Anna Rose-Tree/Lettre 31

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Veuve Duchesne (p. 167-175).


XXXIme LETTRE.

Sir Edward Stanhope,
à Sir Augustin Buckingham ;
à Londres.

N’es-tu pas en peine de moi, mon cher Auguſtin ? Mon éclipſe a dû te ſurprendre. On ne quitte pas la réſidence ordinaire des plaiſirs ſans de grandes raiſons : J’en avois pour venir ici, j’en ai de plus fortes pour y reſter. Je cours deux lièvres à la fois ; plaiſe à Dieu que proverbe ne puiſſe m’être appliqué ! Je ſuis ſûr d’un en quelque façon, & c’eſt celui dont je me ſoucie le moins : mais l’autre ! Ah ! mon Ami ! repréſente-toi la jeuneſſe d’Hébé, la nobleſſe de Minerve, la beauté de Vénus, & tu n’auras qu’une idée des charmes de la divinité dont je ſuis ridiculement épris. Je dis ridiculement, parce qu’il faut en amour, comme en toute autre choſe, conſerver la ſaine raiſon, pour combiner les évènemens, & n’en être jamais dupe. Juſte ciel ! s’écrie ſûrement le frivole Auguſtin, voilà de la morale. Au fait, mon Ami, &, ſurtout, grâce des réflexions, au fait donc : je te préviens pourtant que ma narration ſera longue, c’eſt une hiſtoire que tu vas lire : mais comme j’ai fait un peu de diverſion à la ſtricte honnêteté, tu m’écouteras avec plaiſir. Tu verras d’ailleurs que j’ai parfaitement ſuivi tes conſeils.

Trois mois après mon arrivée à Londres, où j’étois venu, comme tu ſais, pour éviter le Sacrement de Mariage que l’on vouloit me faire contracter avec une très-jolie Miſs que j’aurois trouvée fort à mon gré, s’il n’avoit pas été queſtion d’épouſer (mais j’ai eu toute ma vie de l’antipathie pour ces ſortes d’engagemens) ; à ton exemple, je donnois à corps perdu dans tous les travers poſſibles. Une petite Marchande de Modes dont j’avois grande envie, me rendoit très-aſſidu dans la Boutique de ſa Maîtreſſe. Deux Femmes y vinrent un jour faire des emplettes. C’étoient la Mère & la Fille. La première encore jeune & fraîche, ne le cédoit en beauté qu’à ſa Fille, la plus charmante créature qu’on puiſſe jamais rencontrer. Sa taille, ſurtout, me ſéduiſit entiérement. Je leur adreſſai la parole, on me répondit poliment. Je demandai la permiſſion de faire ma cour, on oppoſa quelques difficultés que je levai ſans peine. Enfin je fis ma première viſite : elles logeoient en appartement garni. La Mère ſe dit Veuve d’un Officier. — Des affaires d’intérêts, me dit-elle, m’ont attirée à Londres, où je ne compte pas faire un long ſéjour. Mylady, ma Belle-ſœur, m’a fort recommandé de reſter peu de temps.

Peu m’importoit leur naiſſance, ainſi j’eus l’air de croire tout ce qu’on vouloit me perſuader, & je ne demandai pas même le nom de Mylady, la Belle-ſœur qu’on m’avoit citée avec une eſpèce d’affectation. Je ne m’informai même pas du lieu où elle réſidoit. Je revins ſouvent. La petite ne tarda pas à me faire l’aveu de l’amour que je lui avois inſpiré ; j’en avois même déjà obtenu quelques légères faveurs, lorſqu’il plut à Miſtreſs Goodneſs (c’eſt le nom de la Veuve) de trouver mes viſites trop fréquentes. Pour la première fois on s’inquiéta du Public : la jeune Betſy me fit entendre que ſi mes vues tendoient au mariage, je pouvois en parler à ſa Mère, que ma demande ſeroit ſûrement accueillie. Tu connois ma façon de penſer : juge comme je dus recevoir le conſeil de Miſs Goodneſs. Je lui répondis ſans détour que je n’étois pas maître de diſpoſer de ma main. Ma ſincérité ne parut pas la choquer. Sa Mère uſa de moins de ménagement : ſa porte me fut fermée. Betſy me fit parvenir une Lettre. Elle me marquoit que ſa Mère la traitoit avec la plus grande rigueur. Je l’engageai à venir chez moi, & lui promis de lui donner mon cœur & ma fortune au défaut de ma main. Je fus huit jours ſans en entendre parler : le neuvième je me préſente chez la Mère ; on me laiſſe entrer ; Miſs Goodneſs étoit ſeule, & ſans autre préambule elle m’annonça qu’elle s’étoit ſéparée de ſa Fille. Je reſtai interdit de cette nouvelle inattendue : elle n’eut pas l’air de s’en appercevoir, & continua de m’en entretenir. Je ne tardai pas à me retirer. Je fus pluſieurs jours à m’occuper de cette aventure, dont je commençois à me conſoler, lorſque je reçus une Lettre de Betſy. Elle me mandoit que Miſtreſs Goodneſs l’avoit enfermée dans ſa chambre pendant deux fois vingt-quatre heures, ſans ſouffrir qu’elle vit perſonne, & qu’enſuite elle l’avoit conduite elle-même dans une Penſion à ***, où elle étoit depuis deux jours : que ſa Mère, en la quittant, l’avoit beaucoup maltraitée ; qu’elle avoit déjà ſu gagner une des Servantes qui avoit bien voulu ſe charger de mettre ſa Lettre à la poſte, & que ſi je conſervois de l’amour pour elle, je ne tarderois pas à me rendre à ***. Il lui étoit permis, ajoutoit-elle, de recevoir des viſites, mais que pour écarter tous ſoupçons elle m’engageoit à me faire accompagner par une Femme de bonne mine que je nommerois ma Mère, & qu’en ſuppoſant que j’avois dans la Ville un Parent chez qui je venois paſſer quelques mois, nous pourrions jouir ſans inquiétude du plaiſir de nous voir. Pour une jeune innocente, voilà, dis-je, en moi-même, une Commère qui entend aſſez bien une intrigue.

