Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie IV/Chapitre 17

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 78-88).


CHAPITRE XVII


En rentrant dans sa chambre solitaire, Alexis Alexandrovitch se rappela involontairement une à une les conversations du dîner et de la soirée ; les paroles de Dolly n’avaient réussi qu’à lui donner sur les nerfs. Appliquer les préceptes de l’Évangile à une situation comme la sienne, était chose trop difficile pour être traitée aussi légèrement ; d’ailleurs, cette question, il l’avait jugée, et jugée négativement. De tout ce qui s’était dit ce jour-là, c’était l’expression de cet honnête imbécile de Tourovtzine qui avait le plus vivement frappé son imagination.

« Il s’est bravement conduit, car il a provoqué son rival et l’a tué. »

Évidemment cette conduite était approuvée de tous, et si on ne l’avait pas dit ouvertement, c’était par pure politesse.

« À quoi bon y penser ? la question n’était-elle pas résolue ? » et Alexis Alexandrovitch ne songea plus qu’à préparer son départ et sa tournée d’inspection.

Il se fit servir du thé, prit l’indicateur des chemins de fer, et y chercha les heures de départ pour organiser son voyage.

En ce moment le domestique lui apporta deux dépêches. Alexis Alexandrovitch les ouvrit ; la première lui annonçait la nomination de Strémof à la place que lui-même avait ambitionnée. Karénine rougit, jeta le télégramme, et se prit à marcher dans la chambre. « Quos vult perdere Jupiter dementat », se dit-il, appliquant quos à tous ceux qui avaient contribué à cette nomination. Il était moins contrarié de n’avoir pas été lui-même nommé, que de voir Strémof, ce bavard, ce phraseur, à cette place ; ne comprenaient-ils pas qu’ils se perdaient, qu’ils compromettaient leur « prestige » avec des choix semblables !

« Quelque autre nouvelle du même genre », pensa-t-il avec amertume en ouvrant la seconde dépêche. Elle était de sa femme ; son nom « Anna » au crayon bleu lui sauta aux yeux : « Je meurs, je vous supplie d’arriver, je mourrai plus tranquille si j’ai votre pardon ».

Il lut ces mots avec un sourire de mépris et jeta le papier à terre. « Quelque nouvelle ruse », telle fut sa première impression. « Il n’est pas de supercherie dont elle ne soit capable ; elle doit être sur le point d’accoucher, et il s’agit de ses couches… Mais quel peut être son but ? Rendre la naissance de l’enfant légale ? me compromettre ? empêcher le divorce ? La dépêche dit « je meurs »… Il relut le télégramme, et cette fois le sens réel de son contenu le frappa. Si c’était vrai ? si la souffrance, l’approche de la mort, l’amenaient à un repentir sincère ? et si, l’accusant de vouloir me tromper, je refusais d’y aller ? cela serait non seulement cruel, mais maladroit, et me ferait sévèrement juger. »

« Pierre, une voiture, je pars pour Pétersbourg », cria-t-il à son domestique.

Karénine décida qu’il verrait sa femme, quitte à repartir aussitôt si la maladie était feinte ; dans le cas contraire, il pardonnerait, et, s’il arrivait trop tard, au moins pourrait-il lui rendre les derniers devoirs.

Ceci résolu, il n’y pensa plus pendant le voyage.

Alexis Alexandrovitch rentra à Pétersbourg fatigué de sa nuit en chemin de fer ; il traversa la Perspective encore déserte, regardant devant lui, au travers du brouillard matinal, sans vouloir réfléchir sur ce qui l’attendait chez lui. Il n’y pouvait songer qu’avec l’idée persistante que cette mort couperait court à toutes les difficultés. Des boulangers, des isvoschiks de nuit, des dvorniks balayant les trottoirs, des boutiques fermées, passaient comme un éclair devant ses yeux : il remarquait tout, et cherchait à étouffer l’espérance qu’il se reprochait d’éprouver. Arrivé devant sa maison, il vit un isvoschik, et une voiture avec un cocher endormi, arrêtés à la porte d’entrée. Devant le vestibule, Alexis Alexandrovitch fit encore un effort de décision, arraché, lui semblait-il, du coin le plus reculé de son cerveau, et qui se formulait ainsi : « Si elle me trompe, je resterai calme et repartirai ; si elle a dit vrai, je respecterai les convenances. »

Avant même que Karénine eût sonné, le suisse ouvrit la porte ; le suisse avait un air étrange, sans cravate, vêtu d’une vieille redingote, et chaussé de pantoufles.

