Anna Rose-Tree/Lettre 32

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Veuve Duchesne (p. 175-180).


XXXIIme LETTRE.

Betsy Goodness,
à ſa Mère.

Tout eſt perdu, ma chère bonne ; l’oiſeau s’eſt échappé. Nos démarches ſont ſans ſuccès : il ne nous reſtera que la honte d’avoir été dupes de celui que nous voulions tromper. Stanhope eſt heureux, & je ne ſuis plus l’objet de ſes préférences. Une autre le tient dans ſes chaînes. Mais malheur à tous les deux ! j’ai les moyens de me venger. Je ſuis bien ſûre que Maman approuvera mes deſſeins ; puiſque nos projets ont échoué, nous n’avons rien à ménager. Je regrette moins la perſonne du Lord, que ſes titres & ſa fortune ; c’eſt de ces derniers dont j’étois extrêmement épriſe. Ce ſont eux qui nous ont engagées à faire divorce pour quelque temps avec notre vie accoutumée : ce ſont eux qui nous ont décidées à nous ſéparer : Nous voilà retombées dans notre premier état : cela eſt aſſez fâcheux, après s’être bercé la tête de tant d’idées de grandeur. Le pis, c’eſt qu’il nous en coûte beaucoup d’argent en pure perte. Mais la vengeance que je médite me dédommagera.

Voici les détails de ma diſgrace. Stanhope m’aimoit beaucoup, & je l’avois amené au point de déſirer notre union comme moi-même : il me viſitoit ſouvent ; il vit une de nos Penſionnaires, Fille aſſez jolie, & en devint amoureux. Je m’en apperçus dans l’inſtant, & lui en fis des reproches. Il nia, & me répéta la demande d’aller chez lui pour convenir des choſes néceſſaires à notre mariage. Après avoir long-temps éludé, je crus augmenter ſon attachement en cédant à ſes prières. Je m’échappai adroitement un ſoir de la Penſion. Je le trouvai ſi tendre, ſi preſſant ; il me jura avec un air de ſi bonne foi, qu’il n’attendoit pour m’épouſer que le retour d’un de ſes gens qui étoit allé à Londres chercher tout ce qu’il nous falloit, que je conſentis à ſatisfaire ſes déſirs. Il me ramena lui-même, & par le moyen de la Fille que j’avois gagnée, mon abſence ne fut point apperçue. Je le revis le lendemain : ma Compagne étoit encore avec moi. Tous les regards de mon Amant furent pour elle, je n’obtins pas la plus légère attention. J’en eus du dépit, & je le lui témoignai ; je fis plus : je lui écrivis une Lettre pleine de reproches. Il eut l’audace de me répondre qu’il ne m’aimoit plus, qu’il étoit trop ſincère pour m’en impoſer plus long-temps (Le ſcélérat ! choiſir pour un pareil aveu, le lendemain de…). Qu’il n’avoit pu voir la charmante Émilie (c’eſt le nom de la Penſionnaire) ſans en perdre la tête : qu’il me rendoit ma parole, qu’il reprenoit la ſienne, & qu’il me prioit d’excuſer un changement qui n’avoit pas dépendu de lui. Concevez-vous l’inſolence d’un pareil verbiage. Je ripoſtai par une Lettre. Il n’y fit point de réponſe ; mais il chargea le même envoyé d’un Billet pour Émilie. On le lui rendit devant moi ; elle fut le porter, avant de l’ouvrir, à la Maîtreſſe. Je ne ſais quelle réponſe elles y firent ; mais le lendemain Mylord les fit demander toutes deux. Pendant leur abſence, je m’approchai d’une jeune perſonne, l’Amie de Miſtreſs Bertaw. Je lui fis quelques queſtions ſur Émilie. — C’eſt, me dit-elle, une jeune Perſonne bien aimable & bien malheureuſe. — Malheureuſe ! Oh ! je ne trouve pas ça, moi. — Vous m’excuſerez, puiſqu’elle eſt déteſtée de ſes Parens. — Je ne me ſouviens plus de ſon nom de famille, elle eſt bien née, n’eſt-ce pas, Miſs. — Parfaitement bien. C’eſt la Fille de Mylord Ridge. — Ah ! oui, & ſa Mère habite Londres ? ſûrement un quartier opulent, une belle maiſon ? — Elle loge en Mortimer-Street[1]. — Vous avez raiſon : je n’ai pas du tout de mémoire, elle me l’a pourtant dit ſouvent. Par quel haſard donc n’eſt-elle pas dans une Penſion à Londres ? — Mylady Ridge voudroit la ſavoir encore plus loin d’elle.

J’allois en apprendre davantage, mais Miſtreſs Bertaw arriva, & fit ceſſer notre converſation. Étonnée de la voir ſeule, je voulus ſavoir ſi Émilie étoit reſtée avec Mylord. Je montai dans ſa chambre, elle venoit d’y rentrer. Ma vue parut la chagriner, j’en étois ravie. — Qu’avez-vous, ma chère, vous ſemblez bien triſte ? — Moi ! point du tout, Miſs ; mais j’ai une migraine affreuſe, & j’allois me coucher quand vous êtes entrée : je vous prie de trouver bon que je le faſſe. — Très-volontiers : je vous aiderai même à vous déshabiller. — Je vous remercie, Miſs ; mon obſtination à reſter, augmenta ſon embarras ; dès qu’elle fut au lit, je lui dis en ſouriant : — Convenez, Émilie, que Mylord Stanhope eſt vraiment aimable — Je crois, Miſs, que je vous ai dit ce que je penſe ſur ſon compte. Je préſumois que vous aviez changé de ſentiment…… ? mais vous vous endormez ; adieu, Émilie, prenez du repos, votre migraine paſſera.

Je me retirois à ſa grande ſatisfaction. Je voulus encore eſſayer de ramener Stanhope. Je lui écrivis avec modération. Ma Lettre étoit tendre, paſſionnée : je perdis mon éloquence. On me répondit que je faiſois des démarches inutiles, que le parti étoit décidément pris. Il faut donc auſſi prendre le mien. Le voici ; vous trouverez, ma chère bonne, deux Lettres inſérées dans celle-ci : vous en porterez une vous-même à Mylady Ridge, ſa lecture vous inſtruira de ce que vous devez dire. L’intérêt que vous prenez à la réputation d’une Dame auſſi reſpectable, vous engagera à ne pas différer à l’inſtruire du déſordre de ſa Fille, &c… Vous ferez mettre l’autre à la poſte, après l’avoir fait copier par un Ecrivain, afin que l’écriture ſoit correcte ; après cette expédition, vous viendrez me chercher, car il eſt inutile que je perde ici mon temps davantage, je ſaurai l’employer ailleurs plus utilement, & moins triſtement. En vous attendant je jouirai d’avance du plaiſir de nuire à ma rivale, & de la ravir à ſon Amant. Adieu, Maman, vous connoiſſez mon attachement pour vous.

Betsy Goodness.
De … ce … 17
  1. Rue de Londres.