Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie I/Chapitre 9

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 46-56).


CHAPITRE IX


Vers quatre heures, Levine quitta son isvostchik à la porte du Jardin zoologique et, le cœur battant, suivit le sentier qui menait aux montagnes de glace, près de l’endroit où l’on patinait ; il savait qu’il la trouverait là, car il avait aperçu la voiture des Cherbatzky à l’entrée.

Il faisait un beau temps de gelée ; à la porte du Jardin on voyait, rangés à la file, des traîneaux, des voitures de maître, des isvostchiks, des gendarmes. Le public se pressait dans les petits chemins frayés autour des izbas décorées de sculptures en bois ; les vieux bouleaux du Jardin, aux branches chargées de givre et de neige, semblaient revêtus de chasubles neuves et solennelles.

Tout en suivant le sentier, Levine se parlait à lui-même : « Du calme ! il ne faut pas se troubler ; que veux-tu ? qu’as-tu ? tais-toi, imbécile. » C’est ainsi qu’il interpellait son cœur.

Mais plus il cherchait à se calmer, plus l’émotion le gagnait et lui coupait la respiration. Une personne de connaissance l’appela au passage, Levine ne la reconnut même pas. Il s’approcha des montagnes. Les traîneaux glissaient, puis remontaient au moyen de chaînes ; c’était un cliquetis de ferrailles, un bruit de voix joyeuses et animées. À quelques pas de là on patinait, et parmi les patineurs il la reconnut bien vite, et sut qu’elle était près de lui par la joie et la terreur qui envahirent son âme.

Debout auprès d’une dame, du côté opposé à celui où Levine se trouvait, elle ne se distinguait de son entourage ni par sa pose ni par sa toilette ; pour lui, elle ressortait dans la foule comme une rose parmi les orties, éclairant de son sourire ce qui l’environnait, illuminant tout de sa présence. «  Oserai-je vraiment descendre sur la glace et m’approcher d’elle ? » pensa-t-il. L’endroit où elle se tenait lui parut un sanctuaire dont il craignait d’approcher, et il eut si peur qu’il s’en fallut de peu qu’il ne repartît. Faisant un effort sur lui-même il arriva cependant à se persuader qu’elle était entourée de gens de toute espèce, et qu’à la rigueur il avait bien aussi le droit de venir patiner. Il descendit donc sur la glace, évitant de jeter les yeux sur elle comme sur le soleil, mais, de même que le soleil, il n’avait pas besoin de la regarder pour la voir.

On se réunissait sur la glace, un jour de la semaine, entre personnes de connaissance. Il y avait là des maîtres dans l’art du patinage qui venaient faire briller leurs talents, d’autres qui faisaient leur apprentissage derrière des fauteuils, avec des gestes gauches et inquiets, de très jeunes gens, et aussi de vieux messieurs, patinant par hygiène ; tous semblaient à Levine des élus favorisés du ciel, parce qu’ils étaient dans le voisinage de Kitty. Et ces patineurs glissaient autour d’elle, la rattrapaient, lui parlaient même, et n’en semblaient pas moins s’amuser avec une indépendance d’esprit complète, comme s’il eût suffi à leur bonheur que la glace fût bonne et le temps splendide !

Nicolas Cherbatzky, un cousin de Kitty, vêtu d’une jaquette et de pantalons étroits, était assis sur un banc, les patins aux pieds, lorsqu’il aperçut Levine.

« Ah ! s’écria-t-il, le premier patineur de la Russie, le voilà ! Es-tu ici depuis longtemps ? Mets donc vite tes patins, la glace est excellente.

— Je n’ai pas mes patins », répondit Levine, étonné qu’on pût parler en présence de Kitty avec cette liberté d’esprit et cette audace, et ne la perdant pas de vue une seconde, quoiqu’il ne la regardât pas. Elle, visiblement craintive sur ses hautes bottines à patins, s’élança vers lui, du coin où elle se tenait, suivie d’un jeune garçon en costume russe qui cherchait à la dépasser en faisant les gestes désespérés d’un patineur maladroit. Kitty ne patinait pas avec sûreté ; ses mains avaient quitté le petit manchon suspendu à son cou par un ruban, et se tenaient prêtes à se raccrocher n’importe à quoi ; elle regardait Levine, qu’elle venait de reconnaître, et souriait de sa propre peur. Quand elle eut enfin heureusement pris son élan, elle donna un léger coup de talon et glissa jusqu’à son cousin Cherbatzky, s’empara de son bras, et envoya à Levine un salut amical. Jamais dans son imagination elle n’avait été plus charmante.

Il lui suffisait toujours de penser à elle pour évoquer vivement le souvenir de toute sa personne, surtout celui de sa jolie tête blonde, à l’expression enfantine de candeur et de bonté, élégamment posée sur des épaules déjà belles. Ce mélange de grâce d’enfant et de beauté de femme avait un charme particulier que Levine savait comprendre. Mais ce qui le frappait toujours en elle, comme une chose inattendue, c’était son regard modeste, calme, sincère, qui, joint à son sourire, le transportait dans un monde enchanté où il se sentait apaisé, adouci, avec les bons sentiments de sa première enfance.