« Que fait madame ?

— Madame est heureusement accouchée hier. »

Alexis, Alexandrovitch s’arrêta tout pâle ; il comprenait combien il avait vivement souhaité cette mort.

« Et sa santé ? »

Korneï, le domestique, descendait précipitamment l’escalier en tenue du matin.

« Madame est très faible, répondit-il ; une consultation a eu lieu hier, et le docteur est ici en ce moment.

— Prends mes effets », dit Alexis Alexandrovitch, un peu soulagé en apprenant que tout espoir de mort n’était pas perdu ; et il entra dans l’antichambre.

Un paletot d’uniforme pendait au porte-manteau ; Alexis Alexandrovitch le remarqua et demanda :

« Qui est ici ?

— Le docteur, la sage-femme et le comte Wronsky. »

Karénine pénétra dans l’appartement, personne au salon : lorsqu’il y entra, le bruit de ses pas fit sortir du boudoir la sage-femme, en bonnet à rubans lilas. Elle vint à Alexis Alexandrovitch, et, le prenant par la main avec la familiarité que donne le voisinage de la mort, elle l’entraîna vers la chambre à coucher.

« Dieu merci, vous voilà ! elle ne parle que de vous, toujours de vous, dit-elle.

— Apportez vite de la glace ! » disait dans la chambre à coucher la voix impérative du docteur.

Dans le boudoir, assis sur une petite chaise basse, Alexis Alexandrovitch aperçut Wronsky pleurant, le visage couvert de ses mains ; il tressaillit à la voix du docteur, découvrit sa figure, et se trouva devant Karénine ; cette vue le troubla tellement qu’il se rassit en renfonçant sa tête dans ses épaules, comme s’il eût espéré disparaître ; il se leva cependant, et, faisant un grand effort de volonté, il dit :

« Elle se meurt, les médecins assurent que tout espoir est perdu. Vous êtes le maître. Mais accordez-moi la permission de rester ici. Je me conformerai d’ailleurs à votre volonté. »

En voyant pleurer Wronsky, Alexis Alexandrovitch éprouva l’attendrissement involontaire que lui causaient toujours les souffrances d’autrui ; il détourna la tête sans répondre, et s’approcha de la porte.

La voix d’Anna se faisait entendre dans la chambre à coucher, vive, gaie, avec des intonations très justes. Alexis Alexandrovitch entra et s’approcha de son lit. Elle avait le visage tourné vers lui, les joues animées, les yeux brillants ; ses petites mains blanches, sortant des manches de sa camisole, jouaient avec le coin de sa couverture. Non seulement elle semblait fraîche et bien portante, mais dans la disposition d’esprit la plus heureuse ; elle parlait vite et haut, en accentuant les mots avec précision et netteté.

« Car Alexis, je parle d’Alexis Alexandrovitch (n’est-il pas étrange et cruel que tous deux se nomment Alexis ?), Alexis ne m’aurait pas refusé, j’aurais oublié, il aurait pardonné… pourquoi n’arrive-t-il pas ? Il est bon, il ignore lui-même combien il est bon. Mon Dieu, mon Dieu, quelle angoisse ! Donnez-moi vite de l’eau ! Mais cela n’est pas bon pour elle… ma petite fille ! Alors donnez-lui une nourrice ; j’y consens ; cela vaut même mieux. Quand il viendra, elle lui ferait mal à voir : Éloignez-la.

— Anna Arcadievna, il est arrivé, le voilà ! dit la sage-femme, essayant d’attirer son attention sur Alexis Alexandrovitch.

