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Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/20

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 369-376).


XX

— Eh bien, princesse, la voilà cette Dolly que vous désiriez tant voir, dit Anna paraissant avec Daria Alexandrovna sur la grande terrasse à balcon de pierre où, à l’ombre, était installée, devant un métier, la princesse Barbe qui brodait un fauteuil pour le comte Vronskï. Elle dit qu’elle ne veut rien prendre avant le dîner, mais tâchez de la faire goûter pendant que j’irai chercher Alexis et amènerai ces messieurs.

La princesse Barbe fit un accueil gracieux et légèrement protecteur à Dolly. Aussitôt elle se mit à lui expliquer qu’elle s’était installée chez Anna parce qu’elle l’avait toujours mieux aimée que sa sœur Catherine Pavlovna, qui avait élevé Anna, et qu’elle considérait comme un devoir de leur venir en aide dans cette période transitoire si pénible.

— Dès que son mari aura consenti au divorce, je me retirerai dans ma solitude, mais actuellement, je puis leur être utile et remplirai mon devoir quelque pénible qu’il soit. Je ne suis pas comme les autres. Et toi, tu es très gentille d’être venue. Tu as très bien agi. Ils vivent comme les meilleurs époux. Dieu soit leur juge et non pas nous. Et Birusovski, et madame Avéniev… Et Nikandrov lui-même… et Vassiliev avec madame Mamovov et Lise Neptounov… N’ont-ils pas fait de même ? Personne n’a rien dit et à la fin ils ont été reçus partout. Et puis, c’est un intérieur si joli, si comme il faut. Tout à fait à l’anglaise. On se réunit le matin au breakfast et puis on se sépare. Jusqu’au dîner, chacun fait ce qu’il veut. On dîne à sept heures. Stiva a très bien fait de t’envoyer. Il doit être en bons termes avec eux. Par sa mère et son frère, il est très influent. En outre il est fort généreux. On t’a parlé de l’hôpital ? Ce sera admirable. Tout vient de Paris.

Cette conversation fut interrompue par Anna qui revint sur la terrasse, suivie des messieurs qu’elle avait trouvés dans la salle de billard.

Il restait plusieurs heures avant le dîner, et on proposa divers moyens de les passer agréablement. Ces moyens étaient nombreux à Vosdvijenskoié et tout différents de ceux qui étaient habituels à Pokrovskoié.

Une partie de lawn-tennis, proposa Veslovski avec un joli sourire. Je serai encore le partenaire d’Anna Arkadievna !

— Il fait trop chaud. Faisons plutôt un tour dans le parc et une promenade en bateau pour montrer le paysage à Daria Alexandrovna, proposa Vronskï.

— J’accepte tout, dit Sviajski.

— Je pense qu’il sera plus agréable pour Dolly de marcher, n’est-ce pas, et ensuite nous prendrons le bateau, dit Anna.

Il fut ainsi décidé. Veslovski et Touchkevitch allèrent se baigner, puis préparer le bateau, et promirent d’attendre là.

Anna avec Sviajski et Dolly avec Vronskï suivirent les allées du parc. Dolly était un peu confuse et gênée dans ce milieu nouveau pour elle.

Involontairement, non seulement elle justifiait la conduite d’Anna, mais l’approuvait, et ainsi qu’il arrive aux femmes moralement irréprochables, fatiguées de leur vie monotone, non seulement elle excusait l’amour criminel, mais même l’enviait un peu, et de plus elle aimait Anna de tout son cœur. Mais transportée au milieu de ces gens étrangers, aux habitudes d’élégance raffinée qui lui étaient inconnues, Daria Alexandrovna se sentait gênée. Il lui était surtout désagréable de voir la princesse Barbe leur pardonner tout, à cause du confort dont elle jouissait.

En théorie, Dolly approuvait la conduite d’Anna, mais il lui était pénible de se trouver en présence de l’homme qui avait été cause de sa chute, et d’autant plus que Vronskï ne lui avait jamais inspiré de sympathie ; elle l’avait toujours trouvé orgueilleux sans rien remarquer en lui, sauf la fortune, dont il pût s’enorgueillir. Mais, malgré tout, il était chez lui et lui en imposait encore davantage, aussi ne pouvait-elle être à l’aise avec lui. Elle se sentait humiliée devant lui, comme devant la femme de chambre à cause de sa camisole. Devant la femme de chambre, ce n’était pas absolument de la honte qu’elle avait éprouvée à cause de la camisole rapiécée, de même devant lui, elle n’était pas honteuse mais plutôt gênée.

Dolly confuse cherchait un sujet de conversation. Connaissant son orgueil, elle n’osait guère lui faire de compliments sur la beauté de sa demeure et de son jardin ; néanmoins, faute de mieux, elle risqua quelques paroles d’admiration sur le manoir.

— Oui, c’est une belle construction, d’un beau style, dit-il.

— Ce qui m’a plu beaucoup, c’est la cour d’honneur. Était-elle toujours ainsi ?

— Oh ! non ! Si vous l’aviez vue au printemps ! dit-il, et son visage s’éclaira de plaisir ; et peu à peu, il fit remarquer à Dolly les divers embellissements de la maison et du jardin.

Vronskï avait évidemment consacré beaucoup de travail à l’amélioration et à l’embellissement de sa propriété ; et il sentait le besoin de les faire admirer à une nouvelle personne, se réjouissant des louanges de Daria Alexandrovna.

