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Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/31

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 207-213).


XXXI

Anna avait désiré vivement cette rencontre avec son fils, elle y avait pensé et s’y était préparée depuis longtemps, cependant elle ne s’attendait pas à l’émotion qu’elle lui causerait. Revenue dans sa chambre, à l’hôtel, elle se demanda pourquoi elle était là. « Oui, tout est fini, je suis seule », se dit-elle, et sans ôter son chapeau elle s’assit dans un fauteuil près de la cheminée. Ses yeux s’arrêtèrent fixement sur une pendule de bronze posée entre les fenêtres au-dessus d’une console et elle s’absorba dans ses réflexions.

La femme de chambre française qu’elle avait ramenée de l’étranger lui proposa de l’habiller. Elle la regarda avec étonnement et répondit : « Plus tard. » Un domestique vint lui demander si elle ne voulait pas du café, elle lui fit la même réponse.

La nourrice italienne entra à son tour, portant la petite fille qu’elle venait d’habiller. La petite, bien soignée, potelée, en apercevant sa mère lui sourit comme de coutume de sa petite bouche édentée, battant l’air de ses petites mains, à la façon d’un poisson agitant ses nageoires, et se mit à frapper les plis empesés de sa jupe brodée. Il était impossible de lui résister, de ne pas l’embrasser, de lui refuser le doigt auquel elle s’accrochait avec des cris de joie en s’élançant de tout son corps, impossible de lui refuser la lèvre qu’elle prenait dans sa bouche pour l’embrasser, et Anna ne put rester indifférente. Elle prit la fillette dans ses bras, la fit sauter sur ses genoux, baisa ses joues fraîches et ses bras nus, mais la vue même de cette enfant l’obligea à se rendre compte encore plus clairement que le sentiment qu’elle éprouvait pour elle n’était même pas de la tendresse en comparaison de celui qu’elle ressentait pour Serge. Tout en cette petite créature était délicieux, mais son cœur demeurait insensible. Alors qu’elle avait reporté sur son premier enfant, qui était cependant le fils d’un homme qu’elle n’aimait pas, toutes les forces d’un amour inassouvi, sa petite fille née dans les conditions les plus pénibles n’avait pas reçu la centième partie des soins prodigués à son fils. En outre, la fillette ne lui représentait que des espérances, tandis que Serge était presque un homme, et un homme aimé, connaissant déjà la lutte des pensées et des sentiments. Il comprenait sa mère, l’aimait, la jugeait peut-être… pensait-elle se rappelant les paroles et les regards de son fils ; or, maintenant elle était séparée de lui pour toujours, physiquement et moralement, et à cette situation il n’y avait pas de remèdes.

Elle rendit la fillette à sa nourrice, les congédia et ouvrit un médaillon renfermant le portrait de Serge au même âge que la petite fille. Elle se leva, ôta son chapeau, et prit sur la table un album où se trouvaient des photographies de son fils à différents âges. Elle voulait comparer les photographies et se mit à les retirer de l’album. Elle les avait toutes, sauf une, la dernière, la meilleure, représentant Serge en blouse blanche, à cheval sur une chaise, fronçant les sourcils et souriant. La ressemblance était parfaite. De ses doigts habiles, aujourd’hui particulièrement nerveux, elle saisit plusieurs fois le coin de la photographie, mais ne put parvenir à la retirer. Il n’y avait pas sur la table de couteau à papier, elle prit une photographie au hasard (c’était un portrait de Vronskï, en cheveux longs et chapeau mou, fait à Rome), afin de s’en servir pour pousser celle de son fils.

« Le voilà ! » se dit-elle en regardant la photographie de Vronskï ; et elle se rappela soudain qu’il était l’auteur de son malheur présent. Elle n’avait pas pensé à lui de toute la matinée, mais la vue de ce visage noble, énergique, qu’elle connaissait et aimait tant, fit monter dans son cœur un flot d’amour. « Où est-il ? Pourquoi me laisse-t-il seule avec ma souffrance ? » se demanda-t-elle aussitôt avec amertume, oubliant qu’elle lui dissimulait avec soin tout ce qui touchait son fils. Aussitôt elle lui fit dire de monter chez elle, et l’attendit, le cœur serré, inventant les paroles qu’elle lui dirait ainsi que les mots d’amour avec lesquels il la consolerait. Le domestique revint lui dire que Vronskï avait une visite et qu’il faisait demander si elle pouvait le recevoir avec le prince Iachvine, nouvellement arrivé à Pétersbourg.

