Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie II/Chapitre 4

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 213-217).


CHAPITRE IV


La haute société de Pétersbourg est restreinte ; chacun s’y connaît plus ou moins et s’y fait des visites, mais elle a des subdivisions.

Anna Arcadievna Karénine comptait des relations d’amitié dans trois cercles différents, faisant tous trois partie du grand monde. L’un était le cercle officiel auquel appartenait son mari, composé de ses collègues et de ses subordonnés, liés ou divisés entre eux par les relations sociales les plus variées et souvent les plus capricieuses.

Anna avait peine à comprendre le sentiment de respect presque religieux qu’elle éprouva au début pour tous ces personnages. Actuellement elle les connaissait, comme on se connaît dans une ville de province, avec leurs faiblesses et leurs manies ; elle savait où le bât les blessait, quelles étaient leurs relations entre eux et avec le centre commun, à qui chacun d’eux se rattachait. Mais cette coterie officielle, à laquelle la liaient les intérêts de son mari, ne lui plut jamais, et elle fit de son mieux pour l’éviter, en dépit des insinuations de la comtesse Lydie. Le second cercle auquel tenait Anna était celui qui avait contribué à la carrière d’Alexis Alexandrovitch. La comtesse Lydie Ivanovna en était le pivot ; il se composait de femmes âgées, laides, charitables et dévotes, et d’hommes intelligents, instruits et ambitieux. Quelqu’un l’avait surnommé « la conscience de la société de Pétersbourg ». Karénine appréciait fort cette coterie, et Anna, dont le caractère souple s’assimilait facilement à son entourage, s’y était fait des amis. Après son retour de Moscou, ce milieu lui devint insupportable : il lui sembla qu’elle-même, aussi bien que les autres, y manquait de naturel, et elle vit la comtesse Lydie aussi rarement que possible.

Enfin Anna avait encore des relations d’amitié avec le grand monde par excellence, ce monde de bals, de dîners, de toilettes brillantes, qui tient d’une main à la cour, pour ne pas tomber tout à fait dans le demi-monde qu’il s’imagine mépriser, mais dont les goûts se rapprochent des siens au point d’être identiques. Le lien qui rattachait Anna à cette société était la princesse Betsy Tverskoï, femme d’un de ses cousins, riche de cent vingt mille roubles de revenu et qui s’était éprise d’Anna dès que celle-ci avait paru à Pétersbourg ; elle l’attirait beaucoup et la plaisantait sur la société qu’elle voyait chez la comtesse Lydie.

« Quand je serai vieille et laide, je ferai de même, disait Betsy, mais une jeune et jolie femme comme vous n’a pas sa place dans cet asile de vieillards. »

Anna avait commencé par éviter autant que possible la société de la princesse Tverskoï, la façon de vivre dans ces hautes sphères exigeant des dépenses au-delà de ses moyens ; mais tout changea après son retour de Moscou. Elle négligea ses amis raisonnables et n’alla plus que dans le grand monde. C’est là qu’elle éprouva la joie troublante de rencontrer Wronsky ; ils se voyaient surtout chez Betsy, née Wronsky et cousine germaine d’Alexis ; celui-ci d’ailleurs se trouvait partout où il pouvait entrevoir Anna et lui parler de son amour. Elle ne faisait aucune avance, mais son cœur, en l’apercevant, débordait du même sentiment de plénitude qui l’avait saisie la première fois près du wagon ; cette joie, elle le sentait, se trahissait dans ses yeux, dans son sourire, mais elle n’avait pas la force de la dissimuler.

Anna crut sincèrement d’abord être mécontente de l’espèce de persécution que Wronsky se permettait à son égard ; mais, un soir qu’elle vint dans une maison où elle pensait le rencontrer, et qu’il n’y parut pas, elle comprit clairement, à la douleur qui s’empara de son cœur, combien ses illusions étaient vaines et combien cette obsession, loin de lui déplaire, formait l’intérêt dominant de sa vie.

Une cantatrice célèbre chantait pour la seconde fois, et toute la société de Pétersbourg était à l’Opéra ; Wronsky y aperçut sa cousine et, sans attendre l’entr’acte, quitta le fauteuil qu’il occupait pour monter à sa loge.

« Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner ? — lui demanda-t-elle ; puis elle ajouta à demi voix en souriant, et de façon à n’être entendue que de lui : — J’admire la seconde vue des amoureux, elle n’était pas là, mais revenez après l’Opéra. »

Wronsky la regarda comme pour l’interroger, et Betsy lui répondit d’un petit signe de tête ; avec un sourire de remerciement, il s’assit près d’elle.

« Et toutes vos plaisanteries d’autrefois, que sont-elles devenues ? — continua la princesse qui suivait, non sans un plaisir tout particulier, les progrès de cette passion. — Vous êtes pris, mon cher !

— C’est tout ce que je demande, répondit Wronsky en souriant de bonne humeur. Si je me plains, c’est de ne pas l’être assez, car, à dire vrai, je commence à perdre tout espoir.

— Quel espoir pouvez-vous bien avoir ? dit Betsy en prenant le parti de son amie : entendons-nous… — Mais ses yeux éveillés disaient assez qu’elle comprenait tout aussi bien que lui en quoi consistait cet espoir.

— Aucun, répondit Wronsky en riant et en découvrant ses dents blanches et bien rangées. Pardon, continua-t-il, prenant la lorgnette des mains de sa cousine pour examiner par-dessus son épaule une des loges du rang opposé. Je crains de devenir ridicule. »

Il savait fort bien qu’aux yeux de Betsy, comme à ceux des gens de son monde, il ne courait aucun risque de ce genre ; il savait parfaitement que, si un homme pouvait leur paraître tel en aimant sans espoir une jeune fille ou une femme non mariée, il ne l’était jamais en aimant une femme mariée et en risquant tout pour la séduire. Ce rôle-là était grand, intéressant, et c’est pourquoi Wronsky, en quittant sa lorgnette, regarda sa cousine avec un sourire qui se jouait sous sa moustache.

« Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner ? lui dit-elle, sans pouvoir s’empêcher de l’admirer.

— J’ai été occupé. De quoi ? C’est ce que je vous donne à deviner en cent, en mille ; jamais vous ne devinerez. J’ai réconcilié un mari avec l’offenseur de sa femme. Oui, vrai !

— Et vous avez réussi ?

— À peu près.

— Il faudra me raconter cela au premier entr’acte, dit-elle en se levant.

— C’est impossible, je vais au Théâtre français.

— Vous quittez Nilsson pour cela ? — dit Betsy indignée ; elle n’aurait su distinguer Nilsson de la dernière choriste.

— Je n’y peux rien : j’ai pris rendez-vous pour mon affaire de réconciliation.

— Bienheureux ceux qui aiment la justice, ils seront sauvés », dit Betsy, se rappelant avoir entendu quelque part une parole semblable.