Anna Karénine (trad. Bienstock)/VI/28

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 427-434).


XXVIII

Lévine se trouvait assez loin. Un gentilhomme, à côté de lui, respirait péniblement, râlant presque, et un autre dont les semelles épaisses grinçaient l’empêchait d’entendre. Il percevait faiblement la voix douce du maréchal de la noblesse, puis la voix perçante du gentilhomme sarcastique, et ensuite celle de Sviajski. Autant qu’il pouvait en juger, ils discutaient un article du règlement et la signification des mots : celui qui se trouve sous le coup de la poursuite.

La foule s’écarta pour laisser le passage à Serge Ivanovitch qui s’approchait du bureau. Ayant entendu la fin du discours du monsieur sarcastique, Serge Ivanovitch, en réponse, exposa que le mieux serait de se reporter au texte de la loi, et il demanda au secrétaire de trouver cet article. Il y était dit qu’en cas de divergence d’opinion on devait aller aux voix.

Serge Ivanovitch lut l’article et se mit à l’interpréter. Mais tout à coup un propriétaire, un homme de haute taille, gros, voûté, les moustaches pommadées, sanglé dans un uniforme au col trop étroit, l’interrompit. Il s’approcha du bureau, et y frappant avec sa bague, s’écria à haute voix :

— Voter ! Des boules ! Assez de bavardage ! Les boules !

Aussitôt plusieurs voix se firent entendre, et le gentilhomme à la bague, s’excitant de plus en plus, cria d’une voix encore plus forte. Mais on ne pouvait comprendre ce qu’il disait.

Il était du même avis que Serge Ivanovitch, et ne l’interrompait que par animosité contre lui et son parti. Cette animosité se communiqua au parti adverse qui se mit à protester, bien qu’avec plus de réserve. Des clameurs s’élevèrent et il se fit un tel vacarme que le maréchal de la noblesse dut réclamer le silence.

— Votons ! Votons ! Tout vrai gentilhomme comprendra…

— Nous verserons notre sang… la confiance du souverain…

— Il ne s’agit pas de cela… Permettez !… Les boules !… C’est une lâcheté ! criaient de tous côtés des voix agacées et furieuses.

Les visages et les attitudes étaient encore plus excités et plus agressifs que les paroles ; ils indiquaient une haine irréductible. Lévine ne comprenait nullement de quoi il s’agissait, et il s’étonnait de la passion que tous apportaient à débattre s’il fallait ou non voter sur le cas de Flérov. Il oubliait, comme le lui expliqua ensuite Serge Ivanovitch, que pour le bien public il fallait renverser le maréchal de la noblesse de la province, ce qui exigeait la majorité des boules, et que pour avoir cette majorité, il fallait donner à Flérov le droit de vote, enfin que pour admettre Flérov à voter il fallait interpréter l’article de la loi.

— Une seule voix peut décider toute la question, et il faut être sérieux et conséquent si l’on veut contribuer au bien public, conclut Serge Ivanovitch.

Mais Lévine l’oubliait ; il lui était pénible de voir cette irritation haineuse s’emparer d’hommes honnêtes, qu’il estimait. Pour chasser ce sentiment pénible, sans attendre la fin de la discussion, il passa dans la petite salle où il n’y avait personne excepté les valets autour du buffet. À la vue des visages sérieux et animés des valets occupés à essuyer et à ranger la vaisselle, Lévine éprouva soudain un certain soulagement analogue à celui qu’on éprouve en passant d’une atmosphère viciée à l’air pur.

Il se mit à marcher de long en large, regardant avec plaisir les valets. Il approuvait l’attitude d’un vieux valet à favoris gris, qui, dédaigneux des moqueries des plus jeunes, leur montrait comment il fallait plier les serviettes. Lévine voulait lui adresser la parole quand, tout à coup, le secrétaire de la tutelle, un petit vieillard qui connaissait par leurs prénoms et les prénoms de leurs pères, tous les gentilshommes de la province, vint l’appeler.

— Constantin Dmitritch, venez. Votre frère vous cherche, on vote une motion.

Lévine entra dans la salle ; on lui remit une boule blanche, et, suivant son frère, il s’approcha de la table près de laquelle se trouvait Sviajski ; celui-ci, l’air imposant et ironique, ramassait sa barbe à pleine main et la remontait sous ses narines. Serge Ivanovitch mit la main dans l’urne et posa sa boule et, laissant la place à Lévine, s’arrêta à côté de lui. Lévine s’approcha, mais ayant complètement oublié de quoi il s’agissait, tout confus, il demanda à Serge Ivanovitch où il fallait la placer. Il fit la question tout bas, espérant qu’au milieu des conversations on ne l’entendrait pas. Mais juste à ce moment les causeurs se turent et la malencontreuse question fut entendue.

Serge Ivanovitch fronça les sourcils.

