Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/02

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 238-246).


II

Sur la terrasse où les dames se réunissaient volontiers après le dîner, on se livrait ce jour-là à une grave occupation. Outre la confection de la layette du futur bébé, à laquelle tous travaillaient, on y faisait des confitures d’après une recette nouvelle pour Agafia Mikhaïlovna : sans y mettre d’eau. Kitty tenait à imposer cette recette, pratiquée chez sa mère. Agafia Mikhaïlovna, à qui incombait cette besogne, persuadée que la méthode en usage chez les Lévine ne pouvait être mauvaise, avait cependant mis de l’eau pour faire la confiture de fraises, affirmant qu’on ne pouvait faire autrement. On s’en était aperçu et on l’avait obligée à faire la confiture de framboise devant témoins ; elle verrait alors que sans eau la confiture est également bonne.

Agafia Mikhaïlovna, rouge, mécontente, les cheveux en désordre, ses bras maigres nus jusqu’aux coudes, tournait la bassine à confitures au dessus d’un réchaud ; d’un air méchant elle regardait la framboise, désirant de tout son cœur que la confiture ne réussît pas. La vieille princesse, à qui était due l’introduction de cette nouvelle méthode, sentant peser sur elle la colère d’Agafia Mikhaïlovna, feignait de ne pas s’occuper de la confiture ; elle causait avec ses filles d’un air indifférent, mais surveillait la bonne du coin de l’œil.

— Moi, j’achète toujours moi-même l’étoffe pour les femmes de chambre… disait la princesse continuant la conversation commencée… Il faudrait peut-être écumer, ma chère ? ajouta-t-elle s’adressant à Agafia Mikhaïlovna. Tu n’as pas besoin de le faire ; c’est trop chaud… dit-elle arrêtant Kitty.

— Non, c’est moi qui le ferai, dit Dolly ; et, se levant lentement, elle se mit à passer la cuiller sous l’écume qu’elle secouait ensuite sur une assiette déjà couverte d’écumes de diverses couleurs : rose ou jaune, et de sirop.

« Comme ils lécheront cela avec le thé », se dit-elle pensant à ses enfants, et se souvenant qu’étant petite, elle s’étonnait de voir que les grandes personnes ne mangeaient pas l’écume, le meilleur selon elle.

— Stiva prétend qu’il vaut mieux donner l’argent, dit Dolly, continuant la conversation sur la meilleure façon de faire des cadeaux aux domestiques. — Mais…

— Comment peut-on donner de l’argent, s’écrièrent d’une seule voix la vieille princesse et Kitty… C’est l’attention qu’elles apprécient.

— Moi, par exemple, l’année dernière, j’ai acheté pour notre Matriona Séméonovna, une étoffe en ce genre, dit la vieille princesse.

— Je me rappelle qu’elle l’avait le jour de votre fête.

— Un joli dessin, si simple et si distingué ; si elle n’avait pas la pareille, je voudrais l’avoir. C’est comme la robe de Varenka : distingué et si bon marché !

— Je crois que c’est fait, dit Dollv, faisant couler le sirop de la cuiller. Continue encore un peu, Agafia Mikhaïlovna.

— Ah ! ces mouches ! fit avec colère Agafia Mikhaïlovna. Ce sera toujours la même chose, ajouta-t-elle.

— Oh ! comme il est gentil, ne l’effrayez pas, fit tout-à-coup Kitty apercevant un moineau perché sur la rampe de la terrasse et picorant une framboise.

— Oui, mais tu feras bien de t’éloigner du fourneau, dit la mère.

— À propos de Varenka, dit Kitty en français pour n’être pas comprise d’Agafia Mikhaïlovna, savez-vous, maman, que j’attends aujourd’hui une décision. Vous comprenez quoi. Ce serait bien…

— Quelle belle marieuse ! dit Dolly. Avec quel tact et quelle habileté elle les unit…

— Non, maman, qu’en pensez-vous ?