La Mère de mon Valet de confiance fut parée le lendemain. J’avois ordonné qu’on n’épargnat rien pour la rendre brillante. On l’emballa dans une chaiſe, & elle fut m’attendre à une Auberge des environs de *** ; je ne tardai pas à la rejoindre, elle monta dans mon carroſſe, & nous fîmes notre entrée dans la Ville. Le Fils de ma Mère d’emprunt nous avoit fait préparer une maiſon. Je m’étois juſque-là fort peu occupé de ma compagne : alors elle me parut d’une imbécillité criante. La pauvre Femme avoit le déſir de bien faire la Dame d’importance ; mais je vis dans l’inſtant qu’elle ne pourroit faire & dire que des ſottiſes. Il fallut pourtant la produire. Après avoir prévenu Betſy de mon arrivée, je me préſente à la Penſion avec Mylady Stanhope (tu juges qu’ils fallut la nommer ainſi) ; la Maîtreſſe de Penſion vint avec Miſs Goodneſs ; j’avois recommandé à la Perry (c’eſt ma Mère) de ne parler qu’à la dernière extrémité. On eut pour elle les plus grands égards. Les trois premières viſites ſe paſſèrent à merveille ; mais à la quatrième Betſy fut accompagnée par une Penſionnaire jolie comme un Ange, & méchante comme un Diable. Le maſque découvrit dans l’inſtant notre tromperie : je le démêlai parfaitement à ſon air malin, lorſque ma Mère s’aviſa de dire une bêtiſe ; ce qui lui arrivoit toutes les fois qu’elle ouvroit la bouche. — Il eſt bien plus aiſé, Mylord, de faire une ſauce que la converſation, me diſoit la Perry. Tu ſais maintenant dans quel rang j’ai choiſi ma Mère. Conviens auſſi qu’il eſt infiniment commode d’avoir en voyage de ces Gens qui vous ſervent à plus d’un uſage. Pour en revenir à mon objet, je te dirai que je me ſentis un goût décidé pour la fine mouche. Une Lettre que je reçus de Betſy m’apprit que mon mérite avoit manqué ſon coup aux yeux d’Émilie Ridge (c’eſt le nom de mon amour) ; nouvel aiguillon pour mes déſirs. Il faut, me dis-je, apprivoiſer ce joli petit Lion. Depuis ſix jours je perſécutois Betſy de ſortir pour quelques heures, & de venir chez moi. Elle éludoit toujours : pour céder à ſes inſtances, j’avois eu l’air de faire partir un Homme pour aller chercher à Londres tout ce qui étoit néceſſaire pour notre mariage (car elle a la fureur d’épouſer), comme agent d’abord, & puis un Miniſtre de ma connoiſſance (Notre union doit ſe faire à l’inſu de mes Parens). Tu juges combien je dois rire des prétentions folles de cette Fille, qui témoigne la plus grande impatience du retard du Valet, le pauvre Garçon n’a pas bougé de… Si je la décidois à venir chez moi, j’en ferois au plus vîte…… quoi ! ta Femme ! & non, butor, ma Maîtreſſe. Cependant depuis que j’ai vu Émilie, je ſuis moins ardent, moins preſſant. Betſy s’aviſe de jalouſer cette divine Perſonne. Il eſt vrai qu’il eſt impoſſible d’avoir plus de beauté & d’eſprit ; mais elle eſt maligne, je le répète, comme un vrai lutin. Hier elle mit ma Mère dans le plus grand embarras : je voulus prendre ſon parti, & plaiſanter Émilie, mais, par ma foi, ce fut elle qui me mortifia. J’en conçus même un peu d’humeur, & je le témoignai aſſez énergiquement à ma Mère en ſortant. La pauvre Femme ſe mit à pleurer, & me promit de ne jamais dire un mot, puiſqu’elle ne réuſſiſſoit qu’à faire rire à ſes dépens.

Voilà, mon Ami, où en ſont mes affaires d’amour. Je ne ſais trop comment tout cela tournera ; mais s’il faut renoncer à Émilie, je ne m’en conſolerai pas, & tu apprendras que le déſeſpoir a détruit les beaux jours

d’Edward Stanhope.
De … ce … 17

P. S. Je joins ici une Lettre[1] que je te prie de faire mettre à la Poſte à Londres ; elle eſt pour Pretty-Lilly, où l’on doit être fort en peine ſur mon compte.


  1. Cette Lettre n’avoit rien d’intéreſſant pour le Lecteur.