Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/30

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 201-206).


XXX

Vassili Loukitch, tout d’abord se demanda quelle était cette dame, car il était entré dans la maison après le départ d’Anna ; ayant appris que c’était la mère qui avait abandonné son mari, il hésita ne sachant s’il devait ou non en informer Alexis Alexandrovitch. Décidant enfin que son devoir strict était de faire lever Serge à l’heure indiquée, sans s’inquiéter de la présence de la mère ni de toute autre personne, il s’approcha de la porte et l’ouvrit.

Mais la vue des caresses de la mère et de l’enfant, le son de leurs voix et leurs paroles le firent changer d’avis. Il hocha la tête, soupira et referma la porte. « J’attendrai encore dix minutes », se dit-il, toussant légèrement et essuyant ses larmes.

Pendant ce temps-là, une vive émotion régnait parmi les domestiques de la maison. Tous savaient que leur maîtresse était là, que Kapitonitch l’avait laissé entrer et qu’elle se trouvait dans la chambre de l’enfant ; ils savaient aussi que leur maître avait l’habitude d’entrer chaque matin dans la chambre de son fils à neuf heures, enfin tous comprenaient qu’une rencontre entre les deux époux était impossible et qu’il fallait l’éviter.

Korneï, le valet de chambre, descendit chez le suisse pour demander comment on l’avait introduite, et ayant appris que c’était Kapitonitch qui l’avait reçue et accompagnée, il réprimanda le vieillard. Le suisse garda d’abord un silence obstiné, mais quand Korneï déclara qu’il méritait d’être chassé, Kapitonitch bondit et s’approchant de lui avec des grands gestes, s’écria :

— Oui, tu ne l’aurais pas laissé entrer ! Moi, je l’ai servie dix ans, je n’ai eu d’elle que des faveurs et maintenant j’irais lui dire : Veuillez sortir ! Tu comprends la politique, toi. Ce que tu n’oublies pas, c’est de voler tes maîtres !

— Soldat ! répondit Korneï avec mépris et il se tourna vers la vieille bonne qui entrait en ce moment.

— Soyez juge, Marie Efimovna, il a laissé entrer madame sans rien dire à personne, et tout à l’heure, quand Alexis Alexandrovitch sera levé, il ira dans la chambre de son fils.

— Quelle affaire ! dit la bonne. Korneï Vassili, trouvez donc un prétexte quelconque pour retenir monsieur tandis que moi, je courrai la prévenir et la faire sortir. Quelle affaire !

Quand la bonne entra dans la chambre, Serge racontait à sa mère qu’il était tombé avec Nadinka en glissant d’une montagne et qu’ils avaient fait trois culbutes. Elle écoutait le son de sa voix, regardait son visage, le jeu de sa physionomie. Elle touchait ses bras, mais ne comprenait pas ce qu’il disait. Il allait falloir partir, le quitter, elle ne comprenait, ne sentait que cela. Elle avait déjà entendu les pas de Vassili Loukitch qui s’approchait de la porte en toussotant, maintenant elle entendait s’approcher la bonne, mais incapable de se mouvoir et de parler, elle restait assise comme pétrifiée.

— Madame, murmura la bonne, s’approchant d’Anna et lui baisant la main et l’épaule. Voilà une joie envoyée de Dieu au garçon que nous fêtons aujourd’hui… Vous n’avez pas du tout changé.

— Ah ! ma chère ! Je ne vous savais pas à la maison, dit Anna, revenant à elle pour un moment.

— Il est vrai je ne demeure plus ici, j’habite chez ma fille, mais je suis venue ce matin pour féliciter Serge Alexiévitch.

La vieille se mit à pleurer et de nouveau baisa la main d’Anna.

Serge, les yeux brillants de joie, tenait d’une main sa mère, de l’autre sa bonne et trépignait de ses petits pieds nus sur le tapis. La tendresse de sa chère vieille bonne pour sa mère le ravissait.

— Maman ! elle vient souvent me voir et quand elle vient… Mais il s’arrêta en remarquant que la bonne chuchotait quelque chose à sa mère et que le visage de celle-ci exprimait la frayeur et comme de la honte, ce qui ne lui allait pas du tout. Elle s’approcha de lui.

— Mon chéri, dit-elle.

Elle ne put prononcer le mot adieu, mais à l’expression de son visage, l’enfant comprit.

— Mon cher, mon cher Koutic ! murmura-t-elle employant un surnom qu’elle lui donnait quand il était tout petit. Tu ne m’oublieras pas… tu… Elle ne put achever.

Combien de choses elle regretta ensuite de n’avoir pas su lui dire, mais en ce moment elle ne savait et ne pouvait rien dire. Cependant Serge comprit tout. Il comprit qu’elle était malheureuse et qu’elle l’aimait. Il comprit même ce que la vieille bonne avait chuchoté. Il entendit les paroles : « tous les jours vers neuf heures », et il comprit qu’il était question de son père, que sa mère ne devait pas rencontrer. Il comprenait cela, mais une chose lui échappait : pourquoi son visage exprimait-il la crainte et la honte ? Elle n’était pas coupable et semblait avoir peur de lui, et avoir honte de quelque chose. Il aurait voulu faire une question qui aurait dissipé ses doutes, mais il n’osa pas, car il voyait sa mère souffrir et il avait pitié d’elle.

Il se serra contre elle en murmurant :

— Ne t’en va pas encore, il ne viendra pas si tôt.

Sa mère l’écarta d’elle un instant pour tâcher de voir s’il comprenait ce qu’il disait, et à l’expression craintive de son visage, elle lut que non seulement il parlait bien de son père, mais lui demandait ce qu’il en devait penser.

— Serioja, mon chéri, dit-elle, aime-le. Il est meilleur que moi et je suis coupable envers lui. Quand tu seras grand, tu comprendras.

— Personne n’est meilleur que toi ! s’écria désespérément l’enfant à travers ses larmes. Et s’accrochant aux épaules de sa mère, il la serra de toute la force de ses petits bras tremblants.

— Mon ange, mon chéri ! balbutia Anna, et elle se mit à pleurer elle-même comme un enfant.

À ce moment la porte s’ouvrit et Vassili Loukitch entra.

Du côté de l’autre porte on entendait déjà des pas ; la bonne effrayée murmura : « Le voilà ! » et tendit à Anna son chapeau.

Serge se laissa tomber sur son lit en sanglotant, se couvrant le visage de ses mains. Anna les lui écarta pour embrasser encore une fois son visage mouillé de larmes et sortit à pas rapides.

Alexis Alexandrovitch marchait à sa rencontre.

Il l’aperçut, s’arrêta et baissa la tête.

Un instant auparavant elle affirmait qu’il était meilleur qu’elle, cependant, le regard rapide qu’elle jeta sur toute la personne de son mari réveilla en elle un sentiment de dégoût et de colère envers lui et de jalousie par rapport à son fils. D’un mouvement rapide elle baissa son voile et presque en courant sortit de la chambre.

Dans sa hâte, elle n’avait pas pris le temps de sortir de la voiture les jouets qu’elle avait achetés la veille avec tant d’amour et de tristesse et les rapportait à l’hôtel.