Anna Karénine (trad. Bienstock)/VII/23

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 142-147).


XXIII

Pour pouvoir entreprendre quelque chose dans la vie de famille, il faut qu’existe ou le désaccord complet entre les époux ou l’entente affectueuse. Quand les rapports entre les époux sont imprécis, quand ce n’est ni le désaccord ni l’entente, alors il est impossible de rien entreprendre. Bien des familles vivent des années entières en des endroits qui déplaisent profondément aux deux époux, simplement parce qu’il n’y a entre eux ni accord ni désaccord.

Pour Vronskï et Anna le séjour à Moscou, dans la chaleur et la poussière, par un soleil non plus printanier, mais estival, quand les arbres des boulevards depuis longtemps en feuilles étaient gris de poussière, était insupportable.

Au lieu de partir pour Vosdvijenskoié, comme il était convenu entre eux depuis longtemps, ils continuaient de vivre à Moscou, que tous deux avaient en dégoût, uniquement parce que ces derniers temps il n’y avait pas d’accord entre eux.

L’irritation qui les séparait n’avait aucune cause extérieure et toutes les tentatives d’explication, loin de la faire disparaître, l’aggravaient. C’était une irritation intérieure dont la cause était : pour elle, la diminution de son amour ; pour lui, le regret de s’être mis pour elle dans une situation fausse qu’au lieu d’alléger elle rendait plus pénible encore.

Ni l’un ni l’autre ne donnait la raison de son animosité, mais ils se la reprochaient mutuellement et, à chaque occasion, tâchaient de se le prouver.

Pour elle, Vronskï, avec toutes ses habitudes, ses pensées, ses désirs, avec toute sa nature morale et physique, ne voyait qu’une chose : l’amour de la femme, et cet amour, d’après ses sentiments, devait être concentré sur elle seule. Cet amour faiblissait, elle en concluait qu’il devait en reporter une partie sur les autres femmes, ou sur une autre femme ; et elle en était jalouse. Elle était jalouse non d’une femme quelconque, mais de la diminution de son amour. Sa jalousie n’ayant pas d’objet, elle lui en cherchait un. À la moindre allusion elle transportait sa jalousie d’un objet à l’autre. Tantôt elle était jalouse de ces femmes dépravées, qu’en raison de ses relations parmi les célibataires, il pouvait facilement rencontrer ; tantôt elle l’était des femmes du monde chez lesquelles il fréquentait ; tantôt d’une jeune fille imaginaire, pour laquelle Vronskï romprait avec elle, afin de se marier. C’était cette dernière supposition qui la torturait le plus, surtout parce que lui-même, dans un moment de franchise, lui avait dit imprudemment que sa mère le comprenait si peu qu’elle s’était permise de l’exhorter à épouser la princesse Sorokine.

Et, jalouse, Anna s’indignait contre lui, et cherchait des prétextes à son indignation.

Elle l’accusait de tout ce qu’il y avait de pénible en sa situation : les jours d’attente à Moscou, la lenteur et l’indécision d’Alexis Alexandrovitch, son isolement. S’il l’aimait, il comprendrait combien cette situation était pénible et l’en tirerait. Le seul fait qu’ils vivaient à Moscou au lieu d’être à la campagne, lui était encore un grief contre lui : il ne pouvait s’enterrer à la campagne comme elle l’eût voulu ; il avait besoin de société et la mettait dans cette situation épouvantable dont il ne voulait pas comprendre le tourment. C’était encore lui qui était coupable de sa séparation éternelle d’avec son fils. Même les rares moments de tendresse qui survenaient entre eux ne la calmaient pas.

Dans son affection, elle remarquait maintenant une sorte de calme, d’assurance, qu’il n’avait pas auparavant et qui l’agaçait.

La nuit tombait. Anna seule, attendant son retour d’un dîner de célibataires, se promenait de long en large dans son cabinet (la pièce d’où l’on entendait le moins le bruit de la rue), et repassait dans tous ses détails les phases de leur querelle de la veille.

Remontant en arrière, depuis les paroles blessantes de la discussion jusqu’à ce qui avait été leur prétexte, elle arriva aux premiers mots de la conversation. Longtemps elle se demanda si la discussion avait bien pu être amenée par une conversation aussi inoffensive, où rien ne tenait à cœur ni à l’un ni à l’autre. Pourtant c’était ainsi. Il avait commencé par se moquer des lycées de jeunes filles, les trouvant inutiles. Elle les avait défendus. Il raillait, en général, l’instruction des femmes et observa que Ganna, une Anglaise protégée par Anna, n’avait aucun besoin d’étudier la physique.

Cela agaçait Anna. Elle voyait là une allusion méprisante à ses propres occupations, et elle trouva et dit une phrase pour riposter à l’offense qui lui était faite.

— Je n’espérais pas que vous vous souveniez de mes sentiments, comme peut le faire l’homme qui aime, j’attendais tout simplement quelque délicatesse.

En effet, il avait rougi de dépit et prononcé quelques paroles désagréables. Elle ne se rappelait plus sa réponse, mais alors, sans rime ni raison, avec le désir évident de lui être désagréable, il avait dit :

— Je ne me soucie pas de votre intérêt pour cette fille, c’est vrai ; car je vois que ce n’est pas sincère.

Cette cruauté avec laquelle il détruisait le monde qu’elle se faisait avec tant d’efforts pour supporter sa vie pénible, cette injustice avec laquelle il l’accusait de feinte et de mensonge l’exaspérèrent.

— Je regrette beaucoup que seules les choses grossières et matérielles vous soient accessibles et vous paraissent naturelles, répondit-elle en sortant de la chambre.

Quand le soir il revint chez elle, ils ne se souvenaient plus de la querelle ; cependant tous deux sentaient qu’elle n’était pas terminée.

Aujourd’hui, de toute la journée, il n’avait pas paru à la maison, et elle se sentait si seule, si triste, qu’elle voulait oublier tout, pardonner, se réconcilier avec lui. Elle voulait s’accuser elle-même et le justifier.

« C’est moi qui suis coupable ; je suis agacée, jalouse, insensée. Je me réconcilierai avec lui ; nous partirons à la campagne et là-bas je serai plus calme », se dit-elle.

« Pas sincère », se rappela-t-elle tout d’un coup ; ce qui l’offensait le plus, c’était moins le mot que l’intention blessante.

« Je sais ce qu’il a voulu dire. Ce n’est pas naturel quand on n’aime pas sa fille d’aimer l’enfant d’une autre. Que comprend-il à l’amour maternel, à mon amour pour Serge que je lui ai sacrifié. Oh ! ce désir de me faire du mal ! Non, il aime une autre femme ; il n’en peut être autrement. »

Tout à coup, s’apercevant qu’au lieu de se calmer, elle parcourait de nouveau le cercle de ses pensées et revenait à l’irritation ancienne, elle fut horrifiée d’elle-même. « Est-ce donc impossible ? » se dit-elle. « Ne puis-je pas tout prendre sur moi ? Il est juste, honnête ; il m’aime ; je l’aime ; un de ces jours le divorce va être prononcé… Que faut-il encore ? Il faut du calme, de la confiance ; je prendrai tout sur moi. Oui, quand il va rentrer je lui dirai que j’ai été coupable, bien que cela ne soit pas, et nous partirons ».

Puis, pour ne pas penser davantage et ne pas céder à l’irritation, elle sonna et donna l’ordre d’apporter les malles pour emballer ce qu’elle devait emporter à la campagne.

À dix heures Vronskï rentra.