— Quelle folie ! continua Anna sans voir son mari. Donnez-moi la petite, donnez-la ! Il n’est pas encore arrivé. Vous prétendez qu’il ne pardonnera pas parce que vous ne le connaissez pas. Personne ne le connaissait. Moi seule… ses yeux, il faut les connaître, ceux de Serge sont tout pareils, c’est pourquoi je ne puis plus les voir. A-t-on servi à dîner à Serge ? Je sais qu’on l’oubliera. Lui, ne l’oublierait pas ! Qu’on transporte Serge dans la chambre du coin, et que Mariette couche auprès de lui. »

Soudain elle se tut, prit un air effrayé, et leva les bras au-dessus de sa tête comme pour détourner un coup : elle avait reconnu son mari.

« Non, non, dit-elle vivement, je ne le crains pas, je crains la mort. Alexis, approche-toi. Je me dépêche parce que le temps me manque, je n’ai plus que quelques minutes à vivre, la fièvre va reprendre et je ne comprendrai plus rien. Maintenant je comprends, je comprends tout et je vois tout. »

Le visage ridé d’Alexis Alexandrovitch exprima une vive souffrance ; il voulut parler, mais sa lèvre inférieure tremblait si fort qu’il ne put articuler un mot, et son émotion lui permit à peine de jeter un regard sur la mourante ; il lui prit la main et la tint entre les siennes ; chaque fois qu’il tournait la tête vers elle, il voyait ses yeux fixés sur lui avec une douceur et une humilité qu’il ne leur connaissait pas.

« Attends, tu ne sais pas… attendez, attendez… » elle s’arrêta, cherchant à rassembler ses idées. « Oui, reprit-elle, oui ! oui ! oui ! Voilà ce que je voulais dire. Ne t’étonne pas. Je suis toujours la même… mais il y en a une autre en moi, dont j’ai peur ; c’est elle qui l’a aimé, lui, je voulais te haïr et je ne pouvais oublier celle que j’étais autrefois. Maintenant je suis moi tout entière, vraiment moi, pas l’autre. Je meurs, je sais que je meurs : demande-le-lui. Je le sens maintenant ; les voilà ces poids terribles aux mains, aux pieds, aux doigts. Mes doigts ! ils sont énormes… mais tout cela finira vite… Une seule chose m’est indispensable ; pardonne-moi, pardonne-moi tout à fait ! Je suis criminelle : mais la bonne de Serge me l’a dit : une sainte martyre… quel était donc son nom ? était pire que moi. J’irai à Rome, il y a là un désert, je n’y gênerai personne, je ne prendrai que Serge et ma petite fille… non, tu ne peux pas me pardonner ! je sais bien que c’est impossible ! Va-t’en, va-t’en, tu es trop parfait ! »

Elle le tenait d’une de ses mains brûlantes et l’éloignait de l’autre.

L’émotion d’Alexis Alexandrovitch devenait si forte qu’il ne se défendit plus, il sentit même cette émotion se transformer en un apaisement moral qui lui parut un bonheur nouveau et inconnu. Il n’avait pas cru que cette loi chrétienne qu’il avait prise pour guide de sa vie, lui ordonnait de pardonner et d’aimer ses ennemis ; et cependant le sentiment de l’amour et du pardon remplissait son âme. Agenouillé près du lit, le front appuyé à ce bras dont la fièvre le brûlait au travers de la camisole, il sanglotait comme un enfant. Elle se pencha vers lui, entoura de son bras la tête chauve de son mari, et leva les yeux avec un air de défi :

« Le voilà, je le savais bien ! Adieu maintenant, adieu à tous… les voilà revenus ! Pourquoi ne s’en vont-ils pas ? Ôtez-moi donc toutes ces fourrures ! »

Le docteur la recoucha doucement sur ses oreillers et lui couvrit les bras de la couverture. Anna se laissa faire sans résistance, regardant toujours devant elle, de ses yeux brillants.

« Rappelle-toi que je n’ai demandé que ton pardon, je ne demande rien de plus ; pourquoi donc lui ne vient-il pas ? dit-elle vivement en regardant du côté de la porte : Viens, viens ! donne-lui la main. »

Wronsky s’approcha du lit, et, en revoyant Anna, il se cacha le visage de ses mains.

