Anna Rose-Tree/Lettre 70

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Veuve Duchesne (p. 61-66).


LXXme LETTRE.

Émilie Ridge,
à Anna Rose-Tree ;
à Pretty-Lilly.


Vous avez deviné, ma chère, la cauſe de la maladie d’Alexandrine. Je me ſuis rendue à Paris, comme je vous l’avois mandé ; loin de me ſavoir bon gré de ma viſite, la jeune Dubois m’a reçu avec froideur & indifférence, & il me fut aiſé de voir que ma préſence l’importunoit. Je reſtai peu de temps avec elle, & je m’en revins à Saint-Germain aſſez affligée de ſon étrange réception. Mylady, à qui je ne cachai pas cette circonſtance, en parut auſſi ſurpriſe que moi : nous en parlions encore deux jours après, lorſqu’on vint nous annoncer Madame Dubois. Je viens, dit-elle, à Mylady, vous prier de me rendre ma Fille. La pauvre Enfant ſe meurt, ſi vous n’avez pitié d’elle. — Hélas ! Madame, je voudrois avoir le pouvoir que vous me ſuppoſez, mais je ne devine pas comment…… Un moment, mylady, daignez m’écouter juſqu’au bout. Alexandrine aime votre Fils ; voilà le ſecret de ſon cœur que j’ai ſurpris hier dans un inſtant de délire. Je me rends juſtice, elle n’eſt point aſſez fortunée pour eſpérer vous appartenir ; mais il faut m’aider à la tromper. Si Mylord venoit la voir, s’il lui marquoit de l’amitié, je ne perdrois pas mon Enfant : elle s’apperçut que Mylord Clemency, qui étoit témoin, ne ſembloit pas diſpoſé à lui donner la ſatisfaction qu’elle déſiroit. — Par grâce, Mylord, acquieſcez à ma prière ; voyez à vos genoux une Mère éplorée (en effet elle s’y mit) ; ſi vous me refuſez, je n’ai plus d’eſpoir. Monſieur Wiſdom ſe joignit à elle, je priai auſſi avec inſtance. — Eh bien ! dit enfin le Fils de ma bienfaitrice, je conſens à ce que vous exigez de moi, mais à condition que vous m’accompagnerez tous. Monſieur Wiſdom vouloit s’en diſpenſer, mais il céda à nos prières. Dans l’inſtant les voitures furent prêtes. En moins de deux heures nous arrivâmes à Paris. Madame Dubois entra d’abord ſeule dans la chambre de ſa Fille ; quand elle lui eut annoncé notre viſite avec précaution, elle nous fit prier d’entrer. — Que vous êtes bonne, Mylady, de venir me voir ! Je n’attendois pas cette attention. — Croyez, ma chère Alexandrine, que nous avons pris la plus grande part à votre état : mon Fils en eſt vivement affecté. — Mylord, dit la malade d’une voix foible, je ne croyois pas qu’il daignoit s’occuper de moi. Comme Mylord ne répondoit pas, je m’approchai de lui. — Dites-lui donc quelques mots de conſolation. Il me fixe une minute. — Vous me conſeillez donc de lui faire croire que je l’ai diſtinguée. — Aſſurément, puiſqu’il s’agit de la ſauver. Il ſe rend auprès du lit. — Je vous jure, Mademoiſelle, que je fais des vœux bien ſincères pour votre rétabliſſement. — Mylord, ma reconnoiſſance…… Ce jour eſt le plus beau de ma vie. Quoi ! vous avez ſongé à l’infortunée Alexandrine ? Cette aſſurance me comble de joie…… mais… je meurs. Effectivement, elle perdit tout ſentiment, nous la crûmes morte. Madame Dubois gémiſſoit ; Joſephine s’apperçut que ce n’étoit qu’une foibleſſe : peu d’inſtans après la malade ouvrit les yeux. Ils cherchèrent d’abord Mylord Clemency. Une rougeur