« Depuis quand êtes-vous ici ? demanda-t-elle en lui tendant la main. Merci, ajouta-t-elle en lui voyant ramasser le mouchoir tombé de son manchon.

— Moi ? je suis arrivé depuis peu, hier, c’est-à-dire aujourd’hui, répondit Levine, si ému qu’il n’avait pas bien compris la question. Je voulais venir chez vous, — dit-il, et, se rappelant aussitôt dans quelle intention, il rougit et se troubla. — Je ne savais pas que vous patiniez, et si bien. »

Elle le regarda avec attention, comme pour deviner la cause de son embarras.

« Votre éloge est précieux. Il s’est conservé ici une tradition sur vos talents de patineur, — dit-elle en secouant de sa petite main gantée de noir les aiguilles de pin tombées sur son manchon.

— Oui, j’ai patiné autrefois avec passion ; je voulais arriver à la perfection.

— Il me semble que vous faites tout avec passion, dit-elle en souriant. Je voudrais tant vous voir patiner. Mettez donc des patins, nous patinerons ensemble. »

« Patiner ensemble ! est-il possible ! » pensa-t-il en la regardant.

« Je vais les mettre tout de suite », dit-il.

Et il courut chercher des patins.

« Il y a longtemps, monsieur, que vous n’êtes venu chez nous, dit l’homme aux patins en lui tenant le pied pour visser le talon. Depuis vous, nous n’avons personne qui s’y entende. Est-ce bien ainsi ? dit-il en serrant la courroie.

— C’est bien, c’est bien, dépêche-toi seulement », répondit Levine, ne pouvant dissimuler le sourire joyeux qui, malgré lui, éclairait son visage. « Voilà la vie, voilà le bonheur, pensait-il, faut-il lui parler maintenant ? Mais j’ai peur de parler ; je suis trop… heureux en ce moment, heureux au moins en espérance, tandis que… Mais il le faut, il le faut ! Arrière la faiblesse ! »

Levine se leva, ôta son paletot, et, après s’être essayé autour de la petite maison, s’élança sur la glace unie et glissa sans effort, dirigeant à son gré sa course, tantôt rapide, tantôt ralentie. Il s’approcha d’elle avec crainte, mais un sourire de Kitty le rassura encore une fois.

Elle lui donna la main et ils patinèrent côte à côte, augmentant peu à peu la vitesse de leur course ; et plus ils glissaient rapidement, plus elle lui serrait la main.

« J’apprendrais bien plus vite avec vous, lui dit-elle, je ne sais pourquoi, j’ai confiance.

— J’ai aussi confiance en moi, quand vous vous appuyez sur mon bras », répondit-il, et aussitôt il rougit, effrayé. Effectivement, à peine eut-il prononcé ces paroles, que, de même que le soleil se cache derrière un nuage, toute l’amabilité du visage de la jeune fille disparut, et Levine remarqua un jeu de physionomie qu’il connaissait bien, et qui indiquait un effort de sa pensée ; une ride se dessina sur le front uni de Kitty.

— Il ne vous arrive rien de désagréable ? Du reste, je n’ai pas le droit de le demander, dit-il vivement.

— Pourquoi cela ? Non, — répondit-elle froidement ; et elle ajouta aussitôt : — Vous n’avez pas encore vu Mlle Linon ?

— Pas encore.

— Venez la voir, elle vous aime tant.

— Qu’arrive-t-il ? je lui ai fait de la peine ! Seigneur, ayez pitié de moi ! » pensa Levine tout en courant vers la vieille Française aux petites boucles grises, qui les surveillait de son banc. Elle le reçut comme un vieil ami et lui montra tout son râtelier dans un sourire amical.

« Nous grandissons, n’est-ce pas ? dit-elle en désignant Kitty des yeux, et nous prenons de l’âge. Tiny bear devient grand ! » continua la vieille institutrice en riant ; et elle lui rappela sa plaisanterie sur les trois demoiselles qu’il appelait les trois oursons du conte anglais.

« Vous rappelez-vous que vous les nommiez ainsi ? »

Il l’avait absolument oublié, mais elle riait de cette plaisanterie depuis dix ans et y tenait toujours.

« Allez, allez patiner. N’est-ce pas que notre Kitty commence à bien s’y prendre ? »

Quand Levine revint auprès de Kitty, il ne lui trouva plus le visage sévère ; ses yeux avaient repris leur expression franche et caressante, mais il lui sembla qu’elle avait un ton de tranquillité voulue, et il se sentit triste. Après avoir causé de la vieille gouvernante et de ses originalités, elle lui parla de sa vie à lui.

« Ne vous ennuyez-vous vraiment pas à la campagne ? demanda-t-elle.

