Anna Karénine (trad. Bienstock)/I/22

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 15p. 161-168).


XXII

Le bal venait de commencer lorsque Kitty et sa mère gravirent le grand escalier inondé de lumières, bordé de plantes vertes, et de valets poudrés, en habit rouge.

Il arrivait des salons un bourdonnement régulier, semblable à celui d’une ruche, et pendant que, sur le palier, parmi les plantes, ces dames, devant une glace, jetaient un dernier coup d’œil à leurs coiffures et à leurs robes, on entendit nettement, du salon, le son des violons de l’orchestre qui entamaient la première valse. Un petit vieillard en habit, qui lissait ses tempes grises devant un autre miroir et dégageait un violent parfum, se rencontra avec elles sur l’escalier et leur laissa le passage, tout en jetant un regard d’admiration sur Kitty qu’il ne connaissait pas. Un jeune homme imberbe, un de ces jeunes mondains que le vieux prince Stcherbatzkï appelait des blancs becs, en gilet trop ouvert, mettait tout en marchant une dernière main à sa cravate blanche ; il les salua puis revint sur ses pas pour inviter Kitty au quadrille. Le premier était déjà promis à Vronskï, elle accorda le second à ce jeune homme. Un officier qui boutonnait ses gants s’effaça devant elles près de la porte, et, en roulant sa moustache, admira Kitty toute charmante dans sa robe rose.

Bien que la toilette, la coiffure, et tous les préparatifs du bal eussent valu à Kitty beaucoup de soucis et de tracas, maintenant, dans sa toilette compliquée de tulle doublé de rose, elle entrait au bal avec aisance et simplicité comme si toutes ces rosettes, ces dentelles et tous les détails de sa toilette n’eussent pas demandé une minute d’attention à elle-même ni à ses familiers, comme si elle fut née dans ce tulle, ces dentelles, avec sa haute coiffure ornée d’une rose et d’un feuillage.

Quand la vieille princesse voulut, avant d’entrer au salon, arranger un ruban à la ceinture de Kitty, celle-ci se recula un peu ; elle sentait que tout en elle devait être parfait et gracieux et qu’il n’y avait rien à retoucher. Kitty était dans un de ses jours heureux. Sa robe ne la gênait de nulle part, la berthe de dentelle tombait à merveille, les rosettes ne se détachaient pas, ses souliers roses à hauts talons ne lui serraient pas les pieds mais les soutenaient d’une façon agréable ; les lourds bandeaux de ses cheveux blonds se tenaient bien sur sa petite tête ; les trois boutons du long gant qui moulait sa petite main étaient bien attachés ; le velours noir du médaillon entourait gracieusement son cou ; ce petit ruban de velours était délicieux, et Kitty, en le regardant dans le miroir, en sentait tout le charme. Pour le reste on pouvait à la rigueur trouver à redire, mais le ruban de velours était au-dessus de toute critique.

En entrant au bal, Kitty lui adressa un sourire dans la glace. Sur ses épaules et ses bras nus elle sentait une fraîcheur marmoréenne et cette sensation lui était particulièrement agréable ; ses yeux brillaient ; ses lèvres roses souriaient involontairement ; elle sentait qu’elle était charmante.

À peine entrée dans le salon, et avant qu’elle n’ait eu le temps d’arriver jusqu’au groupe des dames toutes couvertes de tulle, de rubans, de velours et de dentelles, qui attendaient d’être invitées à danser, (Kitty ne restait jamais dans cette foule), quelqu’un vint l’inviter pour la valse ; c’était précisément le meilleur cavalier, le premier, selon la hiérarchie du bal, le célèbre directeur du cotillon, le chef du protocole mondain, le beau, l’élégant Georges Korsounskï, un homme marié, qui l’invitait. Après avoir quitté la comtesse Banina, avec laquelle il avait dansé le premier tour de valse, il jeta les yeux sur les quelques couples qui commençaient à danser, et aperçut Kitty qui entrait ; il accourut vers elle de cette allure particulière et aisée, exclusivement propre aux directeurs de cotillons, puis la saluant, sans même lui faire d’invitation, il arrondit son bras pour enlacer sa fine taille. Elle se retourna pour remettre à quelqu’un son éventail et ce fut la maîtresse du logis qui, en souriant, le lui prit.

— Vous avez eu raison de venir de bonne heure, dit-il en passant son bras autour d’elle. Je réprouve cette mode d’arriver toujours en retard.

Elle appuya sa main gauche sur son épaule, et ses petits pieds chaussés de rose, légèrement et en mesure, glissèrent sur le parquet brillant.

— On se repose en valsant avec vous, lui dit-il en faisant lentement les premiers tours de valse. C’est délicieux ! quelle légèreté et quelle précision, lui disait-il, répétant la phrase qu’il disait invariablement à presque toutes ses danseuses.

Ce compliment la fit sourire et, par-dessus l’épaule de son danseur, elle continua d’observer la salle. Elle n’était déjà plus la jeune fille qui paraît pour la première fois dans le monde et pour laquelle toutes les physionomies se confondent en une impression générale ; elle n’était pas encore non plus la jeune fille blasée, ennuyée de retrouver toujours, dans les bals, invariablement les mêmes têtes ; elle tenait le milieu entre les deux, si bien que tout en prenant du plaisir, elle observait avec calme.

À gauche de la salle, dans un coin, elle voyait se grouper l’élite de la société. Là se trouvaient la belle Lydie, la femme de Korsounskï, outrageusement décolletée, la maîtresse de la maison, et Krivine, qui, avec son crâne dénudé, était toujours au milieu de la plus brillante société.

