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Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/02

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 7-14).


II

— Alors, fais-moi plaisir, va chez les Bole, dit Kitty à son mari, quand celui-ci, à onze heures du matin, vint la trouver avant de sortir. Je sais que tu dînes au cercle, papa t’y a inscrit. Et ce matin que fais-tu ?

— J’irai chez Katavassov.

— Pourquoi si tôt ?

— Il m’a promis de me faire faire la connaissance de Métrov. Je voudrais causer avec lui de mon ouvrage. C’est un savant très connu.

— Oui, c’est son article que tu trouvais si bien. Et après ? demanda Kitty.

— J’irai peut-être aussi au tribunal pour l’affaire de ma sœur.

— Et au concert ? fit-elle.

— Pourquoi irais-je, seul ?

— Non, vas-y ; on jouera de ces nouveaux morceaux ; cela t’intéressera beaucoup. À ta place, j’irais.

— Eh bien, en tout cas je rentrerai à la maison avant le dîner, dit-il en regardant sa montre.

— Mets donc ta redingote pour aller directement chez la princesse Bole.

— Est-ce vraiment nécessaire ?

— Indispensable. Qu’est-ce que cela te fait ? Tu iras, tu resteras cinq minutes, tu parleras du beau temps, tu te lèveras et tu partiras.

Kitty se mit à rire.

— Tu leur faisais bien visite quand tu étais célibataire, ajouta-t-elle.

— Oui, mais je me sentais toujours mal à l’aise, et maintenant, je suis si déshabitué que j’aimerais mieux, je te le jure, rester deux jours sans dîner que de faire cette visite. Il me semble tout le temps qu’ils seront mécontents et se diront : « Pourquoi est-il venu ? il n’a rien à faire ici. »

— Non, ils ne s’offenseront pas, je m’en porte garante, dit Kitty en riant et le regardant en face. Et lui prenant la main :

— Eh bien, au revoir.

Il allait partir après avoir mis un baiser sur sa main ; mais Kitty l’arrêta :

— Kostia, tu sais, il ne me reste plus que cinquante roubles.

— Bien, je passerai à la banque. Combien ? fit-il avec une expression de mécontentement qu’elle connaissait bien.

— Non, attends.

Elle retint sa main.

— Causons ; cela m’inquiète, il me semble que je ne dépense rien de trop, et l’argent file ; il y a quelque chose qui cloche.

— Nullement, dit-il en toussotant et en la regardant en-dessous.

Elle connaissait ce toussotement. C’était l’indice d’un vif mécontentement de lui-même. En effet, il était mécontent, non des dépenses faites, mais de s’entendre rappeler ce qu’il savait et désirait oublier : que quelque chose ne marchait pas.

— J’ai donné l’ordre à Sokolov de vendre le blé et de prendre une avance au moulin. En tout cas, l’argent sera là.

— Non, moi je crains qu’en général nous ne dépensions trop…

— Nullement, nullement… Eh bien, au revoir, ma chérie.

— Non, vraiment, parfois je regrette d’avoir suivi les conseils de maman. C’eût été très bien à la campagne. Ici, je vous dérange tous et je dépense de l’argent.

— Pas du tout, pas du tout. Depuis que nous sommes mariés, je ne t’ai pas dit une seule fois que les choses allaient mieux qu’elles n’étaient en réalité.

— C’est vrai ? fit-elle, le regardant dans les yeux.

Il avait prononcé ces paroles sans réfléchir, seulement pour la consoler. Mais quand il vit se fixer sur lui ses yeux charmants, sincères, il les répéta cette fois de tout son cœur : « Je l’oublie tout à fait », pensa-t-il, et il se rappela l’événement attendu.

— Eh bien, est-ce bientôt ? Comment te sens-tu ? demanda-t-il en lui prenant les deux mains.

— J’y ai pensé tant de fois que maintenant je ne pense rien et ne sens rien.

— Tu n’as pas peur ?

Elle sourit.

— Nullement.

— Dans tous les cas, s’il arrive quelque chose, je suis chez Katavassov.

— Non, il n’y aura rien ; je ne le crois pas. J’irai me promener avec papa sur le boulevard. Nous irons chez Dolly. Je l’attends avant le dîner. Ah oui ! Tu sais que la situation de Dolly est absolument impossible ? Elle a des dettes de tous les côtés, elle n’a pas d’argent. Hier nous en avons causé avec maman et Arsène (elle appelait ainsi le mari de sa sœur, Lvov) et nous avons décidé de le lancer avec toi sur Stiva. Cela ne peut pas durer. Avec papa il n’y a pas moyen d’en causer. Mais si toi et lui…

— Mais que pouvons-nous faire ?