— Non, je ne m’ennuie pas ; je suis très occupé, — répondit-il, sentant qu’elle l’amenait au ton calme qu’elle avait résolu de garder, et dont il ne saurait désormais se départir, pas plus qu’il n’avait su le faire au commencement de l’hiver.

— Êtes-vous venu pour longtemps ? demanda Kitty.

— Je n’en sais rien, répondit-il sans penser à ce qu’il disait. L’idée de retomber dans le ton d’une amitié calme et de retourner peut-être chez lui sans avoir rien décidé le poussa à la révolte.

— Comment ne le savez-vous pas ?

— Je n’en sais rien, cela dépendra de vous », dit-il, et aussitôt il fut épouvanté de ses propres paroles.

N’entendit-elle pas ces mots, ou ne voulut-elle pas les entendre ? elle sembla faire un faux pas sur la glace et s’éloigna pour glisser vers Mlle Linon, lui dit quelques mots et se dirigea vers la petite maison où l’on ôtait les patins.

« Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Seigneur Dieu, aidez-moi, guidez-moi », priait Levine intérieurement, et, sentant qu’il avait besoin de faire quelque mouvement violent, il décrivit avec fureur des courbes sur la glace.

En ce moment, un jeune homme, le plus fort des nouveaux patineurs, sortit du café, ses patins aux pieds et la cigarette à la bouche ; sans s’arrêter il courut vers l’escalier, descendit les marches en sautant, sans même changer la position de ses bras, et s’élança sur la glace.

« C’est un nouveau tour, se dit Levine, et il remonta l’escalier pour l’imiter.

— Ne vous tuez pas, il faut de l’habitude », lui cria Nicolas Cherbatzky.

Levine patina quelque temps avant de prendre son élan, puis il descendit l’escalier en cherchant à garder l’équilibre avec ses mains ; à la dernière marche, il s’accrocha, fit un mouvement violent pour se rattraper, reprit son équilibre, et s’élança en riant sur la glace.

« Quel brave garçon, — pensait pendant ce temps Kitty en entrant dans la petite maison, suivie de Mlle Linon, et en le regardant avec un sourire caressant, comme un frère bien-aimé. — Est-ce ma faute ? Ai-je rien fait de mal ? On prétend que c’est de la coquetterie ! Je sais bien que ce n’est pas lui que j’aime, mais je ne m’en sens pas moins contente auprès de lui : il est si bon ! Mais pourquoi a-t-il dit cela ? » pensa-t-elle.

Voyant Kitty partir avec sa mère qui venait la chercher, Levine, tout rouge après l’exercice violent qu’il venait de prendre, s’arrêta et réfléchit. Il ôta ses patins et rejoignit la mère et la fille à la sortie.

« Très heureuse de vous voir, dit la princesse. Nous recevons, comme toujours, le jeudi.

— Aujourd’hui, par conséquent ?

— Nous serons enchantés de vous voir », répondit-elle sèchement.

Cette raideur affligea Kitty, qui ne put s’empêcher de chercher à adoucir l’effet produit par la froideur de sa mère. Elle se retourna vers Levine et lui cria en souriant :

« Au revoir ! »

En ce moment, Stépane Arcadiévitch, son chapeau planté de côté, le visage animé et les yeux brillants, entrait en vainqueur dans le Jardin. À la vue de sa belle-mère, il prit une expression triste et confuse pour répondre aux questions qu’elle lui adressa sur la santé de Dolly ; puis, après avoir causé à voix basse d’un air accablé, il se redressa et prit le bras de Levine.

« Eh bien, partons-nous ? Je n’ai fait que penser à toi, et je suis très content que tu sois venu, dit-il en le regardant d’un air significatif.

— Allons, allons, — répondit l’heureux Levine, qui ne cessait d’entendre le son de cette voix lui disant « au revoir », et de se représenter le sourire qui accompagnait ces mots.

— À l’hôtel d’Angleterre ou à l’Ermitage ?

— Cela m’est égal.

— À l’hôtel d’Angleterre alors, dit Stépane Arcadiévitch, qui choisissait ce restaurant parce qu’il y devait plus d’argent qu’à l’Ermitage et qu’il trouvait, pour ainsi dire, indigne de lui, de le négliger. Tu as un isvostchik : tant mieux, car j’ai renvoyé ma voiture. »

Pendant tout le trajet, les deux amis gardèrent le silence. Levine pensait à ce que pouvait signifier le changement survenu en Kitty, et se rassurait pour retomber aussitôt dans le désespoir, et se répéter qu’il était insensé d’espérer. Malgré tout, il se sentait un autre homme, ne ressemblant en rien à celui qui avait existé avant le sourire et les mots « au revoir ».

Stépane Arcadiévitch composait le menu.

« Tu aimes le turbot, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Levine au moment où ils arrivaient.

— Quoi ? demanda Levine.

— Le turbot.

— Oui, j’aime le turbot à la folie.