« Il ne viendra pas seul ! Et il ne m’a pas vue depuis hier, depuis le dîner, pensa-t-elle. Il ne viendra pas seul, mais il viendra avec Iachvine et je ne pourrai rien lui dire. » Tout à coup une pensée terrible lui traversa l’esprit.

« S’il avait cessé de m’aimer ! »

Aussitôt elle repassa dans sa mémoire les événements des derniers jours ; elle y trouvait la confirmation de cette horrible pensée. La veille il n’avait pas dîné avec elle ; il avait insisté pour ne pas habiter le même appartement qu’elle à Pétersbourg et maintenant il ne venait pas seul, comme s’il eût craint un tête-à-tête.

« Mais son devoir est de me l’avouer, le mien de m’éclairer ! Si c’est vrai, je sais ce qui me reste à faire », se dit-elle, bien qu’incapable de s’imaginer ce qu’elle deviendrait si son indifférence était prouvée. La pensée qu’il avait cessé de l’aimer l’amena au désespoir et lui donna une certaine surexcitation. Elle sonna sa femme de chambre, passa dans son cabinet de toilette, et prit un soin particulier à s’habiller, comme si Vronskï, devenu indifférent, eût pu redevenir amoureux à la vue d’une toilette et d’une coiffure seyantes. La sonnette retentit avant qu’elle fût prête…

En entrant dans le salon, ce fut Iachvine qu’elle aperçut d’abord. Il examinait les photographies de son fils qu’elle avait oubliées sur la table, et ne se hâtait pas de la regarder.

— Nous sommes d’anciennes connaissances, lui dit-elle en mettant sa petite main dans la main énorme de Iachvine qui se sentit gêné (ce qui semblait bizarre de la part de cet homme d’une taille gigantesque et dont le visage exprimait l’énergie). Nous nous sommes vus l’année dernière aux courses… Donnez, dit-elle, reprenant à Vronskï, par un mouvement rapide, la photographie de son fils, et le regardant de ses yeux brillants. — Les courses de cette année ont-elles été belles ? Nous avons vu les courses à Rome, au Corso. Mais vous n’aimez pas la vie à l’étranger, ajouta-t-elle en souriant. Je vous connais et quoique nous nous soyons peu rencontrés, je connais vos goûts.

— Je le regrette car mes goûts sont pour la plupart mauvais, dit Iachvine en mordant sa moustache gauche.

Après un moment de conversation, Iachvine, voyant que Vronskï regardait sa montre, demanda à Anna si elle comptait rester longtemps à Pétersbourg, et redressant son énorme taille, il prit son képi.

— Pas longtemps, je crois, dit-elle un peu gênée et regardant Vronskï.

— Alors nous ne nous reverrons plus ? dit Iachvine se tournant vers Vronskï. Où dînes-tu ?

— Venez dîner avec moi, dit Anna d’un ton décidé ; et contrariée de ne pouvoir dissimuler sa confusion toutes les fois que sa situation fausse s’affirmait devant un étranger, elle rougit. — Le dîner ici n’est pas très bon, mais du moins vous vous verrez ; de tous ses camarades de régiment vous êtes celui que préfère Alexis.

— Enchanté, répondit Iachvine avec un sourire qui prouva à Vronskï qu’Anna lui plaisait beaucoup.

Iachvine salua et sortit. Vronskï resta en arrière.

— Tu sors aussi ? lui demanda-t-elle.

— Je suis déjà en retard, répondit-il. Va, je te rejoins tout de suite, cria-t-il à son ami.

Elle lui prit la main et, sans le quitter des yeux, chercha ce qu’elle pourrait bien dire pour le retenir.

— Attends ! j’ai quelque chose à te demander, et elle approcha la main de Vronskï contre sa joue… Oui. Je n’ai pas eu tort de l’inviter à dîner ?

— Tu as très bien fait, répondit-il avec un sourire tranquille, laissant voir ses belles dents, et il lui baisa la main.

— Alexis, tu n’as pas changé pour moi ? demanda-t-elle en lui serrant la main entre les siennes. Alexis, je souffre ici. Quand partons-nous ?

— Bientôt, bientôt. Tu n’imagines pas combien à moi aussi cette vie est pénible, et il retira sa main.

— Eh bien ! va, va ! dit-elle d’un ton blessé et elle s’éloigna rapidement.