Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 16

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 278-284).


CHAPITRE XVI


En rentrant, Levine questionna son ami sur la maladie de Kitty et les projets des Cherbatzky : il entendit sans déplaisir les réponses d’Oblonsky, sentant, sans oser se l’avouer, qu’il lui restait un espoir quelconque, et presque satisfait que celle qui l’avait tant fait souffrir, souffrît à son tour. Mais quand Stépane Arcadiévitch parla des causes de la maladie de Kitty et prononça le nom de Wronsky, il l’interrompit :

« Je n’ai aucun droit d’être initié à des secrets de famille auxquels je ne m’intéresse nullement. »

Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement en remarquant la transformation soudaine de Levine qui, en une seconde, avait passé de la gaieté à la tristesse, comme cela lui arrivait souvent.

« As-tu conclu ton affaire avec Rébénine, pour le bois ? demanda-t-il.

— Oui, il me donne un prix excellent : 38.000 roubles, dont huit d’avance et le reste en six ans. Ce n’a pas été sans peine ; personne ne m’en offrait davantage.

— Tu donnes ton bois pour rien, dit Levine d’un air sombre.

— Comment cela, pour rien ! dit Stépane Arcadiévitch avec un sourire de bonne humeur, sachant d’avance que Levine serait maintenant mécontent de tout.

— Ton bois vaut pour le moins 500 roubles la dessiatine.

— Voilà bien votre ton méprisant, à vous autres grands agriculteurs, quand il s’agit de nous, pauvres diables de citadins ! Et cependant, qu’il s’agisse de faire une affaire, nous nous en tirons encore mieux que vous. Crois-moi, j’ai tout calculé ; le bois est vendu dans de très bonnes conditions, et je ne crains qu’une chose, c’est que le marchand ne se dédise. C’est du bois de chauffage, et il n’y en aura pas plus de 30 sagènes par dessiatine ; or il m’en donne 200 roubles la dessiatine. »

Levine sourit dédaigneusement.

« Voilà le genre de ces messieurs de la ville, pensa-t-il, qui pour une fois en dix ans qu’ils viennent à la campagne, et pour deux ou trois mots du vocabulaire campagnard qu’ils appliquent à tort et à travers, s’imaginent qu’ils connaissent le sujet à fond ; « il y aura 30 sagènes »… il parle sans savoir un mot de ce qu’il avance. — Je ne me permets pas de t’en remontrer quand il s’agit des paperasses de ton administration, dit-il, et si j’avais besoin de toi, je te demanderais conseil. Et toi, tu t’imagines comprendre la question des bois ? Elle n’est pas si simple. D’abord as-tu compté tes arbres ?

— Comment cela, compter mes arbres ? dit en riant Stépane Arcadiévitch, cherchant toujours à tirer son ami de son accès de mauvaise humeur. Compter les sables de la mer, compter les rayons des planètes, qu’un génie y parvienne…

— C’est bon, c’est bon, je te réponds que le génie de Rébenine y parvient ; il n’y a pas de marchand qui achète sans compter, à moins qu’on ne lui donne le bois pour rien, comme toi. Je le connais ton bois, j’y chasse tous les ans ; il vaut 500 roubles la dessiatine, argent comptant, tandis qu’il t’en offre 200 avec des échéances. Tu lui fais un cadeau de 35 000 roubles pour le moins.

— Laisse donc ces comptes imaginaires, dit plaintivement Stépane Arcadiévitch ; pourquoi alors personne ne m’a-t-il offert ce prix-là ?

— Parce que les marchands s’entendent entre eux, et se dédommagent entre concurrents. Je connais tous ces gens-là. J’ai eu affaire à eux, ce ne sont pas des marchands, mais des revendeurs à la façon des maquignons ; aucun d’eux ne se contente d’un bénéfice de 10 ou 15 p. % ; il attendra jusqu’à ce qu’il puisse acheter pour 20 kopecks ce qui vaut un rouble.

— Tu vois les choses en noir.

— Pas le moins du monde », dit tristement Levine au moment où ils approchaient de la maison.

Une télègue solide, et solidement attelée d’un cheval bien nourri, était arrêtée devant le perron ; le gros commis de Rébenine, serré dans son caftan, tenait les rênes. Le marchand lui-même était déjà entré dans la maison, et vint au-devant des deux amis à la porte du vestibule. Rébenine était un homme d’âge moyen, grand et maigre, portant moustaches ; son menton proéminent était rasé ; il avait les yeux ternes et à fleur de tête. Vêtu d’une longue redingote bleu foncé, avec des boutons placés très bas par derrière, il portait des bottes hautes, et par-dessus ses bottes de grandes galoches. Il s’avança vers les arrivants avec un sourire, s’essuyant la figure avec son mouchoir, et cherchant à serrer sa redingote qui n’en avait aucun besoin ; puis il tendit à Stépane Arcadiévitch une main qui semblait vouloir attraper quelque chose.

