Anna Rose-Tree/Lettre 28

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Veuve Duchesne (p. 157-160).


XXVIIIme LETTRE.

Anna Rose-Tree,
à Émilie Ridge ;
à Break-of-Day.

Assurément, ma chère, il y a quelque choſe d’incompréhenſible dans la nouvelle que vous m’avez mandée. Deux jours avant de recevoir votre Lettre, Lady Stanhope avoit écrit à ma Grand-maman. Sa Lettre eſt datée de Pretty-Lilly. Je ne vois pas de poſſibilité qu’elle puiſſe ſe trouver en même temps dans deux lieux différens. Ainſi, mon Amie, votre Compagne a voulu vous tromper, ou bien, elle l’eſt elle-même par les apparences. Vous me peignez le caractère du Jeune homme ; il reſſemble parfaitement à celui d’Edward Stanhope. Vous allez juger par le portrait de ſa Perſonne ſi c’eſt effectivement lui. Sa taille eſt moyenne, & fort bien priſe, il eſt blond, fort blanc, aſſez haut en couleur, il a les dents jolies ; les yeux petits, mais expreſſifs. Sa Mère marque à Mylady Green qu’elle n’en a aucune nouvelle. Elle en témoigne beaucoup d’inquiétude, & prie mon Grand-papa de faire ſur lui quelques informations à Londres. Ne pourriez-vous ſavoir, ma chère Émilie, ſi Miſs Betſy eſt depuis long-temps à la Penſion de ***. J’ai fait part à Mylady de l’article qui concerne cette étrange aventure. Elle vous engage à prendre de nouveaux éclairciſſemens : la curioſité n’y a aucune part ; ſon amitié pour la Famille Stanhope en eſt la ſeule raiſon.

Il eſt bien heureux, ma chère Amie, que Mylord Clarck ait été averti à temps des manœuvres qu’on tramoit ſourdement pour le perdre. Je ne m’explique pas ſur la conduite de Mylady Ridge. Je crains d’en trop dire ou de n’en pas dire aſſez. Miſs Fanny a fait une brillante conquête. Le Lord Bukingham ne la quitte preſque jamais : votre Mère en eſt aux Anges. Cependant comme la frivolité de Bukingham eſt connue, on eſt étonné que Mylady Ridge ſouffre une aſſiduité qui n’aboutira qu’à donner des ridicules à ſa Fille, & peut-être à la déshonorer. Car le Cavalier n’eſt pas renommé pour être délicat ſur le choix des moyens qui rempliſſent ſes déſirs. Au reſte, ma chère Émilie, je ne ſuis ici que l’écho du Public, & il ne faut pas toujours s’en rapporter à lui : il eſt prudent d’appeler quelquefois de ſon jugement.

J’ai conçu pour l’excellente Miſtreſs Bertaw la plus profonde eſtime, & la plus tendre amitié ; elle a des égards pour vous ; elle vous traite avec douceur : je conſerverai toute ma vie le ſouvenir de ſes procédés, & mon cœur en ſera éternellement reconnoiſſant. Un eſpace conſidérable vous ſépare de celui à qui vous avez accordé quelque préférence : vous êtes à plaindre, ſans doute, mais il vous eſt permis de concevoir de l’eſpoir : quelqu’éloigné qu’il ſoit, il peut un jour ſe réaliſer. Mais moi ! Ô mon Émilie ! Depuis long-temps je garde le ſilence ; je l’impoſe même à mes ſentimens ; cependant mon inclination n’a rien perdu de ſon activité : j’aime toujours avec la même ardeur. Hélas ! le temps ne fait qu’accroître mes tourmens. Celui qui les cauſe n’eſt pas plus heureux ; j’en ai la certitude par lui-même. Une Lettre qu’il a gliſſée adroitement parmi des fleurs qu’on nous a envoyées de Break-of-Day, a confirmé mon incertitude ſur ſon ſouvenir. Je vous envoye la copie, l’original a trouvé ſa place à côté de mon cœur. Cette précieuſe Lettre eſt la confidence de ma tendreſſe, elle eſt témoin des pleurs que je répands à ſa lecture ; elle irrite & calme mes peines. Ma poſition eſt affreuſe, & je n’y vois de terme que la mort. Adieu, ma tendre Amie, vous n’aurez de moi aujourd’hui aucuns détails, le ſujet que je viens d’ébaucher abſorbe toute autre idée. Je n’en ſuis pas moins pour la vie votre dévouée

Anna Rose-Tree.
De Londres, ce … 17