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Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/25

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 168-172).


XXV

Quand Alexis Alexandrovitch entra dans le boudoir de la comtesse Lydie Ivanovna, décoré de portraits et de porcelaines anciennes, il n’y trouva pas la maîtresse de la maison. Elle changeait de toilette.

La table ronde était recouverte d’une serviette et un service à thé chinois y était posé près d’une bouilloire à esprit-de-vin en argent.

Alexis Alexandrovitch examina distraitement les nombreux portraits qu’il connaissait, qui ornaient la chambre, puis s’assit près de la table et y prit un évangile. Le frôlement de la robe de soie de la comtesse vint le distraire.

— Eh bien, nous allons nous asseoir et causer tranquillement en prenant le thé, dit la comtesse Lydie Ivanovna avec un sourire ému, se glissant entre la table et le divan.

Après quelques mots destinés à le préparer, la comtesse Lydie Ivanovna, en soupirant profondément et rougissant, lui remit le billet qu’elle avait reçu.

Il le lut et garda longtemps le silence.

— Je ne me crois pas le droit de lui refuser, dit-il enfin timidement, en levant les yeux.

— Mon ami ! vous ne voyez le mal nulle part !

— Au contraire, je trouve que tout est mal. Mais serait-il juste de…

Son visage exprimait l’indécision, le désir d’un conseil, d’un appui, d’un guide dans une question aussi délicate.

— Non, interrompit Lydie Ivanovna. Il y a des limites à tout. Je comprends l’immoralité, dit-elle sans aucune sincérité car elle n’avait jamais pu comprendre pourquoi les femmes pouvaient être immorales, mais ce que je ne comprends pas, c’est la cruauté. Et envers qui ? Envers vous ? Comment peut-elle rester dans la même ville que vous ? Non, vivrait-on des siècles qu’on aurait toujours à apprendre, et moi, j’apprends tous les jours à comprendre votre grandeur d’âme et son indignité.

— Qui de nous jettera la première pierre ? dit Alexis Alexandrovitch évidemment content du rôle qu’il jouait. J’ai tout pardonné et c’est pourquoi je ne puis la punir de ce qui est un besoin de son cœur, son amour pour son fils…

— Est-ce bien de l’amour, mon ami ? Est-ce bien sincère ? Admettons, puisque vous avez pardonné, que vous pardonniez encore, mais avons-nous le droit de troubler l’âme de cet ange ? Il la croit morte. Il prie pour elle et demande à Dieu de lui pardonner ses péchés… Et c’est le mieux… Que penserait-il maintenant ?

— Je n’y avais pas songé, dit Alexis Alexandrovitch reconnaissant la justesse de ces paroles. La comtesse Lydie Ivanovna se couvrit le visage de ses mains et se tut… Elle priait.

— Si vous demandez mon avis, dit-elle enfin, découvrant son visage, vous ne donnerez pas cette permission. Ne vois-je pas combien vous souffrez, combien tout cela ravive vos blessures ? Mais supposons que, comme toujours, vous fassiez abstraction de vous-même, à quoi cela peut-il mener ? Vous vous préparez de nouvelles souffrances et un trouble pour l’enfant ! S’il restait en elle quelque sentiment humain, elle ne demanderait pas cela. Non, sans aucune hésitation, je ne vous le conseille pas, et si vous me le permettez, je lui répondrai.

Alexis Alexandrovitch y consentit et la comtesse Lydie Ivanovna écrivit la lettre suivante :


« Madame,

« Votre souvenir peut amener votre fils à poser des questions auxquelles on ne saurait répondre sans obliger l’enfant à juger ce qui doit rester sacré pour lui. Vous voudrez donc bien comprendre le refus de votre mari dans un esprit de charité chrétienne. Je prie le Tout-Puissant de vous être miséricordieux.

« Comtesse Lydie. »


Cette lettre atteignit le but secret que la comtesse Lydie Ivanovna se cachait à elle-même : elle blessa Anna jusqu’au fond de l’âme.

De son côté, Alexis Alexandrovitch rentra chez lui troublé et ne put reprendre ses occupations habituelles ni retrouver la paix d’un homme qui croit posséder la grâce et tenir son salut.

La pensée de cette femme si coupable envers lui et pour qui il s’était montré si généreux, comme le lui disait la comtesse Lydie Ivanovna, n’aurait pas dû le troubler, et cependant il n’était pas tranquille. Il ne comprenait rien à ce qu’il lisait et ne parvenait pas à chasser de son esprit les souvenirs pénibles de ses relations avec sa femme, des fautes dont il lui semblait maintenant s’être rendu coupable envers elle. Il éprouvait une sorte de remords en se rappelant la façon dont il avait accepté l’aveu d’infidélité que lui avait fait sa femme au retour des courses, et surtout le fait de n’avoir exigé d’elle que le respect des convenances au lieu de provoquer son rival. Il était également tourmenté par le souvenir de la lettre écrite à sa femme, par son pardon inutile, et par les soins donnés à l’enfant d’un autre. Tout cela brûlait son cœur de honte et de remords.

Maintenant, en fouillant son passé, en se rappelant les paroles maladroites par lesquelles, après de longues hésitations, il lui avait proposé un accommodement, il éprouvait ce même sentiment de honte et de remords.

« Mais en quoi suis-je donc coupable ? » se disait-il. Et cette question lui en suggérait une autre : « Tous ces hommes, ces Vronskï, ces Oblonskï, ces chambellans aux mollets rebondis, comment sentent-ils, comment aiment-ils, comment se marient-ils ? » Et il évoquait une série de ces êtres vigoureux, sûrs d’eux-mêmes, forts, qui avaient toujours attiré sa curiosité et son attention.

Il essayait de chasser ces pensées, de se convaincre qu’il ne vivait pas pour la vie temporaire d’ici-bas mais pour la vie éternelle, qu’en son âme régnaient la paix et l’amour. Néanmoins le fait d’avoir commis des fautes, ainsi qu’il se l’imaginait, dans cette vie temporaire et misérable, le faisait souffrir comme si le salut éternel auquel il croyait n’eût été qu’une chimère. Heureusement la tentation ne fut pas longue, et bientôt reparurent dans l’âme d’Alexis Alexandrovitch ce calme et cette élévation qui lui permettaient d’oublier ce qu’il voulait éloigner de sa pensée.