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Anna Karénine (trad. Faguet)/Partie VIII/Chapitre 19

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Traduction par Anonyme.
Texte établi par Émile FaguetNelson (tome 2p. 564-567).


CHAPITRE XIX


Levine, en quittant sa femme, reprit le cours de ses pensées, et, au lieu de rentrer au salon, s’accouda sur la balustrade de la terrasse.

La nuit venait, et le ciel, pur au midi, restait orageux du côté opposé ; de temps en temps un éclair éblouissant, suivi d’un sourd grondement, faisait disparaître aux yeux de Levine les étoiles et la voie lactée qu’il considérait, écoutant les gouttes de pluie tomber en cadence du feuillage des arbres ; les étoiles reparaissaient ensuite peu à peu, reprenant leur place comme si une main soigneuse les eût rajustées au firmament.

« Quelle est la crainte qui me trouble ? se demandait-il, sentant une réponse dans son âme, sans pouvoir encore la définir.

« Oui, les lois du bien et du mal révélées au monde sont la preuve évidente, irrécusable, de l’existence de Dieu ; ces lois, je les reconnais au fond de mon cœur, m’unissant ainsi bon gré mal gré à tous ceux qui les reconnaissent comme moi, et cette réunion d’êtres humains partageant la même croyance s’appelle l’Église. Et les Hébreux, les Musulmans, les Bouddhistes ? se dit-il, revenant à ce dilemme qui lui semblait dangereux. Ces millions d’hommes seraient-ils privés du plus grand des bienfaits, de celui qui, seul, donne un sens à la vie ? »

Il réfléchit. « Mais la question que je me pose là est celle des rapports des diverses croyances de l’humanité entière avec la Divinité ? C’est la révélation de Dieu à l’Univers avec ses planètes et ses nébuleuses, que je prétends sonder ? Et c’est au moment où un savoir certain, quoique inaccessible à la raison, m’est révélé, que je m’obstine encore à faire intervenir la logique ?

« Je sais que les étoiles ne marchent pas, se dit-il, remarquant le changement survenu dans la position de l’astre brillant qu’il voyait s’élever au-dessus des bouleaux, mais, ne pouvant m’imaginer la rotation de la terre en voyant les étoiles changer de place, j’ai raison de dire qu’elles marchent. – Les astronomes auraient-ils rien compris, rien calculé, s’ils avaient pris en considération les mouvements compliqués et variés de la terre ? Leurs étonnantes conclusions sur les distances, les poids, les mouvements et les révolutions des corps célestes n’ont-elles pas toutes été basées sur les mouvements apparents des astres autour de la terre immobile, ces mêmes mouvements dont je suis témoin, comme des millions d’hommes l’ont été pendant des siècles, et qui peuvent toujours être vérifiés ? Et, de même que les conclusions des astronomes eussent été fausses et inexactes s’ils ne les avaient pas basées sur leurs observations du ciel apparent, relativement à un seul méridien et à un seul horizon, de même toutes mes conclusions sur la connaissance du bien et du mal seraient privées de sens si je ne les rapportais à la révélation que m’en a faite le christianisme, et que je pourrai toujours vérifier dans mon âme. Les rapports des autres croyances avec Dieu resteront pour moi insondables, et je n’ai pas le droit de les scruter. »

« Tu n’es pas rentré ? dit tout à coup la voix de Kitty, tu n’as rien qui te préoccupe ? demanda-t-elle en examinant attentivement le visage de son mari à la clarté des étoiles. Un éclair sillonnant l’horizon le lui fit voir calme et heureux.

« Elle me comprend, pensa-t-il en la voyant sourire ; elle sait à quoi je pense ; faut-il le lui dire ? » Mais au moment où il allait parler, Kitty l’interrompit.

« Je t’en prie, Kostia, dit-elle, va jeter un coup d’œil dans la chambre de Serge pour voir si tout y est en ordre. Cela me gêne d’y aller.

— Fort bien, j’y vais », répondit Levine en se levant pour l’embrasser.

« Non, mieux vaut me taire, pensa-t-il tandis que la jeune femme rentrait au salon ; ce secret n’a d’importance que pour moi seul, et mes paroles ne sauraient l’expliquer. – Ce sentiment nouveau ne m’a ni changé, ni ébloui, ni rendu heureux comme je le pensais ; de même que pour l’amour paternel il n’y a eu ni surprise ni ravissement ; mais ce sentiment s’est glissé dans mon âme par la souffrance, désormais il s’y est fermement implanté, et quelque nom que je cherche à lui donner, c’est la foi.

« Je continuerai probablement à m’impatienter contre mon cocher, à discuter inutilement, à exprimer mal à propos mes idées ; je sentirai toujours une barrière entre le sanctuaire de mon âme et l’âme des autres, même celle de ma femme ; je rendrai toujours celle-ci responsable de mes terreurs pour m’en repentir aussitôt. Je continuerai à prier, sans pouvoir m’expliquer pourquoi je prie, mais ma vie intérieure a conquis sa liberté ; elle ne sera plus à la merci des événements, et chaque minute de mon existence aura un sens incontestable et profond, qu’il sera en mon pouvoir d’imprimer à chacune de mes actions : celui du bien. »



FIN DU DEUXIÈME VOLUME