Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie III/Chapitre 31

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Anna Karénine (1873-1877)
Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (Tome 1p. 553-558).


XXXI


Levine entendit, en descendant l’escalier, le son d’une toux bien connue ; quelqu’un entrait dans le vestibule ; mais, le bruit de ses pas l’empêchant d’entendre distinctement, il espéra un moment s’être trompé ; il conserva même cet espoir en voyant un individu de haute taille se débarrasser, en toussant, d’une fourrure. Quoiqu’il aimât son frère, il ne supportait pas l’idée de vivre avec lui ; sous l’influence des pensées réveillées dans son cœur par Agathe Mikhaïlowna, il aurait désiré un visiteur gai et bien portant, étranger à ses préoccupations, et capable de l’en distraire. Son frère, qui le connaissait à fond, allait l’obliger à lui confesser ses rêves les plus intimes, ce qu’il redoutait par-dessus tout.

Tout en se reprochant ses mauvais sentiments, Levine accourut dans le vestibule, et lorsqu’il reconnut son frère, épuisé et semblable à un squelette, il n’éprouva plus qu’une profonde pitié. Debout dans l’antichambre, Nicolas cherchait à ôter le cache-nez qui entourait son long cou maigre, et souriait d’un sourire étrange et douloureux. Constantin sentit son gosier se serrer.

« Hé bien ! me voilà arrivé jusqu’à toi, dit Nicolas d’une voix sourde, en ne quittant pas son frère des yeux ; depuis longtemps je désirais venir sans en avoir la force. Maintenant cela va beaucoup mieux, » dit-il en essuyant sa barbe de ses grandes mains osseuses.

— Oui, oui, » répondit Levine en touchant de ses lèvres le visage desséché de son frère et en remarquant, presque avec effroi, l’étrangeté de son regard brillant.

Constantin lui avait écrit, quelques semaines auparavant, qu’ayant réalisé la petite portion de leur fortune mobilière commune, il avait une somme d’environ 2000 roubles à lui remettre. C’était cet argent que Nicolas venait toucher ; il désirait revoir par la même occasion le vieux nid paternel, et poser le pied sur la terre natale pour y puiser des forces, comme les héros de l’ancien temps. Malgré sa taille voûtée et son effrayante maigreur, il avait encore des mouvements vifs et brusques : Levine le mena dans son cabinet.

Nicolas s’habilla avec soin, ce qui ne lui arrivait pas autrefois, peigna ses cheveux rudes et rares, et monta en souriant. Il était d’une humeur douce et caressante ; son frère l’avait connu ainsi dans son enfance ; il parla même de Serge Ivanitch sans amertume. En voyant Agathe Mikhaïlowna, il plaisanta avec elle, et la questionna sur tous les anciens serviteurs de la maison ; la mort de Parfene Denisitch parut l’impressionner vivement, sa figure prit une expression d’effroi ; mais il se remit aussitôt.

« Il était très vieux, n’est-ce pas ? » dit-il, et changeant aussitôt de conversation : « Eh bien, je vais rester un mois ou deux chez toi, puis j’irai à Moscou, où Miagkof m’a promis une place, et j’entrerai en fonctions. Je compte vivre tout autrement, ajouta-t-il. Tu sais, j’ai éloigné cette femme.

— Marie Nicolaevna. Pourquoi donc ?

— C’était une vilaine femme qui m’a causé tous les ennuis imaginables. »

Il se garda de dire qu’il avait chassé Marie Nicolaevna parce qu’il trouvait le thé qu’elle faisait trop faible ; au fond, il lui en voulait de le traiter en malade.

