Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/03

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 247-253).


III

Kitty était particulièrement contente de se trouver un moment seule avec son mari car elle avait remarqué le mécontentement passager qui s’était traduit si vivement dans sa physionomie quand il était arrivé sur la terrasse et avait posé une question à laquelle on ne lui avait pas répondu. Ils prirent les devants sur la route poudreuse toute semée d’épis et de grains et quand ils furent hors de vue de la maison, elle s’appuya plus fortement sur son bras et le serra contre elle. Lévine avait déjà oublié l’impression pénible qu’il avait éprouvée et seul avec elle, obsédé par la pensée de sa grossesse qui ne le quittait pas d’un moment, il jouissait du sentiment pur, exempt de toute sensualité, et encore nouveau pour lui, de la présence de la femme aimée. Il n’avait rien à lui dire, mais il désirait entendre le son de sa voix, observer son regard que son état avait changé. Dans sa voix ainsi que dans son regard il y avait plus de douceur et de sérieux, comme il arrive chez les personnes toujours absorbées dans leur occupation favorite.

— Tu ne seras pas fatiguée ? Appuie-toi davantage, dit-il.

— Je suis heureuse d’être seule avec toi. Je t’avouerai que j’ai grand plaisir à être avec eux tous, mais que je regrette nos soirées d’hiver en tête à tête.

— C’était bien, et c’est encore mieux. Les deux sont bien, dit-il serrant son bras.

— Sais-tu de quoi nous parlions quand tu es venu ?

— Des confitures ?

— Oui, mais aussi des demandes en mariage.

— Ah ! fit Lévine écoutant plutôt le son de sa voix que ses paroles, attentif à contourner les obstacles contre lesquels elle aurait pu buter dans le sentier du bois qu’ils suivaient maintenant.

— Nous avons causé de Serge Ivanovitch et de Varenka. As-tu remarqué ? J’en serais heureuse… continua-t-elle. Qu’en penses-tu ?

Elle le regarda.

— Je ne sais que penser, répondit en souriant Lévine. Sous ce rapport Serge m’a toujours étonné… je t’ai raconté…

— Oui, qu’il a été amoureux d’une jeune fille qui est morte.

— J’étais encore enfant ; je le sais par des racontars. Je me le rappelle alors… Il était extraordinairement séduisant. Depuis, je l’ai observé avec les femmes : il est aimable, quelques-unes lui plaisent, mais on sent que pour lui elles ne sont que des êtres humains.

— Mais Varenka… Il me semble qu’il y a quelque chose…

— Peut-être… Mais il faut le connaître… C’est un homme extraordinaire, admirable… Il ne vit que par l’âme. C’est un homme trop pur, son âme est trop haute…

— Tu veux dire que ce serait pour lui une déchéance ?

— Non, mais il est si habitué à sa vie solitaire, spirituelle, qu’il ne peut s’accommoder de la réalité, et Varenka, malgré tout, c’est une réalité.

Lévine avait l’habitude d’exprimer franchement sa pensée sans perdre la peine de la vêtir de paroles exactes. Il savait que sa femme comprenait dans ces cas ce qu’il voulait dire. Une allusion seule lui suffisait. Elle le comprit.

— Oui, mais il n’y a pas en elle la même réalité qu’en moi, par exemple. Je comprends qu’il n’aurait pas pu devenir amoureux de moi ; mais Varenka est toute spirituelle…

— Mais non… il t’aime beaucoup… Et je suis très heureux que les miens t’aiment…

— Oui, il est indulgent pour moi, mais…

— Pas comme feu Nikolenka… Vous vous aimiez. Pourquoi ne pas le dire ? ajouta-t-il. Parfois je me fais des reproches ; nous finirons par l’oublier. Ah ! quel homme terrible et charmant !… Oui. Que disions-nous ? reprit Lévine après un court silence.

— Tu disais qu’il ne pouvait tomber amoureux, dit Kitty exprimant à sa façon l’idée de son mari.

