé !

Les deux premiers jours qui suivirent le départ de sa femme Alexis Alexandrovitch reçut les solliciteurs et son chef de cabinet, il se rendit aux séances du comité, dîna chez lui comme d’habitude, sans se rendre compte pourquoi il faisait tout cela. Pendant ces deux jours toutes les forces de son âme tendirent à un but : avoir l’air calme et même indifférent. Il fit des efforts surhumains pour répondre aux questions des domestiques relativement aux mesures à prendre pour l’appartement d’Anna et ses affaires, de l’air d’un homme préparé aux événements et qui n’y voit rien d’extraordinaire. Il atteignit son but : personne ne remarqua en lui le moindre signe de désespoir. Mais le lendemain du départ de sa femme, quand Korneï lui apporta la facture de la modiste qu’Anna avait oublié de payer et le prévint que l’employé attendait, Alexis Alexandrovitch ordonna d’introduire l’employé.

— Votre Excellence voudra bien m’excuser si j’ose la déranger, mais si c’est à madame que nous devons nous adresser, que Votre Excellence veuille bien nous communiquer son adresse.

Alexis Alexandrovitch devint pensif, sembla-t-il à l’employé, et, se détournant tout d’un coup, il s’assit près de la table ; longtemps il resta ainsi la tête appuyée sur sa main, essayant de parler sans y parvenir.

Korneï comprit les sentiments de son maître et fit sortir le commis, lui demandant de repasser. Resté seul, Alexis Alexandrovitch sentit qu’il n’avait plus la force de soutenir son rôle d’homme ferme et calme. Il fit dételer la voiture qui attendait, consigna sa porte et ne sortit pas dîner.

Il sentit qu’il ne pourrait supporter le dédain qu’il lisait clairement sur le visage du commis, de Korneï et de tous ceux sans exception qu’il avait rencontrés depuis deux jours. Il sentit qu’il ne pourrait détourner le mépris public, car ce mépris il ne l’avait pas mérité par sa vilenie (dans ce cas en effet il aurait pu s’efforcer de devenir meilleur), mais bien par la souffrance que lui causait un malheur honteux et misérable. Il sentait que les hommes se montreraient d’autant plus implacables que son cœur était plus meurtri ; qu’ils le déchireraient comme les chiens qui achèvent un autre chien blessé qui hurle de douleur. Il savait que son unique chance de salut consistait à cacher aux yeux des autres ses blessures et, inconsciemment, il s’était efforcé de le faire durant ces deux jours. Mais maintenant il ne se sentait plus la force de prolonger cette lutte inégale.

Il était d’autant plus atteint qu’il avait la conviction d’être seul avec son malheur. Non seulement à Pétersbourg il n’avait personne à qui confier sa peine, personne qui pût compatir à ses chagrins, plaindre en lui non pas le fonctionnaire supérieur, ni l’homme du monde mais tout simplement l’homme malheureux, mais encore il se rendait compte que nulle part il ne trouverait de consolation.

Alexis Alexandrovitch était resté très jeune orphelin, avec un frère. Il ne se souvenait pas de son père ; quant à sa mère, il avait dix ans quand elle mourut. Leur fortune était très modique. Leur oncle Karénine, fonctionnaire très influent et autrefois favori du défunt empereur, se chargea d’eux. Après de bonnes études au lycée et à l’université, où il obtint une médaille, Alexis Alexandrovitch, grâce à son oncle, vit aussitôt une brillante carrière s’ouvrir devant lui et se voua exclusivement à son service ambitieux. Ni au lycée, ni à l’université, ni plus tard au service, Alexis Alexandrovitch ne se lia d’amitié avec personne ; son frère seul lui était cher, mais celui-ci, entré aux Affaires étrangères, s’en alla à l’étranger où il mourut peu après le mariage d’Alexis Alexandrovitch.

Nommé gouverneur, Alexis Alexandrovitch fit la connaissance de la tante d’Anna, une femme très riche, qui manœuvra de façon à rapprocher de sa nièce ce gouverneur, jeune, sinon comme âge, du moins au point de vue de sa situation de gouverneur, et elle fit si bien qu’elle le plaça dans l’alternative de choisir entre une demande en mariage ou une démission. Alexis Alexandrovitch hésita longtemps, trouvant autant de raisons pour que contre, mais il ne put cette fois appliquer sa maxime favorite : « Dans le doute abstiens-toi. » La tante d’Anna lui fit entendre par une de ses connaissances que ses assiduités avaient compromis la jeune fille et qu’en homme d’honneur il devait se déclarer. C’est ce qu’il fit, et il donna à sa fiancée d’abord, puis à sa femme, toute la tendresse dont il était capable.

Son attachement pour Anna détruisit dans son âme tout autre besoin de relations cordiales ; si bien que maintenant parmi toutes ses connaissances il n’avait pas d’amis. Il avait cependant beaucoup de relations : il y avait beaucoup de gens qu’il pouvait inviter à dîner, qu’il pouvait entraîner dans une affaire qui l’intéressait, auxquels il pouvait demander une protection pour quelque solliciteur, avec lesquels ils pouvait discuter librement les actes de certains personnages et du gouvernement, mais tous ces rapports s’arrêtaient à des limites très nettes, définies par l’habitude et la coutume et dont il était impossible de sortir. Il avait bien un camarade de l’Université, dont il s’était rapproché par la suite et avec qui il aurait pu causer de son malheur, mais ce camarade était curateur d’une académie lointaine ; bref, les seules relations familières qu’il eût à Pétersbourg étaient son chef de cabinet et son médecin.

Michel Vassiliévitch Sludine, son chef de cabinet, était un homme simple, intelligent, bon, honnête, et Alexis Alexandrovitch avait beaucoup de sympathie pour sa personne. Mais cinq années de service avaient mis entre eux une barrière qui arrêtait les confidences intimes.

Quand Alexis Alexandrovitch eut signé les papiers, longtemps il se tut, regardant par instants Michel Vassiliévitch, et à plusieurs reprises il essaya vainement de s’ouvrir à lui. Il avait déjà préparé la phrase : « Vous savez mon malheur », mais en le congédiant il se borna à la formule habituelle : « Alors vous me préparerez ce travail. »

L’autre personne, également bien disposée pour lui, c’était son docteur ; mais par une sorte de consentement tacite, depuis longtemps tous deux semblaient convaincus qu’ils étaient l’un et l’autre trop occupés pour prolonger leurs entretiens.

Quant aux amies, et à la principale d’entre elles, la comtesse Lydie Ivanovna, Alexis Alexandrovitch n’y songeait même pas. Toutes les femmes, en tant que femmes, l’effrayaient et il n’éprouvait pour elles que de l’éloignement.