« Découvre ton visage, regarde-le, c’est un saint ! dit-elle. Oui, découvre, découvre ton visage ! répéta-t-elle d’un air irrité. Alexis Alexandrovitch, découvre-lui le visage, je veux le voir. »

Alexis Alexandrovitch prit les mains de Wronsky, et découvrit son visage défiguré par la souffrance et l’humiliation.

« Donne-lui la main, pardonne-lui. »

Alexis Alexandrovitch tendit la main sans chercher à retenir ses larmes.

« Dieu merci, Dieu merci, dit-elle, maintenant tout est prêt. J’étendrai un peu les jambes, comme cela ; c’est très bien. Que ces fleurs sont donc laides, elles ne ressemblent pas à des violettes, dit-elle en désignant les tentures de sa chambre. Mon Dieu, mon Dieu, quand cela finira-t-il ! Donnez-moi de la morphine, docteur ! de la morphine. Oh, mon Dieu, mon Dieu ! »

Et elle s’agita sur son lit.

Les médecins disaient qu’avec cette fièvre tout était à craindre. La journée se passa dans le délire et l’inconscience. Vers minuit la malade n’avait presque plus de pouls : on attendait la fin à chaque instant.

Wronsky rentra chez lui ; mais il retourna le lendemain matin prendre des nouvelles ; Alexis Alexandrovitch vint à sa rencontre dans l’antichambre et lui dit : « Restez : peut-être vous demandera-t-elle », puis il le mena lui-même dans le boudoir de sa femme. Dans la matinée, l’agitation, la vivacité de pensées et de paroles reparurent pour se terminer encore par un état d’inconscience. Le troisième jour offrit le même caractère et les médecins reprirent espoir. Ce jour-là, Alexis Alexandrovitch entra dans le boudoir où se tenait Wronsky, ferma la porte et s’assit en face de lui.

« Alexis Alexandrovitch, dit Wronsky sentant une explication approcher, je suis incapable de parler et de comprendre. Ayez pitié de moi ! Quelle que soit votre souffrance, croyez bien que la mienne est encore plus terrible. »

Il voulut se lever, mais Alexis Alexandrovitch le retint et lui dit : « Veuillez m’écouter, c’est indispensable ; je suis forcé de vous expliquer la nature des sentiments qui me guident et me guideront encore, afin de vous éviter toute erreur par rapport à moi. Vous savez que je m’étais décidé au divorce et que j’avais fait les premières démarches pour l’obtenir ? je ne vous cacherai pas qu’en commençant ces démarches j’ai hésité, possédé que j’étais du désir de me venger. En recevant la dépêche qui m’appelait, ce désir subsistait. Je dirai plus, je souhaitais sa mort, mais… » il se tut un instant, réfléchissant à l’opportunité de dévoiler toute sa pensée « … mais je l’ai revue, je lui ai pardonné, et sans restriction. Le bonheur de pouvoir pardonner m’a clairement montré mon devoir. J’offre l’autre joue au soufflet, je donne mon dernier vêtement à celui qui me dépouille, je ne demande qu’une chose à Dieu, de me conserver la joie du pardon ! »

Les larmes remplissaient ses yeux : son regard lumineux et calme frappa Wronsky.

« Voilà ma situation. Vous pouvez me traîner dans la boue et me rendre la risée du monde, mais je n’abandonnerais pas Anna pour cela, et ne lui adresserais pas de reproche, continua Alexis Alexandrovitch ; mon devoir m’apparaît clair et précis : je dois rester avec elle, je resterai. Si elle désire vous voir, vous serez averti, mais je crois qu’il vaut mieux vous éloigner pour le moment. »

Karénine se leva ; des sanglots étouffaient sa voix : Wronsky se leva aussi, courbé en deux, et regardant Karénine en dessous, sans se redresser ; incapable de comprendre des sentiments de ce genre, il s’avouait cependant que c’était là un ordre d’idées supérieur, inconciliable avec une conception vulgaire de la vie.