— Je ne dis pas cela, fit en souriant Lévine, mais il n’a pas la faiblesse qui est nécessaire… Je l’ai toujours envié, et je l’envie encore malgré mon bonheur.

— Tu l’envies de ne pouvoir être amoureux ?

— Je l’envie d’être meilleur que moi, répondit Lévine en souriant. Sa vie n’a rien d’égoïste. Toute sa vie est subordonnée au devoir, c’est pourquoi il peut être heureux et tranquille.

— Et toi ? dit Kitty avec un sourire à la fois railleur et tendre.

Elle n’aurait pu expliquer la marche des idées qui la faisaient sourire, mais sa conclusion était que son mari qui admirait tant son frère et s’humiliait devant lui n’était pas sincère. Kitty savait que ce manque de franchise provenait de l’amour de son mari pour son frère, d’une sorte de gêne pour son trop grand bonheur et surtout de son désir obstiné d’être meilleur. Elle aimait ces traits en lui, et c’est pourquoi elle souriait.

— Et toi, de quoi es-tu mécontent ? lui demanda-t-elle avec le même sourire.

Il était heureux de sa méfiance et inconsciemment la provoquait pour qu’elle en dise les causes.

— Je suis heureux mais mécontent de moi.

— Comment peux-tu être mécontent si tu es heureux ?

— Comment t’expliquer ? Je désire par-dessus tout que tu ne fasses pas un faux pas… Il ne faut pas sauter, dit-il interrompant la conversation pour lui reprocher son mouvement trop vif en enjambant une branche qui barrait le sentier… Quand je pense à moi et me compare aux autres, surtout à mon frère, je sens que je ne vaux pas grand-chose.

— Mais pourquoi ? répéta Kitty avec le même sourire. Ne fais-tu pas ce que font tous les autres ? Et tes paysans, et ton exploitation, et ton livre ?

— Non, je le sens, surtout maintenant. C’est de ta faute si cela ne va pas comme je voudrais, dit-il en lui serrant la main. Je travaille comme ça, en passant. Si je pouvais aimer tout cela comme je t’aime, toi… mais depuis ces derniers temps je fais tout cela comme une corvée.

— Alors que diras-tu de papa ? Est-il mauvais parce qu’il ne collabore pas à l’œuvre publique ?

— Lui ? Non. Mais il faut avoir sa simplicité, sa clarté, sa bonté, et moi, ai-je tout cela ? Je ne fais rien et me tourmente. Et tout cela c’est de ta faute. Quand tu n’étais pas là, quand il n’y avait pas cela, dit-il la regardant d’une façon particulière qu’elle comprenait, je donnais toutes mes forces au travail, et maintenant je ne le puis plus et j’en ai honte, le travail me semble une corvée ; je finis…

— Dis-moi, voudrais-tu changer à l’instant avec Serge Ivanovitch ? Voudrais-tu n’avoir à t’occuper que du bien public, et comme lui, n’aimer que cela et rien de plus ?

— Certes non. Au reste je suis trop heureux pour raisonner juste… Ainsi tu crois qu’il se déclarera aujourd’hui ? ajouta-t-il après un moment de silence.

— Oui et non, seulement je le désire vivement. Attends !

Elle se pencha et cueillit une marguerite qui poussait au bord du sentier. Comptons. Se déclarera-t-il ou non ? dit-elle lui donnant la fleur.

— Oui, non. Oui, non ?… dit Lévine arrachant chaque ligule blanche étroite.

— Non ! arrêta Kitty qui suivait anxieusement ses doigts. Non, tu en as arraché deux, dit-elle lui saisissant la main.

— Oui, mais en revanche, cette petite ne compte pas, dit Lévine… Tiens, le break qui nous rejoint.

— Tu n’es pas fatiguée, Kitty ? cria la princesse.

— Pas du tout.

— Sans quoi tu pourrais t’asseoir ; les chevaux sont très doux, et nous irons au pas.

— Ce n’est pas la peine.

Ils étaient presque arrivés et la promenade se continua à pied.