— Mais qu’en penser. Lui (c’était Serge Ivanovitch), a le droit de prétendre aux meilleurs partis de la Russie. Il est vrai qu’il n’est plus tout jeune ; néanmoins beaucoup seraient flattées de l’épouser, C’est une excellente personne, mais il pourrait…

— Mais songez donc, maman, que pour lui et pour elle on ne peut rêver mieux. Premièrement elle est charmante, dit Kitty pliant un doigt.

— Elle lui plaît beaucoup, c’est vrai, confirma Dolly.

— Ensuite, sa situation est si belle qu’il n’a aucun besoin d’épouser une femme à cause de ses relations ou de sa fortune. Ce qu’il lui faut c’est une femme bonne, charmante, douce…

— Oh ! avec elle, on peut-être tranquille, opina Dolly.

— Troisièmement, il faut qu’elle l’aime. Et cela est. En un mot ce serait parfait… j’espère qu’à leur retour du bois tout sera décidé. Je le verrai tout de suite à leurs regards, j’en serais si heureuse ! Quand penses-tu, Dolly ?

— Mais ne t’énerve pas ainsi ; tu n’en as nullement besoin, dit sa mère.

— Mais je ne m’énerve pas, maman. Il me semble que c’est aujourd’hui qu’il fera sa déclaration.

— Ah ! c’est si étrange, comment se font les déclarations… Il y a un obstacle quelconque, et tout d’un coup, cet obstacle disparaît… dit Dolly avec un sourire mélancolique, se rappelant ses fiançailles avec Stépan Arkadiévich.

— Maman, comment papa vous a-t-il demandée en mariage ? dit tout-à-coup Kitty.

— Mais très simplement, répondit la princesse dont le visage s’illumina à ce souvenir.

— Non, mais comment ! L’aimiez-vous avant qu’il se fût déclaré ?

Kitty éprouvait un plaisir particulier à pouvoir, en sa qualité de femme mariée, aborder ces sujets importants avec sa mère comme avec une égale.

— Certainement. Il venait chez nous, à la campagne.

— Mais comment cela s’est-il décidé, maman ?

— Tu crois sans doute avoir inventé quelque chose de nouveau. C’est toujours la même chose. Tout s’est fait par les yeux et le sourire.

— Comme vous avez dit vrai, maman ; précisément avec les yeux et le sourire, approuva Dolly.

— Mais quelles paroles a-t-il prononcées ?

— Lesquelles a prononcées Kostia ?

— Lui il a écrit sa déclaration avec de la craie. C’était surprenant… Qu’il y a longtemps de cela déjà, dit-elle.

Et les trois femmes se plongèrent dans les mêmes pensées.

Kitty la première rompit le silence. Elle se rappelait l’heure qui avait précédé son mariage et son emballement pour Vronskï.

— Une seule chose… cette ancienne passion de Varenka, dit-elle en vertu d’une association d’idées. Je voulais en parler à Serge Ivanovitch, le préparer… Tous les hommes sont horriblement jaloux de notre passé, ajouta-t-elle.

— Pas tous, dit Dolly. Tu en juges d’après ton mari. Je suis sûre que le souvenir de Vronskï le tourmente encore. N’est-ce pas ?

— C’est vrai, dit Kitty pensive, en souriant des yeux.

— Je ne comprends pas en quoi ton passé peut l’inquiéter ? intervint la vieille princesse. Vronskï t’a fait la cour, mais à quelle jeune fille cela n’arrive-t-il pas ?

— Il ne s’agit pas de cela, répondit Kitty en rougissant.

— Non, permets, continua la mère. C’est toi qui n’as pas voulu me permettre de parler à Vronskï. Tu te souviens ?

— Ah ! maman ! fit Kitty avec une expression de souffrance.