Des jeunes gens jetaient des regards d’envie vers ce groupe privilégié, n’osant s’en approcher. Ce fut là que Kitty aperçut Stiva et, près de lui, Anna, toujours gracieuse, en robe de velours noir. Lui aussi était là. Kitty ne l’avait pas revu depuis qu’elle avait éconduit Lévine.

Elle le reconnut aussitôt, du plus loin qu’elle l’aperçut, et remarqua même qu’il la regardait.

— Faisons encore un tour ? Vous n’êtes pas fatiguée ? demanda Korsounskï un peu essoufflé.

— Non, merci.

— Où faut-il vous conduire ?

— Il me semble que madame Karénine est ici, conduisez-moi près d’elle.

— Volontiers.

Et Korsounskï se remit à valser en modérant le pas tout en se dirigeant vers le groupe du coin gauche de la salle en répétant : « Pardon, pardon, mesdames », et, en manœuvrant habilement entre les dentelles, les tulles et les rubans, sans accrocher le moindre duvet, il fit faire à sa dame un brusque demi-tour, si bien que la robe repliée en éventail couvrit les genoux de Krivine et laissa voir les jambes fines de Kitty moulées dans des bas à jours. Korsounskï la salua, se redressa et lui offrit la main pour la conduire à Anna Karénine. Kitty toute rouge débarrassa les genoux de Krivine de sa jupe et, se tournant un peu, chercha des yeux Anna. Celle-ci n’était pas en robe mauve comme se l’était imaginé Kitty, mais en robe de velours noir, très décolletée, laissant voir ses belles épaules, qui semblaient taillées dans de l’ivoire, sa poitrine, ses bras ronds, et ses fins poignets. Toute la robe était garnie de point de Venise. Sur ses cheveux noirs était posée sans prétention une petite guirlande de pensées, et un bouquet semblable attachait le ruban noir qui lui servait de ceinture. La coiffure était simple ; on remarquait seulement les petites boucles courtes de ses cheveux qui tombaient sur la nuque et les tempes ; elle avait au cou un collier de perles.

Kitty voyait Anna chaque jour et l’aimait ; mais elle se la représentait absolument en toilette mauve ; cependant, maintenant, en la voyant en noir, elle sentit qu’elle n’avait pas compris tout son charme ; elle lui apparaissait soudain sous un jour nouveau et tout à fait inattendu.

Elle comprit qu’Anna ne pouvait pas être en mauve et que son charme consistait précisément à rester toujours indépendante de sa toilette ; que la parure ne comptait pas pour elle, et que la robe noire avec la riche dentelle ne faisait que l’encadrer, mais que l’on ne voyait qu’elle, simple, naturelle, élégante, tout en étant gaie et pleine d’animation.

Elle se tenait comme toujours debout et droite, et quand Kitty s’approcha du groupe où elle se trouvait, elle parlait au maître de la maison, tenant la tête tournée vers lui.

— Ah ! je ne jetterai pas la première pierre, lui disait-elle, répondant sans doute à une question qu’il lui posait, bien que je ne comprenne pas… continua-t-elle en soulevant les épaules ; et, apercevant Kitty, elle l’accueillit aussitôt avec un sourire de tendre protection.

De ce rapide regard, particulier aux femmes, elle détailla la toilette de la jeune fille, et inclina légèrement la tête, faisant comprendre à Kitty qu’elle la trouvait très réussie et elle-même tout à fait en beauté.

— Vous faites votre entrée dans la salle en dansant, lui dit-elle.

— C’est une de mes plus fidèles danseuses, répondit Korsounskï, en saluant Anna Arkadiévna qu’il n’avait pas encore vue. Un bal où se trouve la princesse est toujours gai et animé ; un tour de valse, Anna Arkadiévna ? ajouta-t-il en s’inclinant.

— Vous vous connaissez donc ? demanda l’hôte.

— Qui ne connaissons-nous pas ? Ma femme et moi, nous sommes comme des loups blancs, tout le monde nous connaît, répondit Korsounskï. Un tour de valse, Anna Arkadiévna ?

— Je ne danse pas quand je puis m’en dispenser, dit-elle.

— Mais aujourd’hui vous ne pouvez pas, reprit Korsounskï.

À ce moment Vronskï s’approcha.

— Eh bien ! puisque aujourd’hui on ne peut se dispenser de danser, dansons, dit-elle en remarquant le salut de Vronskï ; et, rapidement, elle appuya sa main sur l’épaule de Korsounskï.

« Qu’a-t-elle contre lui ? » pensa Kitly remarquant qu’Anna, volontairement, n’avait pas répondu au salut de Vronskï.

Celui-ci s’approcha de Kitty, lui rappela sa promesse pour le premier quadrille et lui exprima ses regrets de n’avoir pas eu, depuis longtemps, le plaisir de la voir. Tout en lui parlant, Kitty regardait avec admiration valser Anna. Elle s’attendait à valser avec Vronskï, mais il ne l’invitait pas, et elle le regarda avec étonnement. Le jeune homme rougit et, hâtivement, l’invita ; mais à peine eut-il enlacé sa taille fine et fait les premiers pas, que la musique s’arrêta. Leurs visages étaient près l’un de l’autre, Kitty tourna vers lui son regard plein d’amour ; mais lui demeura impassible, et longtemps après ce jour elle fut obsédée par ce souvenir qui lui déchirait le cœur d’une honte ineffaçable.

— Pardon ! Pardon ! La valse ! La valse ! s’écria Korsounskï à l’autre bout de la salle et, enlaçant la première jeune fille qu’il rencontra, il se mit à danser.