Anna Karénine (trad. Bienstock)/V/32

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 17p. 214-218).


XXXII

Quand Vronskï rentra à l’hôtel, Anna n’était pas là. On lui dit que peu après son départ une dame était venue et qu’elles étaient sorties ensemble. Cette façon de s’absenter sans dire où elle allait et de n’être pas encore rentrée, cette sortie du matin, dont il ne connaissait pas le but, tout cela joint à son air agité, au ton dur dont elle lui avait retiré les photographies de son fils devant Iachvine, fit réfléchir Vronskï.

Il décida qu’une explication était nécessaire et il attendit Anna au salon. Elle ne rentra pas seule. Elle amenait une de ses tantes, une vieille fille, la princesse Oblonskï, qui était venue le matin et avec qui elle était allée faire des emplettes. Sans remarquer l’air anxieux et interrogateur de Vronskï, Anna se mit à raconter gaîment ce qu’elle avait acheté dans la matinée. Vronskï voyait qu’il se passait en elle quelque chose de particulier ; quand furtivement elle le regardait, il lisait une tension d’esprit dans ses yeux brillants, et dans ses paroles et ses mouvements il remarquait cette agitation fébrile, gracieuse, qui au commencement de leur union le charmait tant et maintenant le troublait et l’inquiétait.

Le couvert était mis pour quatre personnes ; on allait se mettre à table, lorsqu’on annonça Touchkévitch, de la part de la princesse Betsy avec une commission pour Anna.

La princesse Betsy s’excusait de n’être pas venue lui dire adieu ; elle priait Anna de venir la voir entre six heures et demie et neuf heures.

Vronskï regarda Anna à cette mention des heures qui montrait que toutes les précautions étaient prises pour qu’elle ne rencontrât personne ; Anna ne parut pas le remarquer.

— Je regrette infiniment de n’être pas libre entre six heures et demie et neuf heures, dit-elle avec un imperceptible sourire.

— La princesse le regrettera beaucoup.

— Moi aussi.

— Vous allez probablement entendre la Patti ? demanda Touchkévitch.

— La Patti ! C’est une idée ! J’irais certainement si je pouvais me procurer une loge.

— Je puis vous en avoir une, proposa Touchkévitch.

— Je vous en serais très obligée, dit Anna ; mais ne voulez-vous pas dîner avec nous ?

Vronskï haussa légèrement les épaules. Il ne comprenait rien à la façon d’agir d’Anna. Pourquoi avait-elle amené la vieille princesse, pourquoi gardait-elle Touchkévitch à dîner, et surtout pourquoi voulait-elle une loge ?

Pouvait-elle, dans sa position, aller entendre la Patti un jour d’abonnement, pour rencontrer là toutes les personnes qu’elle connaissait ? Il la regarda sérieusement, mais elle lui répondit par un regard provocant, railleur ou désespéré, dont il ne pouvait comprendre la signification. Pendant le dîner Anna fut très animée, et sembla faire des coquetteries tantôt à Touchkévitch, tantôt à Iachvine.

Quand ils sortirent de table, Touchkévitch partit chercher la loge et Iachvine descendit fumer avec Vronskï. Au bout d’un certain temps, celui-ci remonta. Anna était déjà en toilette de soie claire, décolletée, faite à Paris ; des dentelles de prix encadraient son visage et faisaient ressortir son éclatante beauté.

— Vous allez vraiment au théâtre ? lui dit-il, cherchant à ne pas la regarder.

— Pourquoi me le demandez-vous de cet air si effrayé ? répondit-elle, froissée de nouveau de ce qu’il ne la regardait pas. Je ne vois pas pourquoi je n’irais pas ?

Elle semblait ne pas comprendre la signification des mots.

— Évidemment, il n’y a aucune raison… dit-il en fronçant les sourcils.

— C’est précisément ce que je dis, fit-elle, ne voulant pas comprendre l’ironie de cette réponse, et mettant tranquillement un long gant parfumé.

— Anna, au nom du ciel ! qu’avez-vous ?… lui dit-il, comme le lui disait autrefois son mari.

— Je ne comprends pas ce que vous me voulez.

— Vous savez bien que vous ne pouvez pas y aller !

— Pourquoi ? Je n’y vais pas seule. La princesse Barbe est allée s’habiller, elle viendra avec moi.

Il leva les épaules, surpris et découragé.

— Ne savez-vous donc pas… commença-t-il.

— Mais je ne veux rien savoir ! dit-elle presque criant. Je ne le veux pas… Je ne me repens en rien de ce que j’ai fait. Non, non, non ; et si c’était à recommencer, je ferais la même chose. Il n’y a qu’une chose importante pour vous et moi, c’est de savoir si nous nous aimons. Le reste ne compte pas. Pourquoi vivons-nous ici séparés et ne nous voyons-nous pas ? Pourquoi ne puis-je aller au théâtre ? Je t’aime et tout m’est égal, si tu n’as pas changé à mon égard, dit-elle en russe avec un éclat particulier du regard incompréhensible pour lui. Pourquoi ne me regardes-tu pas ?

Il la regarda. Il vit la beauté de son visage et de sa toilette qui lui allait si bien ; mais cette beauté et cette élégance maintenant l’irritaient.

— Mes sentiments ne sauraient changer, vous le savez ; mais je vous supplie de n’y pas aller, lui dit-il, de nouveau en français, le regard froid mais la voix suppliante.

Elle n’entendit pas ses paroles et ne remarqua que le regard. Elle répondit très irritée :

— Et moi, je vous prie de m’expliquer pourquoi je ne dois pas sortir ?

— Parce que cela peut vous attirer des… Il se troubla.

— Je ne comprends pas. Touchkévitch n’est pas compromettant et la princesse Barbe n’est pas plus mal qu’une autre. Ah ! la voici !