— Maintenant on ne peut vous retenir… Vos relations ne sont pas allées plus loin qu’il ne convenait… moi même y veillais… D’ailleurs, ma chérie, il n’est pas du tout bien pour toi de t’émotionner. Je t’en prie, n’y pense plus et calme-toi.

— Je suis tout à fait calme, maman.

— Combien l’arrivée d’Anna a été heureuse pour Kitty et malheureuse pour elle, dit Dolly. Oui, c’est tout à fait le contraire, ajouta-t-elle, frappée de son idée. Alors Anna était heureuse et Kitty se trouvait malheureuse. Et maintenant c’est tout l’opposé. Je pense souvent à elle !

— Ce n’est pas la peine. Une femme sans cœur, dit la mère qui ne pouvait oublier que Kitty avait épousé Lévine et non Vronskï.

— Quel besoin aviez-vous de parler de cela ? dit Kitty avec dépit. Je n’y pense jamais et n’y veux pas penser… non, je n’y veux pas penser, répéta-t-elle, entendant le pas bien connu de son mari sur l’escalier de la terrasse.

— À qui ne veux-tu plus penser ? demanda Lévine paraissant sur la terrasse.

Mais personne ne lui répondit et il ne renouvela pas sa question.

— Je regrette de troubler votre intimité, dit-il en jetant sur elle un regard mécontent, et comprenant qu’il venait d’être question de quelque chose qu’on n’aurait pas dit en sa présence.

Pour un instant il partagea les sentiments d’Agafia Mikhaïlovna furieuse d’être obligée de faire la confiture de framboises à la mode Stcherbatzkï. Cependant il sourit et s’approcha de Kitty.

— Eh bien ? lui demanda-t-il, avec cette expression qu’il avait toujours, maintenant, en s’adressant à elle.

— Rien. Tout va bien, répondit Kitty en souriant. Et toi, comment vas-tu ?

— On a apporté trois fois plus que la charrette peut contenir. Viens-tu au-devant des enfants ? J’ai fait atteler.

— Quoi ! tu veux emmener Kitty en break ? dit la mère d’un ton de reproche.

— Mais nous irons au pas, princesse.

Lévine n’appelait jamais sa belle-mère maman, comme le font d’ordinaire les gendres, et la princesse en était offensée. Mais bien que Lévine aimât et respectât la princesse, il aurait cru porter atteinte au souvenir de sa mère en lui donnant ce nom.

— Viens avec nous, maman, dit Kitty.

— Je ne veux pas voir ces folies.

— Alors j’irai à pied. C’est très bon pour moi, dit Kitty se levant pour prendre le bras de son mari.

— C’est bon en effet, mais il ne faut pas exagérer, dit la princesse.

— Eh bien, Agafia Mikhaïlovna, la confiture est-elle faite ? demanda Lévine souriant à la vieille bonne pour la dérider. La nouvelle méthode est-elle bonne ?

— On prétend que c’est bien. Moi, je les trouve trop cuites.

— Cela vaut mieux, Agafia Mikhaïlovna, du moins elles n’aigriront pas ; d’autant mieux qu’il n’y a plus de glace et qu’on ne saurait où les conserver, dit Kitty comprenant aussitôt l’intention de son mari et s’adressant à la vieille sur le même ton. En revanche maman dit qu’elle n’a jamais mangé d’aussi bonne marmelade que celle que vous faites, ajouta-t-elle, en ajustant le fichu de la vieille femme.

Agafia Mikhaïlovna regarda Kitty d’un air fâché.

— Ne me consolez pas, madame, dit-elle ; il me suffit de vous voir avec lui pour être contente.

— Venez avec nous chercher des champignons, vous nous montrerez les bons endroits.

Agafia Mikhaïlovna sourit et hocha la tête d’un air de dire : Je voudrais bien vous garder rancune, mais c’est impossible.

— Suivez mon conseil, dit la vieille princesse ; au-dessus de chaque pot mettez un rond de papier mouillé de rhum et vous n’aurez pas besoin de glace pour conserver la confiture.