Anna Karénine (trad. Bienstock)/VIII/04

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 223-226).


IV

Pendant l’arrêt au chef-lieu de province, Serge Ivanovitch n’alla pas au buffet mais se mit à marcher d’un bout à l’autre du quai. La première fois qu’il passa devant le compartiment de Vronskï, il remarqua que les stores étaient baissés, mais la deuxième fois, il aperçut près de la fenêtre la vieille comtesse qui l’appela.

— Voyez-vous, je l’accompagne jusqu’à Koursk, dit-elle.

— Oui, j’ai entendu… dit Serge Ivanovitch s’arrêtant près de la portière. Quel beau trait de caractère de sa part ! ajouta-t-il ayant vu que Vronskï n’était pas dans le wagon.

— Oui, après son malheur, que pouvait-il donc faire ?

— Quel terrible événement ! fit Serge Ivanovitch.

— Ah ! combien ai-je été éprouvée ! Mais entrez donc… Oui, combien ai-je été éprouvée ! répéta-t-elle quand Serge Ivanovitch se fut assis près d’elle sur le canapé. On ne peut se l’imaginer ! Pendant six semaines il n’a adressé la parole à personne ; il ne mangeait que quand je l’en suppliais, et pas une minute on ne pouvait le laisser seul. Nous lui avons caché tout ce avec quoi il aurait pu se tuer. Nous habitons l’entresol, mais on ne pouvait rien prévoir. Vous savez qu’une fois déjà il avait voulu se tuer à cause d’elle ! — Les sourcils de la vieille dame se froncèrent à ce souvenir. — Oui, elle a fini comme devait finir une femme pareille ! Même la mort, elle l’a choisie vilaine, lâche.

— Il ne nous appartient pas de juger, comtesse, dit Serge Ivanovitch avec un soupir, mais je comprends que ce doive être pénible pour vous.

— Ah ! ne m’en parlez pas ! J’étais chez moi, à la campagne, mon fils était venu me voir… On apporte un billet… il remet la réponse à l’envoyé… Nous ne savions pas qu’elle était ici, à la gare… Le soir, dès que je fus montée dans ma chambre, ma Mary me raconta qu’à la gare une dame s’était jetée sous le train. Je ne sais pourquoi, mais ça me donna un coup ! Je compris aussitôt que c’était elle. Ma première parole fut pour dire de ne pas lui en parler ; mais il le savait déjà. Son cocher se trouvait là-bas et avait tout vu. Quand j’accourus dans sa chambre il était terrible à voir. Il ne prononça pas une parole et partit. Je ne sais pas ce qui se passa à la gare, mais on l’en ramena comme un mort… Je ne l’aurais pas reconnu… Prostration complète, dit le docteur… Ensuite ce fut presque de la fureur… Ah ! que dire ! fit la comtesse avec un geste de la main. Quel moment terrible !… Non, vous avez beau dire, c’était une mauvaise femme. Et que signifie cette passion désespérée ?… Tout cela pour prouver quoi ?… Qu’a-t-elle prouvé… Elle s’est perdue et a fait le malheur de deux honnêtes hommes : son mari et mon malheureux fils.

— Et son mari ? demanda Serge Ivanovitch.

— Il a pris sa fille, Alexis, les premiers temps, consentant à tout. Maintenant il est tourmenté d’avoir donné sa fille à un étranger, mais il ne peut reprendre sa parole. Karénine est venu aux funérailles. Nous avons tâché qu’il ne se rencontrât pas avec Alexis. En somme pour lui, le mari, c’était plus facile : elle le déliait. Mais mon pauvre fils s’était donné entièrement à elle. Il avait tout abandonné : moi, sa carrière, et malgré cela elle n’a pas eu pitié de lui, et s’est plue à l’accabler tout à fait. Non, vous aurez beau dire, sa mort même est la mort d’une vilaine femme, sans religion. Que Dieu me pardonne, mais je ne puis m’empêcher de haïr son souvenir en voyant le malheur de mon fils.

— Mais maintenant, comment va-t-il ?

— Dieu a eu pitié de nous… cette guerre de Serbie… Je suis une vieille femme, je n’y comprends rien, mais pour lui, c’est la main de Dieu… Sans doute pour moi, sa mère, c’est terrible, et surtout on dit que ce n’est pas très bien vu à Pétersbourg. Mais que faire ?… C’est la seule chose qui pouvait le remettre… Iachvine, son ami, après avoir perdu tout ce qu’il possédait, s’est décidé aussi à partir en Serbie. Il est venu le trouver et l’a convaincu. Maintenant cela l’occupe. Je vous en prie, causez avec lui. Je voudrais tant le distraire. Il est si triste. Et par surcroît il a mal aux dents. Il en sera très heureux, je vous en prie, parlez-lui. Il se promène de ce côté-là.

Serge Ivanovitch témoigna d’un vif désir de le voir et passa de l’autre côté du train.