— Si vous n’êtes pas trop fatiguée, nous pourrons aller jusqu’à l’hôpital ? Ce n’est pas loin, dit-il regardant Dolly pour s’assurer que cette proposition ne l’ennuyait pas. Veux-tu, Anna ?

— Certainement. N’est-ce pas ? répondit celle-ci s’adressant à Sviajski. Mais il ne faut pas laisser le pauvre Veslovski ni Touchkevitch se morfondre dans le bateau. Il faut les avertir.

— Oui, c’est un monument qu’il laissera ici, dit Anna s’adressant à Dolly, avec le même sourire que lorsque pour la première fois elle lui avait parlé de l’hôpital.

— Une fondation capitale, dit Sviajski ; et aussitôt, pour ne pas avoir l’air de flagorner Vronskï, il ajouta : Cependant, comte, je m’étonne que vous, si préoccupé de la question sanitaire, que vous qui avez tout fait pour l’hygiène du peuple, restiez indifférent aux écoles.

C’est devenu tellement commun, les écoles ! dit Vronskï. Et puis là, je me suis laissé entraîner. Par ici, dit-il à Daria Alexandrovna, en lui désignant une allée latérale.

Les dames ouvrirent leurs ombrelles et s’engagèrent dans l’allée. Après avoir fait quelques détours et franchi une porte, Daria Alexandrovna aperçut devant elle, sur une hauteur, un grand édifice, presque achevé, en briques rouges, d’une architecture compliquée, et dont le toit de fer, non encore peint, étincelait au soleil. Une autre construction, encore entourée d’échafaudages, s’élevait à côté, et des ouvriers en costume de travail alignaient les briques et versaient la chaux.

— L’ouvrage avance rapidement chez vous, remarqua Sviajski ; la dernière fois que je suis venu le toit n’était pas encore posé.

— Ce sera terminé pour l’automne, car l’intérieur est presque achevé dit Anna.

— Et quel est ce nouveau bâtiment ?

— Un logement pour le médecin, et une pharmacie, répondit Vronskï ; et voyant approcher l’architecte en paletot, il s’excusa près des dames, et alla le rejoindre. Il contourna la fosse d’où les ouvriers tiraient de la chaux, rejoignit l’architecte et se mit à lui parler avec animation.

— Le fronton est encore trop bas, répondit-il à Anna qui lui demandait de quoi il s’agissait.

— Je disais bien qu’il fallait soulever la base, dit-celle-ci.

— Sans doute, Anna Arkadiévna, ce serait mieux mais c’est fait, dit l’architecte.

— Oui, je m’intéresse beaucoup à cette construction, dit Anna à Sviajski qui montrait de l’étonnement à la voir discuter ainsi avec l’architecte. Le nouveau bâtiment doit correspondre à l’hôpital tandis qu’il a été conçu après et sans plan.

L’entretien avec l’architecte terminé, Vronskï rejoignit les dames et leur fit visiter l’hôpital.

À l’extérieur, les corniches n’étaient pas encore finies, et on peignait le rez-de-chaussée, mais l’étage supérieur était presque complètement terminé. Ils montèrent un large escalier de fonte et entrèrent dans une vaste salle aux murs recouverts de stuc, éclairée par d’immenses fenêtres. Seul le parquet de chêne n’était pas entièrement prêt, et les menuisiers, abandonnant leur travail, ôtèrent les cordes qui retenaient leurs cheveux, pour saluer les visiteurs.

— C’est la salle de réception, dit Vronskï. Il y aura là un bureau, une table, une armoire et rien de plus. Par ici. Allons, par ici !

— Ne t’approche pas des fenêtres ! dit Anna touchant du doigt la peinture pour voir si elle était sèche. — Tiens, c’est déjà sec, ajouta-t-elle.

De la salle de réception ils passèrent dans le couloir. Là Vronskï leur expliqua le nouveau système de ventilation, puis il leur montra les baignoires en marbre, les lits à sommier, et leur fit visiter l’une après l’autre les chambres, les pièces de débarras, la lingerie. Ensuite il leur fit voir un poêle d’un modèle nouveau, puis des fauteuils roulants ne faisant aucun bruit et beaucoup d’autres choses. Sviajski regardait tout en homme qui sait apprécier les perfectionnements. Dolly s’étonnait franchement de tout ce qu’elle voyait, posant de nombreuses questions, ce qui causait à Vronskï un plaisir évident.

— Oui, je pense que cet hôpital sera le seul de son genre en Russie, remarqua Sviajski.

— N’y aura-t-il pas une salle d’accouchements ? demanda Dolly. C’est si nécessaire à la campagne. Mais, souvent…

Malgré sa politesse Vronskï l’interrompit :

— Ce n’est pas une maternité, c’est un hôpital destiné à toutes les maladies, sauf les maladies contagieuses. Tenez, regardez cela ! dit-il, roulant vers Anna le fauteuil qu’il avait fait venir pour les convalescents. Regardez. Il s’assit et fit rouler le fauteuil. Le malade ne peut pas marcher, il est encore faible ou il souffre des jambes, mais il lui faut de l’air, et il se promène ainsi.

Daria Alexandrovna s’intéressait à tout ; tout lui plaisait beaucoup, mais surtout Vronskï lui-même avec son enthousiasme naïf, simple.

« Il est vraiment bon et charmant », pensa-t-elle plusieurs fois sans l’écouter mais le regardant, et pénétrant son expression, puis en pensée se reportant vers Anna. Il lui plaisait tant dans son animation qu’elle comprit qu’Anna ait pu l’aimer.