— Chacun fait comme il l’entend, dit-il sévèrement.

Plusieurs souriaient. Lévine rougit, glissa hâtivement sa main sous le tapis et posa la boule à droite, puisqu’il la tenait de la main droite. Mais aussitôt il se rappela qu’il fallait mettre la main gauche, et il la mit aussi sur le tapis ; mais il était déjà trop tard, et encore plus confus il s’éloigna au plus vite dans les rangs les plus reculés.

— Cent vingt-six pour l’admission ; quatre-vingt-dix-huit contre ! lut le secrétaire sans prononcer les r.

Puis des rires s’entendirent. On avait trouvé dans l’urne un bouton et deux noisettes. Le gentilhomme était admis à voter : les nouveaux triomphaient.

Mais le vieux parti ne se tint pas pour battu. Lévine entendit qu’on demandait à Snetkov de se présenter, et il aperçut la foule des gentilshommes se pressant autour du maréchal de la noblesse qui lisait quelque chose. Lévine se rapprocha. Répondant aux gentilshommes, Snetkov parlait de la confiance et de l’amitié que lui témoignait la noblesse, bien qu’il en fût indigne, car son seul mérite résidait dans son dévouement à la noblesse à laquelle il avait consacré douze années de service. Il répéta plusieurs fois : « J’ai servi selon mes forces, fidèlement, loyalement ; j’apprécie vos démarches et vous remercie. » Puis tout à coup les larmes l’empêchèrent de continuer et il quitta la salle. Ces larmes provenaient-elles de la conscience de l’injure qui lui était faite, de son attachement à la noblesse ou de la tension de la situation dans laquelle il se trouvait, ainsi entouré d’ennemis ? Toujours est-il que son émotion gagna la majorité des gentilshommes, et que Lévine ressentit de la tendresse pour Snetkov.

Dans la porte, le maréchal de la noblesse se rencontra avec lui.

— Pardon, — excusez-moi, je vous prie, dit-il, comme s’il avait affaire à un inconnu ; mais reconnaissant Lévine il sourit timidement.

Il sembla à Lévine qu’il voulait dire quelque chose que l’émotion l’empêchait d’exprimer. L’expression de sa physionomie et de toute sa personne, en uniforme décoré et culottes blanches galonnées, rappela à Lévine, au moment où il marchait hâtivement vers lui, l’attitude de l’animal traqué à la chasse qui se sent en danger. Cette expression du visage du maréchal de la noblesse toucha d’autant plus Lévine que, la veille encore, il était allé chez lui pour ses affaires de tutelle et l’avait vu dans son rôle de brave père de famille. La grande maison aux meubles démodés, les vieux valets dépourvus d’élégance, pas très soignés mais très respectueux, évidemment d’anciens serfs qui n’avaient pas changé de maître ; l’épouse, grosse, bonasse, en bonnet de dentelle et châle turc, qui caressait sa jolie petite-fille, l’enfant de sa fille ; le fils, un beau garçon, lycéen de sixième, qui rentrant du lycée vint baiser la grosse main de son père ; les paroles douces et les gestes importants du maître de la maison, le souvenir de tout cela faisait naître involontairement en Lévine le respect et la compassion. Maintenant le vieillard lui paraissait touchant et pitoyable et il désirait lui dire quelques mots aimables.

— J’espère que vous resterez notre maréchal, dit-il.

— J’en doute, répondit-il en regardant autour de lui d’un air effrayé. Je suis vieux et fatigué, que de plus jeunes et de plus dignes que moi prennent ma place.

Et le maréchal de la noblesse disparut par une porte latérale.

Le moment le plus solennel était venu. On allait procéder aux élections. Les chefs des deux partis adverses comptaient sur leurs doigts les boules blanches et noires.

La discussion sur le cas de Flérov, non seulement valait au nouveau parti la boule de Flérov, mais lui faisait gagner du temps, si bien qu’on parvint à ramener trois gentilshommes privés, grâce aux intrigues du vieux parti, de la possibilité de prendre part au vote. Deux gentilshommes qui avaient un faible pour le vin, avait été amenés en état d’ivresse par les partisans de Snetkov ; et on avait, au troisième, enlevé son uniforme. Informé de ces faits, le nouveau parti, pendant qu’on discutait le cas de Flérov, envoya quelqu’un des siens chercher un uniforme pour le gentilhomme, et on ramena un des deux ivrognes à la séance.

— J’en ramène un ; je l’ai fait revenir avec de l’eau, dit en venant vers Sviajski, le propriétaire qui s’était chargé d’aller le chercher. Il n’est pas en trop mauvais état ; ça ira.

— Il ne tombera pas ? demanda Sviajski en hochant la tête.

— Non, il est d’aplomb ; mais il ne faut rien lui laisser boire ; sous aucun prétexte… Je l’ai dit au sommelier…