« Ah ! vous voilà arrivé ? dit Stépane Arcadiévitch en lui donnant la main. C’est fort bien.

— Je n’aurais pas osé désobéir aux ordres de Votre Excellence, quoique les chemins soient bien mauvais. Positivement, j’ai fait la route à pied, mais je suis venu au jour fixé. Mes hommages, Constantin Dmitritch, — dit-il en se tournant vers Levine, avec l’intention d’attraper aussi sa main ; mais celui-ci eut l’air de ne pas remarquer ce geste, et sortit tranquillement les bécasses de son carnier. — Vous vous êtes divertis à chasser ? Quel oiseau est-ce donc ? ajouta Rébenine en regardant les bécasses avec mépris. Quel goût cela a-t-il ? — et il hocha la tête d’un air désapprobateur, comme s’il eût éprouvé des doutes sur la possibilité d’apprêter, pour le rendre mangeable, un volatile pareil.

— Veux-tu passer dans mon cabinet ? dit Levine en français… Entrez dans mon cabinet, vous y discuterez mieux votre affaire.

— Où cela vous conviendra », répondit le marchand sur un ton de suffisance dédaigneuse, voulant bien faire comprendre que si d’autres pouvaient éprouver des difficultés à conclure une affaire, lui n’en connaissait jamais.

Dans le cabinet, Rébenine chercha machinalement des yeux l’image sainte, mais, l’ayant trouvée, il ne se signa pas ; il jeta un regard sur les bibliothèques et les rayons chargés de livres, du même air de doute et de dédain qu’il avait eu pour la bécasse.

« Eh bien !… avez-vous apporté l’argent ? demanda Stépane Arcadiévitch.

— Nous ne serons pas en retard pour l’argent, mais nous sommes venus causer un peu.

— Qu’avons-nous à causer ? mais asseyez-vous donc.

— On peut bien s’asseoir, dit Rébenine en s’asseyant et en s’appuyant au dossier d’un fauteuil, de la façon la plus incommode. Il faut céder quelque chose, prince : ce serait péché que de ne pas le faire… Quant à l’argent, il est tout prêt, définitivement jusqu’au dernier kopeck ; de ce côté-là, il n’y aura pas de retard. »

Levine, qui rangeait son fusil dans une armoire et s’apprêtait à quitter la chambre, s’arrêta aux dernières paroles du marchand :

« Vous achetez le bois à vil prix, dit-il : il est venu me trouver trop tard. Je l’aurais engagé à en demander beaucoup plus. »

Rébenine se leva et toisa Levine en souriant.

« Constantin Dmitritch est très serré, dit-il en s’adressant à Stépane Arcadiévitch ; on n’achète définitivement rien avec lui. J’ai marchandé son froment et je donnais un beau prix.

— Pourquoi vous ferais-je cadeau de mon bien ? Je ne l’ai ni trouvé ni volé.

— Faites excuse ; par le temps qui court, il est absolument impossible de voler ; tout se fait, par le temps qui court, honnêtement et ouvertement. Qui donc pourrait voler ? Nous avons parlé honorablement. Le bois est trop cher ; je ne joindrais pas les deux bouts. Je dois prier le prince de céder quelque peu.

— Mais votre affaire est-elle conclue ou ne l’est-elle pas ? Si elle est conclue, il n’y a plus à marchander ; si elle ne l’est pas, c’est moi qui achète le bois. »

Le sourire disparut des lèvres de Rébenine. Une expression d’oiseau de proie, rapace et cruelle, l’y remplaça. De ses doigts osseux il déboutonna aussitôt sa redingote, offrant aux regards sa chemise, son gilet aux boutons de cuivre, sa chaîne de montre, et il retira de son sein un gros portefeuille usé.

« Le bois est à moi, s’il vous plaît », et il fit rapidement un signe de croix et tendit sa main. Prends mon argent, je prends ton bois. Voilà comment Rébenine entend les affaires ; il ne compte pas ses kopecks, bredouilla-t-il tout en agitant son portefeuille d’un air mécontent.

« À ta place je ne me presserais pas, dit Levine.

— Mais je lui ai donné ma parole », dit Oblonsky étonné.

Levine sortit de la chambre en fermant violemment la porte ; le marchand le regarda sortir et hocha la tête en souriant.

« Tout ça, c’est un effet de jeunesse, définitivement, un pur enfantillage. Croyez-moi, j’achète pour ainsi dire pour la gloire, et parce que je veux qu’on dise : « C’est Rébenine qui a acheté la forêt d’Oblonsky », et Dieu sait si je m’en tirerai ! Veuillez m’écrire nos petites conventions. »

Une heure plus tard, le marchand s’en retournait chez lui dans sa télègue, bien enveloppé de sa fourrure, avec son marché en poche.

« Oh ! ces messieurs ! dit-il à son commis : toujours la même histoire !

— C’est comme cela, répondit le commis en lui cédant les rênes pour accrocher le tablier de cuir du véhicule. Et par rapport à l’achat Michel Ignatich ?

— Hé ! hé !… »