Anna Karénine (trad. Bienstock)/VIII/09

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 18p. 245-248).


IX

Ces idées le tourmentaient tantôt plus, tantôt moins, mais ne l’abandonnaient jamais. Il lisait et pensait, et plus il lisait et pensait, plus il se sentait loin du but.

Les derniers temps, à Moscou et à la campagne, se convainquant qu’il ne trouverait pas de réponses chez les matérialistes, il s’était mis à lire et relire Platon, Spinosa, Kant, Schelling, Hegel, Schopenhauer, et les philosophes qui n’expliquent pas la vie au point de vue matériel.

Ces pensées lui paraissaient fertiles quand il lisait ou inventait des objections contre d’autres doctrines, surtout contre les doctrines matérialistes, mais dès qu’il lisait ou inventait les solutions des questions, alors il se produisait toujours la même chose : suivant la définition admise des termes vagues comme l’esprit, la volonté, la liberté, la substance, tombant dans ce piège des mots que lui posaient les philosophes ou qu’il se posait lui-même, il commençait à comprendre quelque chose. Mais il suffisait d’oublier la marche artificielle de la pensée et, de la vie, retourner à ce qui le satisfaisait quand il suivait une certaine pensée, pour que soudain toute cette construction artificielle s’écroulât comme un château de cartes ; il apparaissait clairement que tout n’était basé que sur des mots entremêlés, sans lien avec ce quelque chose de plus important dans la vie que la raison.

Un moment, en lisant Schopenhauer, il remplaça son mot la volonté par l’amour, et cette nouvelle philosophie, pour deux jours, tant qu’il ne s’en écartait pas, le consola. Mais elle croula aussi quand il la regarda de la vie. C’était aussi un vêtement de mousseline qui ne réchauffait pas.

Serge Ivanovitch lui avait conseillé de lire les œuvres théologiques de Komiakov. Lévine lut le deuxième volume de ces œuvres. Malgré l’élégance et l’esprit du ton polémiste, qui d’abord le repoussa, il fut frappé de l’exposé de la doctrine du Christ. Ce fut d’abord l’idée que la compréhension des vérités divines n’est pas donnée à l’homme mais à la réunion des hommes unis par l’amour, à l’Église, qui le frappa. Il se réjouissait à la pensée qu’il était plus facile de croire en l’Église existante, qui embrasse toutes les croyances des hommes, qui a Dieu à sa tête, et qui, par cela, est sainte et infaillible, et d’accepter d’elle la croyance en Dieu, en la création, en la chute, la rédemption, que de commencer par ce Dieu lointain, mystérieux, Dieu créateur, etc. Mais après avoir lu une histoire de l’Église d’un écrivain catholique et une histoire de l’Église d’un écrivain orthodoxe, il remarqua que les deux Églises infaillibles par essence, se niaient ; aussitôt il fut désappointé de la doctrine de Komiakov sur l’Église, et cette construction tomba en poussière comme la construction philosophique.

Tout ce printemps Lévine vécut dans le trouble moral et traversa des moments terribles. « Si j’ignore ce que je suis, et pourquoi je suis, je ne peux pas vivre ; si je ne puis pas le savoir, alors je ne peux pas vivre », se disait-il.

« Dans un temps infini, dans l’infinité de la matière, dans l’espace infini, paraît une petite bulle organique. Cette bulle se soutient, éclate… cette bulle c’est moi. »

C’était l’erreur torturante, mais c’était l’unique, le dernier résultat du travail séculaire de la pensée humaine dans cette direction.

C’était cette dernière croyance sur laquelle étaient bâties, presque dans toutes les branches, toutes les recherches de la pensée humaine. C’était la conviction dominante, et Lévine, entre toutes les autres explications, l’avait adoptée, comme la plus claire, sans même s’apercevoir quand ni comment.

Or, non seulement ce n’était pas la vérité, c’était la moquerie cruelle d’une force quelconque, d’une force méchante, repoussante, à laquelle on ne pouvait ne point se soumettre. Il fallait se débarrasser de cette force et la délivrance était entre les mains de chacun. Il fallait briser cette dépendance du mal et il n’y avait qu’un moyen : la mort. Et plusieurs fois, Lévine, chef de famille heureux, bien portant, avait été si près du suicide, qu’il cachait la corde pour ne pas se pendre, et avait peur de se promener avec un fusil pour ne pas s’en servir contre lui.

Mais il ne se suicida pas et continua de vivre.