« Je veux, du reste, changer tout mon genre de vie ; j’ai fait des bêtises comme tout le monde, mais je ne regrette pas la dernière. Pourvu que je reprenne des forces, tout ira bien ; et, Dieu merci, je me sens beaucoup mieux. »

Levine écoutait et cherchait une réponse qu’il ne pouvait trouver. Nicolas se mit alors à le questionner sur ses affaires, et Constantin, heureux de pouvoir parler sans dissimulation, raconta ses plans et ses essais de réforme. Nicolas écoutait sans témoigner le moindre intérêt. Ces deux hommes se tenaient de si près, qu’ils se devinaient rien qu’au son de la voix ; la même pensée les abordait en ce moment, et primait tout : la maladie de Nicolas et sa mort prochaine. Ni l’un ni l’autre n’osait y faire la moindre allusion, et ce qu’ils disaient n’exprimait nullement ce qu’ils éprouvaient.

Jamais Levine ne vit approcher avec autant de soulagement le moment de se coucher. Jamais il ne s’était senti aussi faux, aussi peu naturel, aussi mal à l’aise. Tandis que son cœur se brisait à la vue de ce frère mourant, il fallait entretenir une conversation mensongère sur la vie que Nicolas comptait mener.

La maison n’ayant encore qu’une chambre chauffée, Levine, pour éviter toute humidité à son frère, lui offrit de partager la sienne.

Nicolas se coucha, dormit comme un malade, se retournant à chaque instant dans son lit, et Constantin l’entendit soupirer en disant : « Ah ! mon Dieu ! ». Quelquefois, ne parvenant pas à cracher, il se fâchait, et disait alors : « Au diable ! » Longtemps son frère l’écouta sans pouvoir dormir, agité qu’il était de pensées qui le ramenaient toujours à l’idée de la mort.

C’était la première fois que la mort le frappait ainsi par son inexorable puissance, et elle était là, dans ce frère aimé qui geignait en dormant, invoquant indistinctement Dieu ou le diable ; elle était en lui aussi, et si cette fin inévitable ne venait pas aujourd’hui, elle viendrait demain, dans trente ans, qu’importe le moment ! Comment n’avait-il jamais songé à cela ?

« Je travaille, je poursuis un but, et j’ai oublié que tout finissait et que la mort était là, près de moi ! »

Accroupi sur son lit, dans l’obscurité, entourant ses genoux de ses bras, il retenait sa respiration dans la tension de son esprit. Plus il pensait, plus il voyait clairement que dans sa conception de la vie il n’avait omis que ce léger détail, la mort, qui viendrait couper court à tout, et que rien ne pouvait empêcher ! C’était terrible !

« Mais je vis encore. Que faut-il donc que je fasse maintenant ? » se demanda-t-il avec désespoir. Et, allumant une bougie, il se leva doucement, s’approcha du miroir et y examina sa figure et ses cheveux ; quelques cheveux gris se montraient déjà aux tempes, ses dents commençaient à se gâter ; il découvrit ses bras musculeux, ils étaient pleins de force. Mais ce pauvre Nicolas, qui respirait péniblement avec le peu de poumons qui lui restait, avait eu aussi un corps vigoureux. Et tout à coup il se souvint qu’étant enfants, le soir, lorsqu’on les avait couchés, leur bonheur était d’attendre que Fedor Bogdanowitch, leur précepteur, eût quitté la chambre pour se battre à coups d’oreiller, et rire, rire de si bon cœur, que la crainte du précepteur elle-même ne pouvait arrêter cette exubérance de gaieté. « Et maintenant le voilà couché, avec sa pauvre poitrine creuse et voûtée, et moi je me demande ce que je deviendrai, et je ne sais rien, rien ! »

« Kha, Kha ! que diable fais-tu là et pourquoi ne dors-tu pas ? demanda la voix de Nicolas.

— Je n’en sais rien, une insomnie.

— Moi, j’ai bien dormi, je ne transpire plus : viens me toucher, plus rien. »

Levine obéit, puis se recoucha, éteignit la bougie, mais ne s’endormit pas encore et continua à réfléchir.

« Oui, il se meurt ! il mourra au printemps ; que puis-je faire pour l’aider ? que puis-je lui dire ? que sais-je ? J’avais même oublié qu’il fallait mourir ! »