Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VIII/Chapitre 18

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 561-564).


CHAPITRE XVIII


Malgré la déception qu’il ressentit en constatant que sa régénération morale n’apportait aucune modification favorable dans sa nature, Levine n’en éprouva pas moins tout le reste de la journée une plénitude de cœur qui le combla de joie. Il ne prit qu’une faible part à la conversation, mais le temps se passa gaiement, et Katavasof fit la conquête des dames par la tournure originale de son esprit. Mis en verve par Serge Ivanitch, il les amusa en leur racontant ses études sur les mœurs et la physionomie des mouches mâles et femelles, ainsi que sur leur genre de vie dans les appartements. Kosnichef, à son tour, reprit la question slave, qu’il développa d’une façon intéressante ; la journée s’acheva donc agréablement, sans discussions irritantes, et, la température s’étant rafraîchie après l’orage, on ne quitta pas la maison.

Kitty, obligée d’aller retrouver son fils pour lui donner son bain, se retira à regret, et, quelques minutes après, on vint avertir Levine qu’elle le demandait. Inquiet, il se leva aussitôt, malgré l’intérêt qu’il prenait à la théorie de son frère sur l’influence que l’émancipation de quarante millions de Slaves aurait pour l’avenir de la Russie.

Que pouvait-on lui vouloir ? on ne le réclamait jamais auprès de l’enfant qu’en cas d’urgence. Mais son inquiétude, aussi bien que la curiosité éveillée en lui par les idées de son frère, disparurent dès qu’il se retrouva seul un moment, et son bonheur intime lui revint, vif et profond comme le matin, sans qu’il eût besoin de le ranimer par la réflexion. Le sentiment était devenu plus puissant que la pensée, il traversa la terrasse et aperçut deux étoiles brillantes au firmament.

« Oui, se dit-il en regardant le ciel, je me rappelle avoir pensé qu’il y avait une vérité dans l’illusion de cette voûte que je contemplais, mais quelle était la pensée restée inachevée dans mon esprit ?… » Et en entrant dans la chambre de l’enfant il se la rappela.

« Pourquoi, si la principale preuve de l’existence de Dieu est la révélation intérieure qu’il donne à chacun de nous du bien et du mal, cette révélation serait-elle limitée à l’Église chrétienne ? Et ces millions de Bouddhistes, de Musulmans, qui cherchent également le bien ?… » La réponse à cette question devait exister, mais il ne put se la formuler avant d’entrer.

Kitty, les manches retroussées, penchée au-dessus de la baignoire où elle maintenait d’une main la tête de l’enfant tandis qu’elle l’épongeait de l’autre, se tourna vers son mari en l’entendant approcher.

« Viens vite ! Agathe Mikhaïlovna avait raison, il nous reconnaît. »

L’événement était important : pour s’en assurer complètement, on soumit Mitia à diverses épreuves ; on fit monter une cuisinière qu’il n’avait jamais vue. L’expérience fut concluante ; l’enfant refusa de regarder l’étrangère, et sourit à sa mère et à sa bonne. Levine lui-même était ravi.

« Je suis bien contente de voir que tu commences à l’aimer, dit Kitty lorsqu’elle eut bien installé son fils sur ses genoux après son bain. Je commençais à m’attrister quand tu disais que tu ne ressentais rien pour lui.

— Ce n’est pas là ce que je voulais dire, mais il m’a causé une déception.

— Comment cela ?

— Je m’attendais à ce qu’il me révélât un sentiment nouveau, et tout au contraire c’est de la pitié, du dégoût, et surtout de la frayeur qu’il m’a inspirés. Je n’ai bien compris que je l’aimais qu’aujourd’hui, après l’orage. »

Kitty sourit de joie.

« Tu as eu bien peur ? moi aussi ; mais j’ai plus peur encore, maintenant que je me rends compte du danger que nous avons couru. J’irai regarder le chêne demain…, et maintenant retourne vers tes hôtes. Je suis si contente de te voir en bons rapports avec ton frère. »