— Cependant, va chez Arsène, cause avec lui, il te dira ce que nous avons décidé.

— Je suis d’avance de l’avis d’Arsène sur tous les points. Enfin, j’irai chez lui. À propos, si je vais au concert, j’irai avec Natalie. Allons, au revoir.

Sur le perron, le vieux Kouzma, qui servait Lévine quand il était encore célibataire et gérait son ménage de garçon en ville, arrêta Lévine.

— On a referré Krassavtchik (le cheval de gauche qu’on avait amené de la campagne) et il boite toujours, dit-il. Qu’ordonnez-vous de faire ?

Les premiers temps de leur séjour à Moscou, Lévine s’était intéressé à ses chevaux, qu’il avait amenés de la campagne. Il voulait s’arranger sur ce point de la façon la plus commode et la plus avantageuse, mais avec cette combinaison les chevaux lui revenaient plus cher que des chevaux de louage et il fallait quand même prendre des fiacres.

— Va chercher le vétérinaire, c’est peut-être un effort.

— Et comment faire pour Catherine Alexandrovna ? demanda Kouzma.

Maintenant, Lévine n’était plus frappé comme aux premiers temps de sa vie à Moscou, lorsque, pour aller de Vozdvijenka à Sivtsev-Vrajek, il fallait atteler une lourde voiture d’une paire de forts chevaux et payer cinq roubles pour ce parcours d’un quart de verste, sur la neige, et quatre heures d’attente. Maintenant cela lui semblait tout naturel.

— Dis au cocher d’amener une paire de chevaux pour notre voiture, répondit-il.

— Bien, monsieur.

Ayant résolu si aisément, grâce aux commodités de la ville, une difficulté qui, à la campagne, aurait causé tant de tracas et d’ennuis, Lévine descendit le perron, appela un cocher, monta en voiture et se fit conduire rue Niktzkaia.

En route il ne pensait plus à l’argent ; il se demandait comment aurait lieu l’entrevue avec le savant Pétersbourgeois, qui s’occupait de sociologie, et comment il lui parlerait de son livre. Les premiers temps de leur arrivée à Moscou, ces dépenses étranges pour un habitant de la campagne, ces dépenses inutiles mais inévitables qu’on exigeait de lui de tous côtés, avaient étonné Lévine. Maintenant il y était habitué. Avec lui, sous ce rapport, il arriva ce que, dit-on, arrive aux ivrognes : « le premier verre entre avec difficulté, comme une perche ; après le second on se sent courageux ; après le troisième on ne compte plus. »[1] Quand Lévine avait changé le premier billet de 100 roubles pour payer les livrées du valet et du portier, il avait pensé malgré lui que ces livrées n’étaient utiles à personne, — cependant, à en juger par l’étonnement de la princesse et de Kitty lorsqu’il émit l’opinion qu’on pouvait se passer de livrées, elles devaient être nécessaires, — quelles coûtaient le salaire de deux ouvriers pendant l’été, c’est-à-dire près de trois cent jours de travail, et d’un travail pénible, de l’aube à la nuit. Ce billet de cent roubles fut dur à tirer. Le billet suivant, changé pour l’achat du dîner de la famille, dîner qui coûtait 28 roubles — ce qui représentait à Lévine 9 tchetvert d’avoine fauchée, bottelée, mise en meule, battue au prix d’un travail écrasant — ce billet, cependant, fut plus facile à changer. Depuis, les billets se transformaient en monnaie sans éveiller de semblables considérations et volaient comme des petits oiseaux. La comparaison du travail nécessaire pour produire l’argent, avec le plaisir obtenu, depuis longtemps ne se faisait plus. Le principe qu’il y a un certain prix au-dessous duquel on ne peut vendre un certain blé était également oublié. Le froment dont il avait tenu le prix si longtemps, il le donnait maintenant à 50 kopeks de moins par tchetvert qu’il l’avait refusé un mois auparavant. Même le calcul qu’en allant de ce train on ne pourrait vivre une année sans faire de dettes, même ce calcul n’avait plus pour lui d’importance. L’important, c’était d’avoir de l’argent à la banque, sans se demander d’où il venait, pour être toujours sûr d’avoir de quoi acheter la viande le lendemain.

Et cela il l’observait toujours. Il avait toujours de l’argent à la banque. Mais maintenant le compte de la banque était épuisé et il ne savait trop où trouver de l’argent, c’est pourquni la demande de Kitty l’avait agacé. Mais il n’avait pas le temps d’y penser. Il partit en songeant à Katavassov et à Métrov dont il allait faire la connaissance.

  1. Dicton russe populaire.