ſubite couvrit tout ſon viſage en le fixant. Le Médecin, qui entra en ce moment, trouva du mieux, le poulx n’annonçoit que de l’agitation. Il l’engagea à prendre un léger potage qui produiſit un grand bien. Depuis huit jours elle n’avoit avalé que du bouillon, parce qu’elle diſoit que toute autre nourriture lui faiſoit mal à l’eſtomac. Cette diète l’avoit réduite à un état de foibleſſe qui hâtoit ſa fin. — Me refuſez-vous, lui dit Mylord, de recevoir ce ſoulagement de ma main. — Vos déſirs, répondit-elle, ſont des lois pour moi ; elle mangea le potage. Ce reſtaurant lui rendit ſes forces ; nous la quittâmes au bout de trois heures, avec promeſſe de la voir une fois la ſemaine, mais à condition qu’elle feroit ce qu’on exigeroit d’elle pour ſa prompte guériſon. Nous lui avons tenu parole. Hier, nous la trouvâmes levée. À une petite foibleſſe près, elle eſt totalement hors d’affaire. Mylord aſſure qu’il n’y retournera plus. — Elle eſt guérie, que me veut-on encore, dit-il, avec chagrin ? Je ne puis ſoutenir le perſonnage forcé qu’on me fait faire. Monſieur Wiſdom a beau lui dire qu’il eſt bien heureux d’être aimé d’une auſſi jolie Perſonne, il aſſure que c’eſt un malheur de plus attaché à ſon exiſtence. — Si mon Fils avoit de l’inclination pour Alexandrine, me diſoit il y a quelques jours Mylady, je ne m’oppoſerois pas à cette union. La jeune Perſonne eſt bien née, & je la trouve parfaitement bien élevée. Une pareille façon de penſer eſt digne de ma reſpectable Maîtreſſe ; mais je ne crois pas que Mylord ſoit diſpoſé à profiter en cette occaſion de la condeſcendance de ſa Mère. Monſieur Wiſdom n’a pas vu la Fille aînée de Madame Dubois avec la même indifférence que ſon Ami (c’eſt le titre que lui donne Mylord), car il en parle ſouvent, & lui rend la juſtice qu’elle mérite à tous égards. On m’a remis votre Lettre ce matin, ma chère Anna : la mort inattendue d’Edward eſt bien faite pour cauſer une violente peine à ſes Parens ; il eſt, en effet, cruel de perdre un Fils unique tendrement chéri, & de pouvoir s’accuſer d’avoir cauſé ſa mort par trop de rigueur. Il eſt tant d’autres moyens pour ramener un cœur égaré : Il étoit amoureux, eſt-ce donc un crime d’être ſenſible ? Pauvre Edward ! je plains bien ſincérement l’infortunée à qui il faiſoit la cour. Sûrement elle l’aimoit, elle perd ſon Amant, &, ſans doute, ſa réputation ; car il paroît que cette intrigue eſt ſue de tous les environs.

Voilà donc Andrew métamorphoſé en Secrétaire ; ce commencement de bonheur lui en promet bien d’autres. Votre perſévérance à l’aimer m’effraye pour l’avenir ; ſi vous étiez aſſez imprudente pour concevoir de l’eſpérance, je vous plaindrois, mon Amie. Le nouvel état de ce Jeune-homme, quoique fort au deſſus de ce qu’il devoit prétendre, ne le rapproche pas de vous. L’intervalle eſt toujours le même ; peſez tout ce que je viens de dire, & ſoyez ſans ceſſe ſur vos gardes. Si d’autre que l’indulgente Mylady Green formoit quelques ſoupçons, combien vous ſeriez malheureuſe ! Pardonnez à mon amitié des conſeils que la raiſon lui dicte. Adieu, ma chère Anna. Mon attachement pour vous eſt invariable.

Émilie Ridge.

De Saint-Germain-en-Laye, ce … 17